Belgique : La régionalisation, un écran de fumée
pour faire passer les idées néo-libérales
Anne Demelenne
David Pestieau
12-09-2007
Solidaire: En tant
que secrétaire générale d’un syndicat national et
bilingue, comptant plus de 1,3 million de membres, quel regard portez-vous sur
la situation actuelle où partis francophones et flamands s’affrontent
pour une nouvelle réforme de l’Etat ?
Anne Demelenne. Au
niveau syndical, on tient le même (type de) langage au nord, au centre
et au sud du pays. Dans les années 60, il y a eu toutes sortes d’évolutions,
mais elles tenaient compte de certaines réalités et maintenaient
une solidarité entre les personnes.Désormais, il s’agit
de tout autre chose. Et la FGTB, elle, souhaite se baser sur les attentes des
travailleurs. De quoi ont-ils besoin ? Ils ont besoin de négociations
salariales qui restent à un niveau fédéral, sans concurrence
entre eux. Ils ont besoin, s’ils sont sans emploi ou malades, d’allocations
sociales décentes.
La solidarité interpersonnelle, base de la sécurité sociale,
est essentielle et elle a été construite sur une base fédérale.
Et doit rester comme telle. Même chose pour le droit du travail. Ce serait
aberrant pour des entreprises multisièges, présentes dans plusieurs
régions du pays, de pratiquer des salaires différents, des conditions
de travail différentes. Ce serait ingérable.
Solidaire: Le président
de la FGTB, Rudy De Leeuw a récemment déclaré : «
La plupart des propositions flamandes en matière de réforme de
l’Etat viennent des patrons flamands. Elles ne sont pas orientées
vers des améliorations sociales. » qu' est-ce qui vous inquiète
particulièrement dans les projets actuels?
Anne Demelenne. Prenons
par exemple le chômage. On veut régionaliser le marché du
travail pour répondre de manière adaptée à l’offre
d’emploi. qu' est-ce qui se cache derrière ça ? On
culpabilise encore plus les chômeurs (alors qu' ils sont des victimes),
on leur met la pression maxéimale pour ensuite limiter les allocations de chômage
dans la durée s’ils ne trouvent pas de boulot. Ou on rend tellement
basses les allocations qu' elles ne leur permettent plus du tout de subsister
(ce qui est déjà le cas pour pas mal d’entre eux). On crée
de la pauvreté. Ça c’est le risque d’une régionalisation.
Cela ne signifie pas que l’on ne peut pas travailler à tenir davantage
compte des réalités et des spécificités de chaque
région.
Solidaire: Précisément
en Flandre, certains politiciens disent « Wallons=chômeurs= profiteurs
». Que leur répondez-vous ?
Anne Demelenne. qu' on
ferait mieux d’investir pour créer de l’emploi, par exemple
dans certains secteurs comme celui de l’environnement. qu' on pourrait
investir beaucoup plus dans la formation des travailleurs ! Souvent on critique
les chômeurs, mais on devrait d’abord rappeler qu' en Wallonie
il y a 32 demandeurs d’emploi pour une offre d’emploi. Dans ces
conditions, on peut être formé, être motivé, on n’a
pas d’emploi car il n’existe pas ! après, si on crée
des emplois, il faut faire en sorte que ce ne soit pas des emplois à
1 000 euros par mois, car alors on crée une nouvelle catégorie
de travailleurs, les travailleurs pauvres, ce qui est en train de se passer.
Ce qu' il faut, ce sont des approches positives. Au lieu de cela, ce qu' on
subit, ce sont des idées purement libérales avec régression
sociale à la clé.
Solidaire: Vous
avez mentionné dernièrement que moins d’un pourcent des
chômeurs avaient été poursuivis par l’Onem pour non-recherche
active d’emploi
Anne Demelenne. Comme
nous le disons souvent c’est au chômage qu' il faut s’attaquer,
pas aux chômeurs. Les chômeurs cherchent du boulot, ce n’est
pas de leur faute s’il n’y a pas assez d’offres d’emplois
! Les employeurs dans ces conditions font leur marché. Ainsi, dans les
entreprises, on constate qu' on engage beaucoup de gens avec un niveau
de formation bien supérieur à l’emploi proposé. On
se rend compte de plus en plus que les entreprises n’assurent plus la
formation comme auparavant, où la période d’essai était
le moment où les jeunes pouvaient se former. Maintenant avec un système
de flux tendu où les employeurs veulent un personnel formé et
employable directement, ils cherchent « la perle rare ». Et ils
la trouvent car les demandeurs d’emplois sont très nombreux. Les
patrons peuvent faire leur choix, leur marché… Et la régionalisation
ne va certes pas répondre à ce problème, au contraire.
Solidaire: Mais
en Flandre, les patrons parlent de pénurie d’emplois…
Anne Demelenne. Cela
dépend où on met la barre. Il y a une réserve de main d’œuvre
importante en Flandre. L’emploi féminin pourrait se développer
à condition qu' on mette en place les mesures adaptées, notamment
en matière d’accueil de l’enfance. Ce n’est pas tout
de trouver un emploi. Il s’agit, par exemple aussi - a fortiori pour les
femmes qui, le plus souvent, prennent cela en charge - de trouver une crèche
pour la garde des enfants. Plus largement, il faut pouvoir être dans les
conditions d’accepter un emploi (mobilité, présence ou non
d’un parent âgé à la maison, etc.) Quand il n’y
a plus de place dans les crèches ou que le coût est trop élevé,
que fait-on? Par ailleurs, beaucoup plus de personnes issues de l’immigration
pourraient être embauchées mais les employeurs doivent vouloir
le faire. L’ABVV (la FGTB en Flandre) mène d’ailleurs campagne
sur le terrain là-dessus.
Solidaire: Vous
avez dit le 1er mai que « vouloir plus de régionalisation veut
dire affaiblir la sécurité sociale avec l’idée d’en
privatiser les bons morceaux (la santé représentant 10% du PIB)
». Privatiser, c’est vraiment un des agendas cachés ?
Anne Demelenne. C’est
clair. La régionalisation cache une tentative de faire reculer socialement
des pans entiers de la sécurité sociale. A partir du moment où
on ne base plus les soins de santé, par exemple, sur une solidarité
entre les personnes, on entre dans une logique budgétaire, financière.
Et si les moyens ne sont pas suffisants on va vers un recul en termes de services
pour les usagers. Sauf… pour ceux qui voudront garder un niveau de soins
tel qu' on le connaît à l’heure actuelle et qui en ont
les moyens. Ceux-là se tourneront vers l’assurance privée.
Cela va coûter très cher. Pour garder le même niveau, ils
vont devoir payer et en cas de risques, ils vont devenir indésirables.
Il n’y a qu' à voir ce qui se passe avec l’assurance
auto. Vous recevez une lettre de votre assureur qui vous écrit : «
vous avez eu autant d’accidents, vous êtes prié de trouver
une autre compagnie car on ne vous assure plus. » Si ce n’est pas
profitable, on vous élimine du circuit.
Solidaire: Vous
avez aussi été très critique sur l’orientation pour
le moins libérale de la note Leterme qui a servi de base à la
première tentative de mettre sur pied une coalition orange-bleue. Pourquoi
?
Anne Demelenne. Vous
savez, jusqu' à maintenant, côté syndical, on est évité,
voire ignoré en termes de propositions. Mais ce n’est pas un hasard,
c’est une réaction ultra-libérale. Ces formations politiques
veulent à l’avenir résoudre les choses entre gouvernement
et employeurs. Les textes sont édifiants sur la politique qu' ils
veulent mener dans les années à venir, une politique ultra-libérale
au service des employeurs. Et je dis au service des employeurs, pas au service
des entreprises : c’est-à-dire pas au service des travailleurs
et du travail.
Est-ce dans l’intérêt des entreprises que les travailleurs
pratiquent les heures supplémentaires à tire larigot ? Quand on
sait qu' il y a un burn-out (épuisement) au niveau du travail notamment
dû aux nombres d’heures prestées. Or avec moins de flexibilité,
on pourrait créer de l’emploi. Mais la proposition de Leterme est
de rendre les heures supplémentaires moins chères que les heures
normales ! Ce gouvernement ne se forme pas dans l’intérêt
des travailleurs. Il y a bien d’autres exemples. En réalité,
la régionalisation c’est un écran de fumée pour faire
passer les idées néo-libérales et des reculs sociaux considérables.
Solidaire: Visiblement
votre syndicat arrive à faire coexister au quotidien néerlandophones
et francophones. qu' est-ce qui fait la différence avec les partis
politiques séparés par les barrières linguistiques…
?
Anne Demelenne. Nous
avons une démocratie au sein de la FGTB particulièrement vivante.
Il n’y a pas de sujet tabou. Mais dans notre analyse et dans la recherche
de solutions, on essaie de voir quel est l’intérêt des travailleurs.
Quand on part de ça, les problèmes institutionnels se posent nettement
moins. Un allocataire social flamand, wallon ou bruxellois vit les mêmes
difficultés. Nos solutions partent des problèmes du terrain et
pas d’enjeux politico-institutionnels, électoralistes, ou autres.
On a une communication interne qui fait qu' on connaît ce qui se
passe en Flandre et en Wallonie. Au-delà des cultures différentes,
on se parle, on se respecte et on a les mêmes objectifs de défense
des travailleurs, les mêmes valeurs de solidarité. On n’est
pas dans le repli sur soi et dans cette pensée unique.
Solidaire: Il y
a quand même eu l’épisode de la scission de la Centrale des
Métallos...
Anne Demelenne. Ces
deux centrales ont une coupole fédérale et dans les réunions
fédérales ils trouvent une unité. On ne tolère pas,
au niveau des instances de la FGTB, deux avis : on exige un avis commun pour
le métal national, peu importe comment ils arrivent à une position
commune.
Solidaire: Passons
à d’autres points de l’actualité sociale à
venir. Vous avez attiré l’attention sur un dossier, celui de la
flexicurité, que vous appelez la flexiprécarité. Pouvez-vous
nous en dire plus ?
Anne Demelenne. C’est
le dossier de tous les dangers dans les mois qui viennent. On sait qu' au
niveau de la Commission européenne, ils ont travaillé à
un livre vert. Ce qu' ils proposent ? Ils disent que le droit du travail
est un frein par rapport à la création d’emplois. Puisqu' il
y a beaucoup de flexibilité à l’heure actuelle, il faut
qu' elle s’accentue et qu' elle se généralise.
En contrepartie, on offrirait un peu plus de sécurité au niveau
de la sécurité sociale. Mais pour nous, c’est un jeu de
dupes. La flexibilité risque d’augmenter et les systèmes
de protection sociale ne vont pas s’améliorer, vu qu' on les
compare à la moyenne européenne. Ce qu' ils veulent en clair
c’est raboter les préavis et diminuer la protection des travailleurs.
On fera tout pour s’y opposer. On le fait en amont car on sait que si
ça passe au niveau européen,il y a une directive qui sera traduite
après dans la législation belge.
Solidaire: Y aura-t-il
des élections sociales en mai 2008 ?
Anne Demelenne. Il
sort quand votre journal ? (Rires.) La décision tombera probablement
dans les prochaines semaines. Il y a de fortes chances qu' elles aient
bien lieu à la date prévue. Les élections sociales c’est
un moment de démocratie sociale, et on n’a pas envie que ce soit
un rendez-vous manqué.
Solidaire: Vous
avez fait vos « armes » syndicales dans le secteur de la grande
distribution où le syndicat était inexistant fin des années
70. Quel message avez-vous à transmettre à ces syndicalistes qui
essaient de construire le syndicat dans de nouvelles entreprises ?
Anne Demelenne. Ce
qui était très intéressant dans les grands magasins, c’est
que les gens se rendaient compte spontanément qu' en tant qu' individu
isolé ils avaient peu de chances de se faire entendre et respecter par
leur employeur. Et qu' ensemble, ils étaient plus forts. Cette solidarité
était spontanée et a permis l’émergence du syndicat
tout naturellement. La grosse difficulté aujourd’hui est que les
gens sont plus individualistes et se disent qu' ils peuvent s’en
sortir tout seuls. Ces personnes ne se rendent compte de leurs limites que quand
ils sont en difficulté, lors de restructurations. Ce n’est, malheureusement
qu' à ce moment-là qu' il y a une prise de conscience.
Je n’ai pas de leçons à donner, mais si on parvient à
faire comprendre aux gens que c’est la réaction collective qu' on
parvient à mettre en marche qui peut leur assurer un maintien d’emploi,
un salaire correct… on a fait un grand pas pour construire l’organisation
syndicale…
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