« Non seulement on absout la Cia, mais on revendique
son impunité »
Comment répondez-vous aux accusations de Bellinger ?
Il dit que le rapport est déséquilibré,
fait sans application, et pas juste, mais ne répond pas sur ce qui est
écrit dans mon rapport : il ne dit pas ce qu' il pense des
21 cas de rendition (extraordinary rendition, terme conservé en anglais
par les journalistes italiens, signifie remise, consigne, livraison, de personnes
enlevées, à un pays tiers, ici l’Egypte, où ces personnes
sont généralement emprisonnées et torturées, NDT),
que nous avons scrupuleusement reconstruits, des récits des 200 témoins,
des documents de travail qui témoignent de l’activité clandestine
et illégale de la Cia en Europe, des opérations couvertes, faites
en violation totale des lois et des conventions internationales. Je voudrais
comprendre quelle est l’évaluation du Département d’état
sur ce sujet. Je ne voudrais pas que, de leur point de vue, les opérations
justes, soignées et équilibrées ne soient que celles que
nous appelons nous rendition. Je soupçonne que leur lecture des activités
de la Cia est non seulement une absolution mais aussi une revendication, comme
pour dire que cela « est » la façon de combattre
le terrorisme : en passant par-dessus le droit international, en créant
une deuxième voie pour les accusés de terrorisme, en réduisant
à zéro les procédures judiciaires légales et les
garanties processuelles pour les suspects, et en prétendant avoir sur
cela une couverture légale totale ou une délégation entière
de la part des gouvernements alliés. Le fait que quelqu' un leur
dit que ça ne fonctionne pas, ou du moins que ça ne fonctionne
pas en Europe, leur fait probablement un peu bizarre.
Mais à part ta réaction et celle de quelques
autres eurodéputés ou ONG, en Europe, c’est le silence.
Les gouvernements se taisent, regardent ailleurs, sont bâillonnés
et aveugles là-dessus depuis des années. Ils se sont tus pendant
les années de l’impunité absolue et manifeste, les années
où les rendition se faisaient au grand jour et où les aéroports
étaient des lieux de transit ordinaire pour la Cia, ces années
où les prisons clandestines, bonnes à stocker les détenus
avant de les envoyer en Egypte ou en Syrie, étaient organisées
dans les aéroports européens. Mais c’est aussi le silence
qui a accompagné l’année de travail de notre Commission.
Au début, on pouvait lire dans ce silence un désintérêt,
un agacement, puis de façon croissante, un embarras, un malaise et ensuite
le besoin de se taire face à la demande d’explication et de cohérence
qui arrive de notre commission. Cette question même qui est posée
au gouvernement italien sur le cas Abou Omar.
Il y a ensuite ce saut qualitatif qui est fait par la presse
Us. Le Wall Street Journal et le Washington Post demandent l’application
d’un droit nord-américain à agir contre le Parquet de Milan
et quiconque enquête ou entrave les opérations de la Cia….
Si je devais choisir entre protéger le directeur des
services secrets Pollari ou l’autonomie du procureur Spataro (qui a demandé
l’inculpation des agents de la Cia, NDT), je n’aurais aucun doute
sur le côté où je me rangerais. Au contraire, Spataro est
en quelque sorte renvoyé devant la Cour constitutionnelle et Pollari
est récompensé par une place de consultant à Palazzo Chigi
(siège de la présidence du Conseil, NDT). Le problème est
en amont, il réside dans une sorte de droit revendiqué à
l’impunité dans la lutte contre le terrorisme parce qu' il
s’agit avant tout d’une guerre étasunienne et parce que ce
sont eux qui ont payé le prix le plus fort. En un certain sens ils ont
raison, à cause des 3.000 morts des Tours Jumelles, mais ils ne sont
pas d’accord avec sa conséquence juridique : en Sicile aussi
nous avons eu plus de 3.000 morts de mafia mais personne n’a jamais songé
à y établir un droit à l’exception (oui, pendant
le régime fasciste, NDT), à la suppression des garanties processuelles.
Bellinger a dit au contraire que ce conflit a rendu inutilisable le droit international
et une bonne partie des traités internationaux.
Ça ressemble aussi à des termes qui voudraient
intimider les gouvernements alliés et bloquer les enquêtes.
Plus de la dissuasion que de l’intimidation. L’Italie
a retiré ses troupes d’Irak, une bonne et juste chose, et maintenant
ils nous font comprendre qu' il serait inutile d’ajouter d’autres
gestes hostiles, comme la demande d’extradition pour les agents de la
Cia. Je lis dans le silence italien l’embarras de ceux qui ont des difficultés
à ajouter d’autres éléments de conflictualité
politique avec les Usa. Sur le plan politique ce malaise peut se comprendre,
mais pas se justifier, parce que nous nous trouvons face à une violation
des lois italiennes, à une opération illégale de soustraction
à la justice italienne ; mais nous sommes surtout devant une tentative
de légitimer l’impunité dans la lutte contre le terrorisme.
Edition de vendredi 2 mars 2007 de il manifesto http://www.ilmanifesto.it:Quotidiano-archivio-02-Marzo-2007/art23.html
Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio
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