Extrait du livre de Moshe Lewin Le SiÈcle soviÉtique

Une coédition Fayard/Le Monde diplomatique, 2003.

Qu’est-ce que le systÈme soviÉtique ?

Deux erreurs fréquentes ont gêné et gênent toujours la réflexion sur l’URSS, et il convient de les dissiper avant de se demander ce qu’était le régime soviétique. La première consiste à confondre l’anticommunisme avec une étude de l’Union soviétique. La seconde, qui est une conséquence de la première, est de « staliniser » l’ensemble du phénomène, comme s’il n’avait été qu’un goulag du début jusqu’à la fin.

L’anticommunisme, tout comme ses ramifications, ne relève pas de la recherche. C’est une idéologie qui se fait passer pour une étude : elle ne colle pas aux réalités de l’« animal politique » en question, et l’étendard de la démocratie a couvert des entreprises qui utilisaient le régime autoritaire (dictatorial) d’en face pour, paradoxalement, légitimer des causes conservatrices, ou d’autres plus douteuses encore. Aux Etats-Unis, le maccarthysme ou le rôle particulièrement subversif joué dans la politique américaine par Hoover, le très puissant directeur du FBI, s’appuyaient l’un comme l’autre sur l’épouvantail communiste. Les manœuvres peu reluisantes de certains membres de la droite allemande pour blanchir Hitler en mettant en avant Staline et ses atrocités relèvent de cette utilisation abusive de l’histoire. L’Occident, dans sa défense des droits de l’homme, s’est montré fort indulgent envers certains régimes et très sévère envers d’autres (sans parler de ses propres violations de ces mêmes droits). Cela n’a pas toujours servi son image et, en tout cas, n’a certainement pas contribué à une bonne compréhension du monde soviétique et d’autres phénomènes importants qui lui sont associés.

David Joravsky s’est montré particulièrement dur et caustique dans sa critique des méthodes employées par l’Occident pour embellir son image, comme si la célébration de l’économie de marché, de la défense des droits de l’homme, de la démocratie et des libertés par les « anticommunistes » pouvait permettre de « comprendre » l’URSS. Quant au « modèle totalitaire », historiquement inadéquat et purement idéologique, il vise à camoufler les pages sombres de l’histoire de l’Occident (à commencer par les horribles massacres dont la Première Guerre mondiale a marqué le point de départ) et passe allègrement sur les contradictions et les faiblesses de ces régimes démocratiques et les méfaits d’une politique impérialiste, toujours d’actualité. Joravsky a également dénoncé les contradictions et les échecs de la social-démocratie allemande : son abandon de la lutte des classes, salué avec enthousiasme, et sa conversion à des pratiques supposées démocratiques n’ont eu d’autre effet que d’émasculer ce parti et d’en faire l’auxiliaire et la victime de régimes obscurantistes qu’il n’était pas prêt à combattre.

Cet appel réaliste et de bon sens à cesser de passer sous silence les nombreux échecs de la civilisation occidentale et ses crises terrifiantes (un silence qui permet surtout de noircir encore plus le tableau de l’autre camp) est aussi un appel à redonner sa dignité à la recherche et à reconnaître cette réalité incontournable : « l’autre camp », si singulier qu’il ait été et si marqué par ses propres traditions historiques sui generis, était lui-même un produit de la crise de la civilisation dominée par l’Ouest et par son système impérialiste mondial.

Où placer le système soviétique dans le grand livre de l’histoire ? La question est d’autant plus complexe qu’il a existé sous deux versions, si ce n’est trois (sans parler de la guerre civile, où il n’était qu’un camp militaire).

Cette question, nous l’avons déjà posée à propos de la période stalinienne, et nous avons proposé une réponse. L’histoire de la Russie est un remarquable laboratoire pour étudier certaines variétés de systèmes autoritaires et leurs crises jusqu’à nos jours. Aussi, nous allons reformuler la question en la centrant sur le système soviétique après la mort de Staline. Etait-ce un système socialiste ? Absolument pas. Le socialisme, c’est quand les moyens de production sont la propriété de la société, et non d’une bureaucratie. Le socialisme a toujours été conçu comme un approfondissement de la démocratie politique, et non comme son refus. Persister à vouloir parler du « socialisme soviétique » est une véritable « comédie des erreurs » ! On est en droit de s’étonner du fait que le débat sur le phénomène soviétique ait été et soit toujours mené en ces termes. Si quelqu’un, mis en présence d’un hippopotame, déclare avec insistance qu’il s’agit d’une girafe, va-t-on lui donner une chaire de zoologie ? Les sciences sociales seraient-elles à ce point moins exactes que la zoologie ?

Toute cette confusion vient du fait que l’URSS n’était pas capitaliste : l’économie et les autres richesses du pays étaient propriété de l’état et, dans les faits, de ceux qui le dirigeaient au sommet. Il s’agit là d’une dimension cruciale, qui conduit à placer le système soviétique dans la même catégorie que les régimes traditionnels, où la possession d’un vaste patrimoine territorial donnait le pouvoir sur l’Etat. Ce processus historique est à l’œuvre dans la formation de la Moscovie et de sa monarchie autocratique. Elle aussi disposait d’une bureaucratie influente, mais c’était le souverain, et non sa bureaucratie, qui avait le pouvoir absolu. Dans le cas soviétique, c’est la bureaucratie qui, en dernière analyse, a acquis collectivement un pouvoir incontesté qu’elle ne partageait avec personne d’autre. Cet « absolutisme bureaucratique », cousin des anciens « despotismes agraires », était beaucoup plus moderne que celui du tsar ou de Staline, mais il appartenait encore à la même espèce, surtout si on ajoute le contrôle politique des citoyens par l’Etat.

Cet argumentaire implique également que l’Etat bureaucratique soviétique, malgré ses innovations révolutionnaires à la fois dans la terminologie et dans le recrutement de son personnel, issu des classes inférieures, était l’héritier direct de bien des anciennes institutions du tsarisme, et qu’à ce titre il était inévitable qu’il se situe dans la continuité de la tradition tsariste de construction de l’Etat. Cela tenait pour une large part au fait qu’ après la Révolution les services rouverts sous les auspices des soviets n’ont pu fonctionner qu’avec le concours des fonctionnaires du régime défunt. Lénine lui-même avait déclaré, en le regrettant, que des sections entières de l’administration tsariste restaient en fonction sous le nouveau régime et qu’il en résultait une continuité historique bien supérieure à tout ce qui avait été prévu avant Octobre. De fait, le nouveau régime devait faire ses classes dans le domaine des finances, des affaires étrangères, des affaires militaires, des services de renseignement, et il était contraint de recourir non seulement à l’expertise de quelques spécialistes, mais aussi à l’expérience de services gouvernementaux au grand complet, qui sur bien des points continuaient d’agir selon les méthodes qu’ils avaient apprises. Les anciens corps de fonctionnaires ne pouvaient pas être remplacés ou changés en une nuit. Un nouvel Etat avait été créé, mais ses fonctionnaires étaient toujours ceux de l’ancien régime, et Lénine se demandait comment les faire travailler mieux. Une telle continuité de pratiques et de traditions héritées du passé était inévitable, d’autant plus que les effectifs s’évaluaient à quelques dizaines de milliers d’individus, et que les traditions dans ces institutions de l’Etat sont particulièrement tenaces. Les nouvelles autorités ne savaient pas comment procéder. En fait, elles n’avaient d’autre choix que de reprendre les institutions en l’état, changer quelques détails et les laisser travailler comme elles en avaient l’habitude.

Le système soviétique a fini par ériger un Etat bureaucratique assez « classique », gouverné par diverses hiérarchies pyramidales. Il n’y avait donc pas de réelle nécessité, une fois passée la période de ferveur révolutionnaire, de prendre ses distances par rapport aux modèles antérieurs, sauf, peut-être, dans le cas des institutions qui n’avaient pas d’équivalent sous le tsarisme. De plus, chaque fois qu’un nouveau service devait être créé, une commission spéciale était nommée pour veiller à son organisation, et très vite s’est installée la pratique consistant à demander à un spécialiste de l’administration ou à un bureaucrate chevronné d’étudier la façon dont un service analogue fonctionnait sous le régime tsariste. Quand il n’y avait pas de précédent, on se référait aux modèles occidentaux.

Le recours aux précédents historiques est partout une chose naturelle, mais, dans le cas de l’URSS, il a pris une dimension particulièrement nette. La Russie de Staline a effectivement adopté quasi officiellement les principes idéologiques de l’Etat tsariste, et même si la pratique proprement stalinienne consistant à arborer les vieux symboles nationalistes a été abandonnée après sa mort, le modèle bureaucratique soviétique a conservé de nombreux traits de son prédécesseur tsariste, abstraction faite de l’habillage idéologique. La tradition poursuivie définit l’essence même du système : un absolutisme représentant la hiérarchie bureaucratique sur laquelle il était fondé. Même la fonction apparemment « neuve » de secrétaire général rappelait à plus d’un titre l’image du « tsar, maître du pays ». Certes, la symbolique et les scénarios des manifestations publiques du pouvoir n’étaient pas identiques, mais les cérémonies imposantes des régimes tsariste et soviétique participaient d’une même culture, où les icônes occupaient une place de choix : ces manifestations visaient à donner une image de puissance et d’invincibilité, qui n’était parfois qu’une façon de dissimuler, de faire oublier ou encore d’exorciser une fragilité interne. Mais les successeurs des tsars auraient dû savoir, surtout au crépuscule de leur régime, que les crises systémiques et les effondrements faisaient aussi partie de leur répertoire historique.

Comme la construction d’un Etat fort était, depuis la fin des années vingt, au centre de tous les efforts, le problème de sa désignation se posait. Finalement, après avoir rejeté certains emprunts par trop choquants faits par Staline au tsarisme, les dirigeants adoptèrent le terme tsariste derzava, particulièrement prisé dans les cercles conservateurs national-étatistes et cher aux responsables des forces armées et de la sécurité publique. Rappelons que, du temps de Lénine, derzavnik était un terme péjoratif utilisé pour désigner le partisan d’un nationalisme russe oppresseur et brutal. Quant au terme derzava, il renvoie également au passé par les rapports qu’il entretient avec deux autres termes qui étaient au cœur du pouvoir tsariste : samoderzec, qui désigne le maître absolu (l’autocrate), et samoderzavie, qui caractérise le régime comme une « autocratie ». Sans doute la faucille et le marteau avaient-ils remplacé le globe d’or surmonté d’une croix, symbole du pouvoir impérial, mais ils ne représentaient plus qu’une relique d’un passé révolutionnaire, qui amusait beaucoup les cohortes ministérielles.

La possession de toutes les terres par l’Etat (personnifié par l’autocrate) avait été la caractéristique de plusieurs anciens régimes en Europe centrale et orientale. En URSS, au nom du socialisme, cette propriété de l’Etat s’étendait à l’ensemble de l’économie et à bien d’autres secteurs de la vie du pays. Malgré une apparence plus moderne (les bureaucrates soviétiques, à la différence de leurs prédécesseurs tsaristes, géraient des usines où l’on construisait des machines, et même des « villes atomiques »), c’était bien l’ancien modèle de la propriété de toutes les terres (principale ressource économique dans l’ancien temps) qui se trouvait préservé, et même renforcé, par le pouvoir considérable exercé par l’Etat sur les producteurs directs.

Tout au long de notre exploration de la nature de cet Etat, nous avons découvert de nouveaux traits, des « bifurcations » dans le modèle de développement et toute une série d’ambiguïtés. Si le système se rangeait dans la catégorie ancienne des autocraties propriétaires des terres, il n’en reste pas moins qu’il accomplissait une tâche historique propre au XXe siècle, celle d’un « Etat développemental (1) », et nous avons longuement décrit la manière dont il a mené à bien le développement du pays. C’est à cette catégorie d’« Etat développemental » qu’appartient l’URSS durant les premières étapes de son existence. De tels Etats ont existé et existent toujours dans plusieurs pays, en particulier sur d’immenses territoires en Orient et au Moyen-Orient (Chine, Inde, Iran) où ont régné d’anciennes monarchies rurales. Cette rationalité historique est à l’œuvre dans la construction de l’état stalinien, même si sa transformation en « stalinisme » fut une dangereuse distorsion, à laquelle les systèmes dictatoriaux sont facilement enclins. Mais le passage à un modèle despotique n’est pas une pathologie incurable, comme le prouvent l’élimination du stalinisme en Russie et celle du maoïsme en Chine. Et, malgré les embûches, la présence d’un Etat qui rend possible et dirige le développement économique reste une nécessité historique.

Vers les années quatre-vingt, l’URSS avait atteint un niveau de développement économique et social supérieur à celui de la Chine, mais son système s’était enlisé dans une logique auto-destructrice. Le type de réformes qu’envisageait Andropov aurait pu donner au pays ce dont il avait tant besoin, un Etat réformé et actif en mesure de continuer à jouer son rôle de guide du développement, mais capable aussi de renoncer à un autoritarisme désormais obsolète dans la mesure où le paysage social avait été profondément transformé.

Mais le recours à une symbolique ancienne, comme celle de derzava - recours qui exprimait l’état d’esprit et les intérêts d’une composante importante des élites au pouvoir -, était le signe d’une perte d’énergie de l’appareil d’Etat, qui, en voie d’enlisement, n’utilisait plus son pouvoir que pour servir ses intérêts personnels. Il marquait également l’interruption de toute dynamique de réformes, à un moment où le pays en avait encore terriblement besoin. Au lieu d’ajouter l’ordinateur à la faucille et au marteau, les dirigeants se réfugiaient dans le conservatisme, s’engageant dans une voie sans gloire. Si les citoyens vivaient dans un système doté d’une généalogie et de caractéristiques anciennes, ils ne vivaient plus au XVIIIe siècle, mais au XXe. L’Etat était resté en arrière, et cette « bifurcation » (la société allant dans une direction, l’Etat dans une autre) fut fatale.

Le terme « absolutisme bureaucratique » (qui nous semble adéquat pour désigner le système soviétique) est emprunté à une analyse de la monarchie bureaucratique prussienne du XVIIIe siècle, dans laquelle le souverain était en fait dépendant de la bureaucratie dont il était le chef. De même, en URSS, les hauts dirigeants du Parti, les maîtres supposés de l’Etat, avaient dans les faits perdu tout pouvoir sur leurs bureaucrates.

Les ex-ministres soviétiques sans envergure, qui parlent avec nostalgie dans leurs Mémoires des splendeurs du super-Etat qu’ils ont perdu, n’ont pas compris que l’engouement pour le terme derzava a précisément coïncidé avec la période où l’Etat a cessé d’accomplir la tâche qu’il avait été capable de remplir et avait effectivement remplie. Il n’était plus qu’une version fantomatique de lui-même, le dernier soupir d’un pouvoir sur le point de rejoindre le tombeau d’une famille de régimes surannés avec lesquels il conservait trop d’attaches.

Le facteur Étranger

Le phénomène soviétique est un chapitre profondément typique de l’histoire russe, non pas malgré, mais à cause du rôle de l’environnement international, y compris l’utilisation d’idéologies empruntées à l’extérieur. Les autocrates qui ont le mieux réussi dans l’histoire russe ont eu ce même type de rapports avec le monde extérieur. Ce pays à l’histoire très accidentée, constamment engagé dans des relations d’amitié ou d’hostilité avec ses voisins proches et lointains, a dû développer de tels rapports non seulement sur les plans militaire, économique, commercial, diplomatique et culturel, mais aussi en apportant des réponses culturelles et idéologiques à une série de défis. Il l’a fait soit en empruntant les idées de l’étranger, soit en leur opposant des conceptions de son cru, ce qui explique que ses dirigeants orientaient leurs antennes et vers le monde extérieur, et vers le pays. De même, dans l’histoire de l’URSS, l’étranger a constamment contribué à déterminer la forme que prenait le régime, même si cela s’est fait par différents biais. La Première Guerre mondiale et la crise du capitalisme à l’époque ont beaucoup à voir avec le phénomène léniniste et avec les étapes parcourues par la Russie soviétique tout au long des années vingt. La crise des années trente et la Seconde Guerre mondiale ont également eu un impact direct sur l’URSS de Staline.

Les « miroirs déformants » (auxquels nous avons fait allusion à propos du stalinisme) influençaient les images que les populations et les dirigeants se formaient de l’autre camp. Comme les deux systèmes en compétition avaient chacun leurs crises et leurs phases de développement, les « miroirs déformants », de chaque côté, émettaient et réfléchissaient des images où réalité et fiction étaient presque impossibles à distinguer. Si le stalinisme des années trente, au plus fort de son élan, jouissait à l’Ouest d’un grand prestige et d’une attention bienveillante, en dépit de la misère et des persécutions subies par les citoyens, c’était dans une large mesure en raison des images négatives que donnait du capitalisme la crise occidentale, et tout particulièrement celle qui sévissait à l’époque en Europe centrale et orientale. La Russie envoyait en retour l’image de son puissant élan industriel, et la misère de la population était relativisée par l’idée que cette dynamique impressionnante en viendrait vite à bout. Un même effet déformant s’observe dans le cas de Staline et du stalinisme lors de son triomphe sur l’Allemagne, en 1945, à un moment où le pays était de nouveau plongé dans une profonde misère, dont les ravages de la guerre n’étaient pas les seuls responsables. Cet échange d’images déformées avaient d’importantes conséquences politiques : prévoir les intentions de l’autre camp relevait souvent de l’art de la devinette.

La guerre froide a été une confrontation des plus inhabituelles. Vue de Moscou, elle a été déclenchée à grand bruit par les bombes atomiques lancées sur le Japon. Mais, à en croire les Mémoires de Berezkov, elle serait antérieure et remonterait à l’irritation de Staline face au retard des Américains à ouvrir un second front à l’Ouest : il y voyait un choix politique consistant à s’engager au cœur même de la guerre le plus tard possible, lorsque les deux belligérants allemand et soviétique seraient épuisés. Ce retard, aggravé par les deux bombes atomiques larguées sur le Japon, avait été perçu comme une volonté de l’Amérique de faire savoir qu’une nouvelle ère s’ouvrait dans les relations internationales. Une déclaration faite à l’intention non pas du Japon, mais de l’URSS et du reste du monde, et qui avait effectivement été interprétée dans ce sens. Il n’est d’ailleurs pas exclu que tel ait été le raisonnement américain à l’époque. On ne peut que spéculer sur ce qui se serait passé si un second front avait été ouvert un an plus tôt, ou si les états-Unis n’avaient pas recouru à l’arme atomique sur Hiroshima et Nagasaki. En tout cas, les événements de la guerre et de l’ après-guerre ont propulsé l’URSS dans une position de superpuissance, et l’ont poussée dans une course aux armements qui a largement contribué à perpétuer les pires aspects conservateurs du système et à amoindrir sa capacité à se réformer.

Parmi les nombreuses séquelles de la guerre froide, il faut mentionner le fait que les états-Unis se sont retrouvés en position d’exercer une influence et des pressions non négligeables sur la façon de penser des dirigeants soviétiques. à l’« Occident d’antan » (Angleterre, France, Allemagne), qui servait jusque-là de modèle, ont succédé les Etats-Unis, devenus aux yeux des Soviétiques l’étalon de référence pour évaluer leurs propres performances en matière d’économie, de recherche scientifique, de capacité militaire et, bien entendu, d’espionnage. L’impact de ce recentrage sur les états-Unis a été dissimulé aussi bien à la population soviétique qu’à l’Occident (c’est là un vaste sujet resté inexploré). On peut supposer qu’à cause des états-Unis les dirigeants soviétiques ont pris conscience du fait que la gravité de leur retard était systémique, même si certains d’entre eux ont refusé de voir cette réalité. après la défaite soviétique dans la course (parfaitement inutile) à la Lune, l’incapacité du pays à entrer dans la nouvelle révolution scientifique et informatique (bien qu’un ministère spécial ait été créé pour organiser ce secteur) a probablement engendré un sentiment d’impuissance dans certains cercles dirigeants, tandis que les conservateurs s’accrochaient davantage encore à leur immobilisme et à une ligne dure.

C’est cette même image des états-Unis comme superpuissance qui a conduit tant de membres de l’ancienne nomenklatura à quémander les faveurs de l’Amérique après avoir pris le contrôle du Kremlin, sous le manteau d’Eltsine. Mais cet épisode relève de l’ère postsoviétique, qui ne nous intéresse ici que dans la mesure où elle donne quelques éclaircissements complémentaires sur le bilan historique du défunt système – un système qui reste toujours présent dans la quête d’une identité nationale, laquelle ne pourra être menée à bien que si l’on repense sérieusement et sans complaisance le passé, seule chance de sortir des errances actuelles.

Post-scriptum : un pays À la recherche d’un passÉ

Il est tout naturel que des chercheurs qui étudient l’état de la Russie des années 1990 utilisent comme point de départ des données remontant à la dernière période du système soviétique. Mais l’ironie apparaît quand des sociologues, qui connaissent parfaitement ce passé pour avoir produit à l’époque des travaux très critiques sur le système, le décrivent aujourd’hui comme un eldorado perdu pour la simple raison que le niveau de vie de la population soviétique et la couverture sociale dont elle bénéficiait il n’y a pas si longtemps encore n’ont cessé de se dégrader depuis le début des années quatre-vingt-dix. Le tableau qu’ils dressent est instructif. La fréquentation des théâtres, des salles de concerts, des cirques, des bibliothèques, tout comme la lecture d’ouvrages littéraires ou les abonnements à des journaux, sont en forte régression, voire désormais inexistants, aussi bien dans les villes que dans les campagnes. Toute la structure des loisirs a été bouleversée en raison de l’accroissement de la charge de travail. Les loisirs sont désormais beaucoup plus passifs (l’essentiel est de « récupérer »), alors qu’ils étaient tournés vers la culture, surtout dans les derniers temps de l’ère soviétique, où la tendance était à l’augmentation du temps libre. Le phénomène est particulièrement frappant dans le cas des spécialistes et des gestionnaires. Par ailleurs, le besoin d’accroître les revenus du ménage oblige de nombreux Russes à élever davantage de bêtes et de volailles dans leur petite exploitation pour améliorer leur nourriture et gagner un peu d’argent, ou simplement survivre, au prix d’une diminution de leur temps de sommeil et de leur temps libre.

L’extension des libertés et des droits ainsi que l’apparition de services coûteux n’ont bénéficié qu’aux plus aisés, aux plus qualifiés professionnellement, à ceux qui avaient le plus grand sens de l’initiative. La plupart des gens ont connu une réduction notable de leurs possibilités d’accès à la culture nationale et internationale. Les sociologues auxquels nous nous référons se montrent très critiques à propos de la qualité des programmes de télévision, laquelle est devenue l’activité de loisir dominante, avec des effets particulièrement désastreux sur les enfants, qui, abandonnés à eux-mêmes l’ après-midi, restent vissés devant des émissions idiotes.

Selon les auteurs de cette étude, deux processus sont à l’œuvre en Russie : un accroissement général de la différenciation sociale et un repli des individus sur eux-mêmes (diminution des contacts sociaux et des relations avec la parentèle, désintérêt pour les valeurs culturelles et la politique), moins prononcé dans les grandes villes de la Russie d’Europe, mais très marqué dans les villes de province et dans les campagnes. L’étude n’aborde pas les questions du déclin de la recherche scientifique, de la fréquentation des établissements d’enseignement, des services médicaux et sociaux, de la chute des indicateurs de la démographie, qui font que le pays est dans une situation catastrophique et que la survie même de la nation est en jeu.

Pour dissimuler cet état pitoyable, les nouveaux détenteurs du pouvoir (issus pour la plupart de l’ancienne nomenklatura et rebaptisés « démocrates », « libéraux » ou « réformateurs ») se sont lancés dans une vaste campagne de propagande contre le défunt système soviétique. Ils recourent à tous les procédés utilisés jadis en Occident, et en rajoutent même : ce système n’aurait été qu’un monstre dirigé par des monstres, et cela du péché originel de 1917 jusqu’au coup d’Etat manqué d’août 1991, mené contre Gorbatchev par des partisans affichés de la ligne dure. A les écouter, le miracle s’est produit en 1991 avec l’ouverture d’une ère nouvelle de liberté sous l’égide du président Eltsine. La conséquence de ce type de discours politique est que la Russie contemporaine, si lamentablement diminuée et encore en état de choc, souffre aussi d’un « autodénigrement » de son identité historique. Les « réformateurs » ne se sont pas contentés de piller les richesses du pays, ils ont également lancé une attaque frontale contre son passé, une attaque qui vise sa culture, son identité et sa vitalité. En fait, loin d’être une approche critique du passé, elle n’est qu’ignorance.

Parallèlement à cette campagne mensongère et nihiliste menée contre le siècle soviétique, on a assisté à une sorte de quête frénétique d’autres passés qui puissent être proposés à la nation pour qu’elle s’identifie à eux. Cela a commencé par une réappropriation de tout ce qui était tsariste et prérévolutionnaire, tentative dérisoire de se donner un prédécesseur en la personne d’un régime en plein déclin. Ensuite, quand le rejet de tout ce qui était soviétique est devenu encore plus fort, basculant dans la haine de Lénine, du léninisme et du bolchevisme, présentés comme des émanations de l’enfer, on a cherché à réhabiliter les Blancs de la guerre civile, l’aile droite la plus rétrograde du spectre politique du tsarisme, qui a perdu la bataille parce qu’elle n’avait rien à offrir au pays.

Cet amour fébrile de tout ce que les bolcheviks ou le régime soviétique avaient détesté n’est qu’un témoignage de débilité intellectuelle. Les premières vagues des « nouvelles élites » qui ont conquis le Kremlin et le pouvoir ont été perçues par beaucoup de Russes comme de nouveaux « envahisseurs tatars », qui s’attaquaient aux intérêts politiques et culturels de la nation. Les meilleurs esprits et les autorités morales du pays redoutaient que la Russie n’ait d’autre perspective que celle, cauchemardesque, de tomber au niveau d’une nation du tiers-monde.

Il faut toujours du temps pour vaincre les ravages de l’obscurantisme. Mais on peut observer certains événements culturels comme des signes positifs. Il faut nous rappeler les propos de l’historien Kliucevskij, qui, au début du XXe siècle, contestait ceux qui prétendaient que « le passé est dans le passé ». Non, disait Kliucevskij, avec toutes les difficultés qui nous entourent et toutes les erreurs qui ont été commises, le passé est tout autour de nous, il enveloppe les réformes, il les dévore et les dénature.

Le philosophe Mezuev intervenant lors d’une conférence organisée à Moscou par Tatiana Zaslavkaja, a développé avec vigueur la thèse selon laquelle « un pays ne peut exister sans son histoire ». Ce faisant, il reprenait le flambeau là où Kliucevskij l’avait laissé. Je citerai ici longuement son discours très stimulant.

« Nos réformateurs, qu’ils soient communistes, démocrates, slavophiles ou fascinés par l’Occident, commettent tous l’erreur cruciale de ne pas chercher le lieu qui fonde une continuité rationnellement et moralement justifiée entre le passé et l’avenir de la Russie, entre ce qu’elle a été et ce qu’elle devrait devenir selon eux. Les uns nient le passé, les autres y voient le seul modèle possible, si bien que pour certains l’avenir n’est qu’une mixture de thèmes anciens et pour d’autres l’acceptation mécanique d’une formule opposée qui n’a pas de précédent dans l’histoire russe. Or l’avenir doit être pensé avant tout dans sa relation avec le passé, et en particulier avec celui que nous venons juste de quitter. »

Mezuev s’en prend ensuite à l’économiste libéral A. Illarionov, lequel considère que le XXe siècle est un siècle perdu pour la Russie : ayant vécu sous le socialisme, le pays se serait détourné de son itinéraire libéral, et c’est pourquoi le géant qu’il était jadis ne serait plus aujourd’hui qu’un nain. Pour Illarionov, la seule chance réside dans un retour au libéralisme. Pour Mezuev, un tel nihilisme est historiquement absurde. Il est plus facile de faire le sage après coup que d’analyser ce qui est arrivé et pourquoi. Railler la Russie de n’être pas devenue libérale au début du siècle, c’est démontrer une ignorance profonde aussi bien de l’histoire russe que du libéralisme. La victoire du libéralisme est le résultat d’un long processus historique : Moyen Age, Réforme, Renaissance, révolutions qui ont émancipé la société des monarchies absolues (mais pas partout !). L’Angleterre elle-même, mère du libéralisme, a mis du temps à en prendre le chemin. La Russie et d’autres pays n’ont pas développé une économie de marché libérale - faut-il les blâmer pour cela ? Cette attitude ne mène à rien. L’important, c’est de comprendre le siècle passé et le rôle qu’il va jouer dans les développements à venir.

Pour Mezuev, la clé de l’histoire russe au XXe siècle est à chercher dans le surgissement de trois révolutions, et non pas dans la seule révolution bolchevique. La première, celle de 1905, a été défaite, la deuxième, celle de février 1917, a donné la victoire aux révolutionnaires modérés, et Octobre, qui l’a donnée à des révolutionnaires plus radicaux, n’est que la dernière phase de ce processus révolutionnaire. C’est toujours ainsi qu’un processus révolutionnaire se déroule. Une fois qu’il est déclenché, personne n’est à mettre en cause, il va de lui-même jusqu’à son terme. Le philosophe Berdiaev l’avait bien vu : les bolcheviks étaient non pas les auteurs de la révolution, mais l’instrument de son déroulement. Il ne sert à rien d’adopter des critères avant tout moraux, ni de dénoncer les cruautés déployées. Il en est toujours ainsi dans les situations de guerre civile ou de lutte contre un asservissement. Une révolution n’est pas une action morale et légale, c’est un déploiement de force coercitive. Il n’existe pas de « bonne » révolution : elles sont toujours sanglantes. « Condamner les révolutions, c’est condamner presque toute l’intelligentsia russe et toute l’histoire russe, qui constituent le terreau de ces événements révolutionnaires. Les révolutions ne vont pas dans le sens de l’apaisement, elles font tout le contraire. Elles déçoivent toujours les attentes, mais elles ouvrent une page véritablement nouvelle. L’important est de comprendre de quelle page il s’agit, sans trop se fier ni à ce que disent les vainqueurs, ni à ce que disent les vaincus. [ ... ] Notre socialisme était en fait un “capitalisme à la russe”, un capitalisme dans son contenu technologique et un anticapitalisme dans sa forme. » Sur ce point, Mezuev passe en revue les opinions des penseurs comme Berdiaev, Fedotov, Bogdanov, etc.

Pour Mezuev, il est difficile à un pays situé à la périphérie de combiner la modernisation avec la démocratie et les libertés. Pendant un temps, l’une des deux tendances (modernisation ou démocratie) doit céder le pas à l’autre. Les bolcheviks l’ont bien compris, et c’est pour cette raison qu’ils ont gagné la guerre civile et que l’URSS est sortie victorieuse de la Seconde Guerre mondiale. La Chine aussi l’a compris : elle a choisi de combiner une modernisation accélérée par le marché et le maintien d’un système politique non démocratique. Pour tout régime, quel qu’il soit, la sagesse ne consiste pas à récuser le passé comme s’il était un désert où rien ne pousse, elle est de le considérer comme un tremplin pour de nouveaux progrès et de préserver ce qui en faisait la grandeur réelle, et non mythique.

De ce point de vue, il faut faire crédit à la variante russe du socialisme d’avoir cru à la science. Jamais dans l’histoire du pays le prestige du savant et de l’ingénieur n’a été aussi grand, et le régime a su ouvrir les portes de la science à beaucoup. Dans ce domaine, les dirigeants ne se comportaient pas comme des fanatiques, ils agissaient de façon réaliste et pragmatique. L’Ouest avait tort d’y voir une quelconque hostilité - c’était prendre au pied de la lettre le discours des dirigeants. La Russie d’aujourd’hui, avec sa nostalgie des temps prérévolutionnaires, est bien plus éloignée de l’Occident que ne l’étaient les bolcheviks. « Nos libéraux ne peuvent se vanter de rien, sauf d’avoir anéanti toutes ces réussites. L’avenir de la Russie doit se construire sur la base d’une préservation et d’un développement de ces acquis. Il faut assurer une continuité tout en définissant de nouvelles tâches. A l’heure actuelle, le lien avec le passé est rompu, mais il sera rétabli un jour. Il ne s’agit pas pour autant de revenir au passé d’avant ou d’ après la Révolution. Demandez-vous ce qui dans le passé vous est cher, ce qui doit être poursuivi ou conservé, et cela vous aidera à affronter l’avenir. [ ... ] Si le passé ne contient rien de positif, alors il n’y a pas d’avenir, il ne reste plus qu’à “se laisser aller et à sombrer dans le sommeil”. [ ... ] Ceux qui veulent effacer le XXe siècle, un siècle de grandes catastrophes, doivent aussi dire adieu à une grande Russie. » Mezuev reste persuadé que la révolution russe recevra un jour en Russie la reconnaissance officielle dont bénéficient les révolutions qu’a connues l’Occident, une reconnaissance dont il faut espérer qu’elle ouvrira la porte à une véritable renaissance russe.

Les lignes qui précèdent ne sont que le résumé d’une longue et passionnante conférence. L’auteur n’est pas un historien, et son interprétation n’est pas sans poser quelques problèmes. Les termes « socialisme », « bolchevisme », « communisme », mais aussi toute une série d’idées à propos de la révolution relèvent d’une terminologie et d’une approche qui demandent à être repensées. Mais le lecteur devrait être sensible à ce défi lancé au « nihilisme » et à cette bataille pour l’histoire : pour une nation plongée dans les souffrances du déclin, l’histoire est un remède qui doit permettre de recouvrer une identité et un avenir.

L’histoire, on le sait, est constamment l’objet d’us et d’abus. Entendre un intellectuel, qui n’est pas un historien, plaider pour la construction d’un véritable savoir historique, indispensable à une nation (qu’elle soit dans la tourmente ou connaisse des jours glorieux), n’est pas chose fréquente en ces temps où le règne des médias et des ordinateurs ne veut connaître que l’instant présent. Mais l’instant est ce qui passe, alors que l’histoire ne s’en va jamais. Elle ne cesse de fournir des matériaux pour la construction de l’avenir, tantôt de bonne qualité, tantôt défectueux. Elle constitue le socle sur lequel reposent les nations et qu’elles élèvent sans cesse. Il n’est pas absurde de penser que l’histoire a une dimension pratique, comme toute science appliquée, même si elle est incapable de livrer des remèdes directement utilisables et aux effets garantis.

(1) Traduction littérale. Par là, il faut entendre un Etat qui prend en charge, par des méthodes plus ou moins contraignantes, le développement du pays. (NdT)

source le Monde Diplomatique

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