Bahar Kimyongür, ressortissant belge, ne peut assister
à son procès en appel qui se déroule actuellement à
Gand. Il a été arrêté par la police hollandaise la
nuit du 27 au 28 avril 2006, alors qu'il se rendait à un concert de musique
turque. La justice belge ne le réclame pas et a déclaré
qu'il n'est pas nécessaire qu'il assiste à son procès.
Les conditions de son arrestation sont particulièrement inquiétantes.
La police néerlandaise affirme que son interception s'est faite
lors d'un banal contrôle de circulation pour excès de vitesse .
Cependant, l'arrestation a été effectuée par des policiers
en civil, voyageant dans deux voitures banalisées et le véhicule
de Bahar était, selon des témoins, suivi depuis un moment avant
son immobilisation. En contradiction avec le motif déclaré de
l'immobilisation du véhicule, le conducteur de la voiture n'a reçu
aucun procès. Ce fait, ainsi que l'existence d'une filature et d'une
arrestation, de toute vraisemblance, programmées, ne peut que renforcer
nos inquiétudes.
Il reste incarcéré aux Pays-Bas. Un mandat d’arrêt
international, lancé à son encontre par l’Etat turc, lui
a été signifié, au motif qu' il serait membre d’une
organisation terroriste. Il est menacé d’extradition vers ce pays.
Ce que lui reproche la Turquie est d'être membre du DHKPC et d’avoir
interpellé un ministre turc au Parlement européen en 2000 afin
de dénoncer les tortures subies par les prisonniers politiques.
Notre pays porte une lourde responsabilité dans cette affaire. Le 28
février dernier, en première instance, un tribunal brugeois a
condamné M. Kimyongür à quatre ans de prison ferme comme
membre d’une organisation terroriste - en réalité, il avait
traduit, diffusé et commenté un communiqué du DHKC, organisation
d’opposition au régime turc -, et pour être membre du bureau
d’information bruxellois de ce mouvement. Bahar a directement interjeté
appel de ce jugement politique, mais il ne peut assister à son procès,
pour s’y défendre, car il est maintenant prisonnier aux Pays-Bas
et la justice belge a décidé de ne pas demander son extradition.
Ce qui laisse ouverte la possibilité de sa remise à la Turquie
par les Pays-Bas. (La Belgique ne pouvant, quant à elle, répondre
positivement à la demande turque, puisqu'elle ne peut extrader ses ressortissants.)
Le gouvernement belge, dont l’obligation devrait être d’exiger
du gouvernement hollandais le rapatriement de son ressortissant, a adopté
jusqu' à présent la même attitude.
Dans cette affaire, un ensemble concordant d'éléments nous font
penser à la mise en place programmée d'un piège. La condamnation
de Bahar Kimyongür, en première instance, a donné le feu
vert à l’action de l’Etat turc. Ensuite, la Belgique, qui
avait pourtant déjà connaissance du mandat d’arrêt
international, n’a pas prévenu son ressortissant. On peut aussi
se poser la question: pourquoi le tribunal de première instance, qui
l'a condamné comme un dangereux terroriste, l’a laissé malgré
cela, en liberté, et n'y a apposé aucune condition, comme celle,
habituelle, d'interdiction de quitter le territoire? Dans cette histoire, comment
ne pas conclure que rien ne soit laissé au hasard et que, en toute
vraisemblance, l’Etat belge aurait sciemment sacrifié un de ses
ressortissants, qui risque ainsi son intégrité et sa vie, et ce
pour satisfaire les exigences de l’Etat turc ?
Cette affaire est de toute première importance. Elle résume à
elle seule la plupart des attaques contre nos libertés, que les gouvernements
occidentaux ont initiées au nom de la lutte contre le terrorisme. Rappelons
l'utilisation de l'incrimination d'appartenance à une organisation terroriste,
qui permet de punir toute action ou déclaration politique d'opposition
à un gouvernement ou à une organisation internationale. Cette
incrimination crée un délit d'appartenance. Elles permet de poursuivre
des personnes, qui n'ont commis aucun délit matériel, sur le simple
fait qu'elles sont membres ou liées aux organisations désignées
comme terroristes. Cette notion est très vagues, son utilisation est
largement déterminée par l'interprétation qui en est faite.
La jurisprudence va donc jouer un rôle essentiel. Il s'agit là
d'un des premiers enjeux de ce procès, établir par ce jugement,
une jurisprudence qui permette une utilisation directement politique de ces
lois.
En désignant d’avance, aussi bien en première
instance qu'en appel, le magistrat devant juger Bahar, la justice a installé
un tribunal d'exception qui remet en cause le droit à un procès
équitable.
« L'enlèvement » de Bahar Kimyongür est indicatif
également d’une collaboration étroite entre appareils policiers
et judiciaires de différents pays en violation de leur propre légalité
et en application de nouvelles lois et procédures d'exception, afin de
satisfaire les exigences d'un Etat qui pratique la torture et l'assassinat politique,
mais qui est correctement aligné au niveau international .
Ainsi, le régime turc ne peut être que conforté dans sa
politique répressive. Malgré son caractère ouvertement
autoritaire, il reçoit ainsi une légitimation politique qui le
reconnaît comme un Etat démocratique.
Heureusement, cette collaboration n'est cependant pas du goût de tous
nos représentants politiques. Le mercredi 10 mai, plusieurs parlementaires
européens, en protestant contre une utilisation liberticide des législations
antiterroristes, ont, dans l'enceinte de leur assemblée, interpellé
le gouvernement belge pour qu'il intervienne afin de protéger son ressortissant
et qu'il empêche ainsi la remise de Bahar Kimyongür à la Turquie.
Corinne Gobin, Politologue à l’ULB
Jorge Palma, Attaché à l’ULg
Christine Pagnoulle, Enseignante à l’ULG
Jean-Claude Paye, Sociologue
Jean Pestieau, Professeur à l’UCL
Dan Van Raemdonck, Professeur à l’ULB
Annick Stevens, Professeur à l’ULg