L’Europe vue de l’extérieur
Samir Amin
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Peut-on comparer l’Europe aux Etats Unis ?
L’opinion majoritaire en Europe est convaincue que l’Europe
a les moyens de devenir une puissance économique et politique comparable
aux Etats Unis et, de ce fait, indépendante. En additionnant les populations
et les PIB concernés cela paraît évident. Pour ma part je
crois que l’Europe souffre de trois handicaps majeurs qui interdisent
la comparaison.
Premièrement le continent nord américain (les Etats Unis et ce
que j’appelle sa province extérieure – le Canada) bénéficie
de ressources naturelles incomparables à celles de l’Europe à
l’Ouest de la Russie comme en témoigne la dépendance énergétique
européenne.
Deuxièmement l’Europe est constituée d’un
bon nombre de nations historiques distinctes dont la diversité des cultures
politiques, sans que celles-ci ne soient nécessairement chauvines, pèse
suffisamment lourd pour interdire d’y reconnaître l’existence
d’un « peuple européen » à l’instar
du « peuple étatsunien ». On reviendra sur cette
question majeure.
Troisièmement (et c’est là la raison principale qui interdit
la comparaison) le développement capitaliste en Europe a été
et demeure inégal, alors que celui-ci a homogénéisé
les conditions de son déploiement dans l’espace nord américain,
tout au moins depuis la guerre de sécession.
L’Europe – à l’Ouest de la Russie
historique (qui inclut la Biélorussie et l’Ukraine) – est
elle-même composée de trois strates de sociétés capitalistes
inégalement développées.
Le capitalisme historique – c'est-à-dire la forme du mode capitaliste
qui s’est imposé à l’échelle mondiale –
s’est constitué à partir du XVIe siècle dans le triangle
Londres/Amsterdam/Paris, pour prendre sa forme achevée avec la révolution
politique française et la révolution industrielle anglaise. Ce
modèle, qui deviendra celui du capitalisme des centres dominants jusqu' à
l’époque contemporaine (le capitalisme libéral pour employer
les termes de Wallerstein), s’est déployé avec vigueur et
rapidité aux Etats Unis, après la guerre de Sécession qui
met un terme à la position dominante des esclavagistes dans la gestion
de l’Union ; plus tard au Japon. En Europe le modèle a conquis,
également rapidement (à partir de 1870), l’Allemagne et
la Scandinavie. Ce noyau européen (Grande Bretagne, France, Allemagne,
Pays Bas, Belgique, Suisse, Autriche, Scandinavie) est aujourd’hui soumis
à la gestion économique, sociale et politique de ses propres monopoles
que j’ai qualifié de « généralisés »,
constitués comme tels dans les années 1975-1990, à partir
des formes antérieures du capitalisme des monopoles.
Or les monopoles généralisés propres
à cette région européenne ne sont pas « européens »
mais encore rigoureusement « nationaux » (c'est-à-dire
allemands, ou britanniques, ou suédois etc.), bien que leurs activités
soient transeuropéennes et même transnationales (opérant
à l’échelle de toute la Planète). Il en est de même
des monopoles généralisés contemporains des Etats Unis
et du Japon. Dans mon commentaire des travaux de recherche impressionnants qui
ont été faits sur ce sujet j’ai insisté sur l’importance
décisive de cette conclusion.
La seconde strate concerne l’Italie et l’Espagne,
dans lesquels le même modèle – aujourd’hui donc celui
du capitalisme des monopoles généralisés – n’a
pris corps que beaucoup plus récemment, après la seconde guerre
mondiale. Les formes de la gestion économique et politique des sociétés
concernées, de ce fait particulières, constituent un handicap
à leur promotion au rang d’égaux de premiers.
Mais la troisième strate, qui englobe les pays de l’ex
monde « socialiste » (à la mode soviétique)
et la Grèce, n’est pas le siège de monopoles généralisés
propres à leurs sociétés nationales (les armateurs grecs
sont peut être l’exception, mais leur statut est-il celui de « Grecs » ?).
Tous ces pays étaient jusqu' à la seconde guerre mondiale
encore loin de s’être constitués en sociétés
capitalistes développées à l’instar de celles du
noyau européen central. Par la suite le socialisme soviétique
a fait encore reculer les embryons de bourgeoisies capitalistes nationales,
en substituant à leur pouvoir celui d’un capitalisme d’Etat
associé à des comportements sociaux, sinon socialistes. Réintégrés
dans le monde capitaliste par leur adhésion à l’Union Européenne
et à l’Otan, ces pays sont désormais dans la situation de
ceux du capitalisme périphérique : ils ne sont pas gérés
par leurs propres monopoles généralisés nationaux, mais
dominés par ceux du noyau européen central.
Cette hétérogénéité de
l’Europe interdit rigoureusement sa comparaison avec l’ensemble
Etats Unis/Canada. Mais, dira-t-on, cette hétérogénéité
ne pourrait-elle pas être effacée graduellement, précisément
par la construction européenne ? L’opinion européenne
dominante le pense ; je ne le crois pas, et nous reviendrons sur cette
question.
Doit-on comparer l’Europe au continent des deux Amériques ?
Pour ma part je crois plus proche de la réalité
la comparaison de l’Europe avec le continent des deux Amériques
(Etats Unis/Canada d’une part, Amérique latine et Caraïbes
d’autre part) qu' avec la seule Amérique du Nord. Le continent
des deux Amériques constitue un ensemble du capitalisme mondial caractérisé
par le contraste qui oppose son Nord central et dominant à son Sud périphérique
et dominé. Cette domination, partagée au XIXe siècle entre
le concurrent britannique (alors hégémonique à l’échelle
mondiale) et la puissance étatsunienne montante (dont l’ambition
est proclamée dès 1823 par la doctrine Monroe), est aujourd’hui
désormais principalement exercée par Washington, dont les monopoles
généralisés contrôlent largement la vie économique
et politique du Sud, en dépit des avancées combattives récentes
qui pourraient remettre en question cette domination. L’analogie avec
l’Europe s’impose. L’Est européen est dans une situation
de périphérie soumise à l’Ouest européen analogue
celle qui caractérise l’Amérique latine dans ses rapports
avec les Etats Unis.
Mais toutes les analogies ont leurs limites et les ignorer
conduirait à des conclusions erronées concernant les avenirs possibles
et les stratégies de lutte efficaces capables d’ouvrir la voie
au meilleur de ces avenirs. Sur deux plans l’analogie cède la place
à la différence. L’Amérique latine est un continent
immense, doté de ressources naturelle fabuleuses – eau, terres,
minerais, pétrole et gaz. L’Europe de l’Est n’est sur
ce plan en rien comparable. Par ailleurs l’Amérique latine est
également relativement considérablement moins hétérogène
que l’Europe de l’Est : deux langues apparentées (sans
ignorer ce qu' il reste des langues indiennes), peu d’hostilité
chauvine entre voisins. Mais ces différences – pour importantes
qu' elles soient – ne constituent pas notre motif majeur de ne pas
poursuivre le raisonnement simplifié de l’analogie.
La domination des Etats Unis sur son Sud américain
se déploie par des moyens qui relèvent principalement de l’économique
comme en témoigne le modèle du marché commun pan-américain
promu par Washington, en panne dans la tentative des Etats Unis de l’imposer.
Même dans son segment actif – NAFTA qui annexe le Mexique au grand
marché Nord américain – l’institution ne remet pas
en cause la souveraineté politique du Mexique dominé. Mon observation
ne comporte aucun volet naïf. Je sais bien qu' il n’y a pas
de cloisons étanches séparant les moyens économiques de
ceux mis en œuvre aux plans de la politique. L’OEA (l’Organisation
des Etats Américains) a été à juste titre considérée
par les opposants d’Amérique latine comme « le Ministère
des colonies des Etats Unis », et la liste des interventions, qu' elles
aient été militaires (dans les Caraïbes) ou qu' elles
aient pris la forme de soutiens organisés à des coups d’Etats
est suffisamment longue pour en témoigner.
L’institutionnalisation des rapports entre les Etats
de l’Union Européenne relève d’une logique plus large
et plus complexe. Il y a bien une sorte de « doctrine Monroe »
ouest européenne (« l’Europe de l’Est appartient
à l’Europe de l’Ouest »). Mais il n’y a
pas que cela. L’Europe n’est plus seulement un « marché
commun » comme elle l’avait été à l’origine,
au départ limité à six pays puis étendue à
d’autres en Europe de l’Ouest. Depuis le traité de Maëstricht
elle est devenue un projet politique. Certes ce projet politique a été
conçu pour servir celui de la gestion des sociétés concernées
par les monopoles généralisés. Mais il peut devenir le
lieu de conflits et de remises en cause de cette vocation et des moyens mis
en place pour la servir. Les institutions européennes sont censées
associer les peuples de l’Union et prévoient quelques moyens à
cet effet, comme la mesure de la représentation des Etats en fonction
de leur population et non de leur PIB. De ce fait l’opinion dominante
en Europe, en y incluant celle de la majorité des gauches critiques des
institutions telles qu' elles sont, garde l’espoir qu' une « autre
Europe » est possible.
Avant de discuter des thèses et des hypothèses
concernant les avenirs possibles de la construction européenne il nous
paraît nécessaire de faire un détour par la discussion de
l’atlantisme et de l’impérialisme d’une part, et de
l’identité européenne d’autre part.
Europe ou Europe atlantiste et impérialiste ?
La Grande Bretagne est atlantiste plus qu' elle n’est
européenne, et tient cette posture de son héritage d’ancienne
puissance impérialiste hégémonique, quand bien même
cet héritage serait-il réduit aujourd’hui à la position
privilégiée que la City de Londres occupe dans le système
financier mondialisé. La Grande Bretagne soumet donc son adhésion
fort particulière à l’Union Européenne à la
priorité qu' elle donne à l’institutionnalisation d’un
marché économique et financier euro-atlantique, qui l’emporte
sur toute volonté de participer activement à une construction
politique de l’Europe.
Mais ce n’est pas seulement la Grande Bretagne qui est atlantiste. Les
Etats de l’Europe continentale ne le sont pas moins, en dépit de
leur volonté apparente de construire une Europe politique. La preuve
en est donnée par la centralité de l’OTAN dans cette construction
politique. qu' une alliance militaire avec un pays extérieur à
l’Union ait été intégrée dans la « constitution
européenne » constitue une aberration juridique sans pareille.
Pour certains pays européens (la Pologne, les Etats baltes, la Hongrie)
la protection de l’OTAN – c'est-à-dire des Etats Unis –
face à « l’ennemi russe » ( !) est plus
importante que leur appartenance à l’Union Européenne.
La persistance de l’atlantisme et l’expansion
mondiale du champ d’intervention de l’OTAN après qu' ait
disparue la prétendue « menace soviétique »
sont les produits de ce que j’ai analysé comme l’émergence
de l’impérialisme collectif de la triade (Etats Unis, Europe, Japon),
c'est-à-dire des centres dominants du capitalisme des monopoles généralisés,
et qui entendent le demeurer en dépit de la montée des Etats émergents.
Il s’agit là d’une transformation qualitative relativement
récente du système impérialiste antérieurement et
traditionnellement fondé sur le conflit des puissances impérialistes.
La raison de l’émergence de cet impérialisme collectif est
la nécessité de faire face ensemble au défi que constituent
les ambitions des peuples et des Etats des périphéries d’Asie,
d’Afrique et d’Amérique latine de sortir de leur soumission.
Le segment européen impérialiste en question
ne concerne que l’Europe de l’Ouest, dont tous les Etats ont toujours
été impérialistes à l’époque moderne,
qu' ils aient disposé de colonies ou pas, ayant tous et toujours
eu accès à la rente impérialiste. Les pays de l’Europe
de l’Est par contre n’ont pas accès à celle-ci, n’étant
pas le siège de monopoles généralisés nationaux
qui leur soient propres. Mais ils se nourrissent de l’illusion qu' ils
y ont droit, du fait de leur « européanité ».
J’ignore s’ils sauront se débarrasser un jour de cette illusion.
L’impérialisme étant devenu désormais
collectif il n’y a plus qu' une seule politique – celle de
la triade – commune et partagée vis-à-vis du Sud, qui est
une politique d’agression permanente contre les peuples et les Etats qui
osent remettre en question ce système particulier de la mondialisation.
Or l’impérialisme collectif a un leader militaire, sinon un hégémon :
les Etats Unis. On comprend alors qu' il n’y a plus de politique
extérieure, ni de l’Union Européenne, ni des Etats qui la
constituent. Les faits démontrent qu' il n’y a qu' une
seule réalité : l’alignement sur ce que Washington
décide seul (peut être en accord avec Londres). L’Europe
vue du Sud n’est rien d’autre que l’allié inconditionnel
des Etats Unis. Et s’il y a sur ce plan peut être quelques illusions
en Amérique latine – du fait sans doute que l’hégémonie
est exercée ici brutalement par les seuls Etats Unis et non par leurs
alliés subalternes européens – cela n’est pas le cas
en Asie et en Afrique. Les pouvoirs dans les pays émergents le savent ;
ceux qui gèrent les affaires courantes dans les autres pays des deux
continents acceptent leur statut de compradores soumis. Pour tous Washington
seul compte, pas l’Europe, devenue inexistante.
Y a-t-il une identité européenne ?
L’angle sous lequel doit être regardée
cette question est cette fois intérieur à l’Europe. Car
vue de l’extérieur – du grand Sud – oui « l’Europe »
paraît être une réalité. Pour les peuples d’Asie
et d’Afrique, de langues et de religions « non européennes »,
même lorsque cette réalité a été atténuée
par des conversions missionnaires au christianisme ou l’adoption de la
langue officielle des anciens colonisateurs, les Européens sont les « autres ».
L’affaire est différente en Amérique latine qui, comme l’Amérique
du Nord, est le produit de la construction de « l’autre Europe »
associée nécessaire au déploiement du capitalisme historique.
La question de l’identité européenne ne
peut être discutée qu' en portant le regard sur l’Europe
vue de l’intérieur. Or les thèses qui affirment la réalité
de cette identité et celles qui le nient se confrontent dans des polémiques
qui conduisent les uns et les autres à trop tordre le bâton en
leur faveur. Les uns invoqueront donc la chrétienté, alors qu' il
faudrait parler des chrétientés catholique, protestante et orthodoxe,
sans oublier les sans pratique religieuse ou même sans religion qui ne
comptent plus pour quantités négligeables. Les autres feront observer
qu' un Espagnol se sent plus à l’aise avec un Argentin qu' avec
un Lituanien, qu' un Français comprendra mieux un Algérien
qu' un Bulgare, qu' un Anglais se déplace plus aisément
dans l’espace mondial des peuples qui partagent sa langue qu' en
Europe. L’ancêtre civilisateur gréco-romain, réel
ou reconstruit, devrait faire adopter le latin et le grec et non de l’anglais
comme langues officielles de l’Europe (ce qu' elles étaient
au Moyen Age). Les Lumières du XVIIIe siècle n’ont guère
concerné que le triangle Londres/Amsterdam/Paris, même si elles
ont été exportées jusqu' en Prusse et en Russie. La
démocratie électorale représentative est trop récente
et encore bien incertaine pour en faire remonter les sources à la formation
des cultures politiques européennes, visiblement diverses.
Il ne serait pas difficile de faire apparaître la puissance
toujours présente en Europe des identités nationales. La France,
l’Espagne, l’Angleterre, l’Allemagne se sont construits dans
leur adversité guerrière. Et si l’insignifiant premier Ministre
de Luxembourg peut déclarer que « sa patrie est l’Europe »
(ou peut-être la patrie de sa banque !), aucun Président français,
chancelier allemand ou premier britannique n’oserait une telle sottise.
Mais est-il nécessaire d’affirmer la réalité d’une
identité commune pour légitimer un projet de construction politique
régionale ? Pour ma part je crois qu' il n’en est rien.
Mais à condition de reconnaître la diversité des identités
(appelons les « nationales ») des partenaires et de situer
avec précision les raisons sérieuses de la volonté de la
construction commune. Ce principe n’est pas valable exclusivement pour
les Européens ; il l’est tout également pour les peuples
des Caraïbes, d’Amérique hispanique (ou latine), du monde
arabe, de l’Afrique. Il n’est pas nécessaire de souscrire
aux thèses de l’arabité ou de la négritude pour donner
toute sa légitimité à un projet arabe ou africain. Le malheur
est que les « européanistes » ne se comportent
avec cette intelligence. Dans leur grande majorité ils se contentent
de se déclarer « supra-nationaux », et « anti
souverainistes », ce qui ne veut à peu près rien dire
ou même entre en conflit avec la réalité. Dans ce qui suit,
je ne discuterai donc pas la question de la viabilité du projet politique
européen en me situant sur les terrains mouvants de l’identité,
mais sur celui, solide, des enjeux et des formes d’institutionnalisation
de leur gestion.
L’Union Européenne est-elle viable ?
La question que je pose n’est pas celle de savoir si
« un » projet européen (lequel ? pour quoi
faire ?) serait possible (ma réponse est : évidemment
oui), mais si celui qui est en place est viable, ou pourrait se transformer
pour le devenir. Je laisse de côté les « européanistes »
de droite, c'est-à-dire ceux qui, ayant souscrit à la soumission
aux exigences du capitalisme des monopoles généralisés,
acceptent l’Union Européenne telle qu' elle est pour l’essentiel
et s’intéressent seulement à donner une solution aux difficultés
« conjoncturelles » (ce qu' elles ne sont pas, à
mon avis) qu' elle traverse. Je ne m’intéresse donc qu' aux
arguments de ceux qui proclament « une autre Europe possible »,
en y incluant les partisans d’un capitalisme rénové, à
visage humain et ceux qui s’inscrivent dans une perspective de transformation
socialiste de l’Europe et du monde.
La nature de la crise qui traverse le monde et l’Europe
est au centre de ce débat. Et, pour ce qui concerne l’Europe, la
crise de la zone euro – qui occupe le devant de la scène –
et celle – derrière – de l’Union Européenne,
sont indissociables.
La construction de l’Union Européenne –
au moins depuis le traité de Maëstricht et, à mon avis, depuis
bien plus tôt – et celle de la zone Euro, ont été
conçues et édifiées systématiquement comme des blocs
de construction de la mondialisation dite libérale, c'est-à-dire
de celle d’un système assurant la domination exclusive du capitalisme
des monopoles généralisés. Dans ce cadre il nous faut d’abord
analyser les contradictions qui, à mon avis, font que ce projet (et donc
le projet européen qui en relève) n’est pas viable.
Mais, dira-t-on, en défense d’ « un »
projet européen envers et contre tout, celui qui a l’avantage d’exister,
d’être en place, peut être transformé. En théorie
abstraite, certes. Mais quelles sont les conditions qui le permettraient. A
mon avis un double miracle (est-il utile de dire que je crois peu aux miracles ?) :
1) que la construction transnationale européenne reconnaisse la réalité
des souverainetés nationales, de la diversité des intérêts
et des enjeux, et organise sur cette base l’institutionnalisation de son
fonctionnement ; et
2) que le capitalisme – s’il s’agit de rester dans le cadre
général de son mode de gestion de l’économie et de
la société – puisse être contraint d’opérer
d’une manière autre que celle que commande sa logique propre, aujourd’hui
celle de la domination des monopoles généralisés. Je ne
vois pas d’indications que les européanistes majoritaires acceptent
de prendre en compte ces exigences. Je ne vois pas davantage que les européanistes
de gauche, minoritaires, qui le voient, soient capables de mobiliser des forces
sociales et politiques capables d’inverser le conservatisme de l’européanisme
en place. C’est pourquoi je conclus que l’Union Européenne
ne peut être autre que ce qu' elle est, et que celle-ci n’est
pas viable.
La crise de la zone euro illustre cette impossible viabilité
du projet.
Le projet « européen » tel que
le traité de Maëstricht le définit et celui de la zone euro
ont été vendus aux opinions par une propagande (je n’ai
pas d’autres mots pour la qualifier) mensongère et imbécile.
Aux uns – les privilégiés (relatifs) de l’Europe de
l’Ouest opulente – on a raconté qu' en gommant les souverainetés
nationales on mettait un terme aux guerres haineuses qui avaient ensanglanté
le continent (et on comprend alors le succès de ce boniment). On a rajouté
la sauce : l’amitié de la grande démocratie étatsunienne,
le combat commun pour la démocratie dans ce grand Sud arriéré
– forme nouvelle de l’adhésion à des postures impérialistes
– etc. Aux autres – les pauvres hères de l’Est –
on a promis l’opulence par le « rattrapage » des
niveaux de vie occidentaux.
Les uns et les autres ont cru – dans leur majorité
– à ces boniments. A l’Est on a cru, semble-t-il, que l’adhésion
à l’Union Européenne permettrait ce fameux « rattrapage »
et que le prix en valait la chandelle. Ce prix – peut être la punition
pour avoir accepté le régime du socialisme, dit communisme, soviétique
– était celui d’un ajustement structurel pénible,
de « quelques » années. L’ajustement –
c'est-à-dire « l’austérité »
(pour les travailleurs, pas pour les milliardaires) – a été
imposé. Mais il s’est soldé par un désastre social.
C’est ainsi que l’Europe de l’Est est devenue la périphérie
de celle de l’Ouest. Une étude récente sérieuse nous
apprend que 80% des Roumains estiment « qu' au temps de Ceacescu,
c’était mieux » ( !). Peut-on espérer mieux
en termes de délégitimation de la prétendue démocratie
qui caractériserait l’Union Européenne ! Les peuples
concernés en tireront-ils la leçon ? Comprendront-ils que
la logique du capitalisme n’est pas celle du rattrapage, mais au contraire
de l’approfondissement des inégalités ? Je l’ignore.
Si la Grèce est aujourd’hui au cœur du conflit,
c’est à la fois parce que la Grèce fait partie de la zone
euro, et que son peuple a cru échapper au sort des autres périphéries
balkaniques (ex « socialistes »). Les « Grecs »
(je ne sais pas exactement ce que cela veut dire) pensaient ou espéraient ?
qu' ayant évité le malheur d’être gouvernés
par des « communistes » (puissants dans la Grèce
héroïque de la seconde guerre mondiale) - et cela grâce aux
colonels ! – ils n’auraient pas à souffrir du prix que
les autres balkaniques doivent payer. L’Europe et l’euro fonctionneraient
autrement pour eux. La solidarité européenne, et celle plus particulière
des partenaires de l’Euro, affaiblies ailleurs (pour crime de « communisme »
qui doit être puni), agiraient en leur faveur.
Les Grecs en sont pour leurs illusions naïves. Ils devraient
savoir aujourd’hui que le système réduira leur sort à
celui de leurs voisins balkaniques, la Bulgarie et l’Albanie. Car la logique
de la zone euro n’était pas différente de celle de l’Union
européenne ; au contraire elle en renforce la violence. D’une
manière générale la logique de l’accumulation capitaliste
produit une accusation de l’inégalité entre les nations
(elle est à l’origine de la construction du contraste centres/périphéries) ;
et l’accumulation dominée par les monopoles généralisés
renforce encore cette tendance immanente au système. On nous rétorquera
que les institutions de l’Union Européenne ont prévu les
moyens de corriger les inégalités intra-européennes par
des soutiens financiers appropriés destinés aux pays retardés
de l’Union ; et l’opinion générale y a cru. En
réalité non seulement ces aides (qui, en dehors de l’agriculture
dont je ne discuterai pas de la question ici, sont affectés en particulier
à la construction d’infrastructures modernes) sont trop insuffisantes
pour permettre le « rattrapage » ; mais, encore plus
grave, par leur contribution à une plus grande ouverture des économies
concernées, facilitent la pénétration des monopoles généralisés
et donc renforcent la tendance au développement inégal. De surcroît
ces aides poursuivent l’objectif de renforcer certaines régions
sous-nationales (la Bavière, la Lombardie, la Catalogne par exemple)
et par là affaiblir les capacités de résistance des Etats
nationaux face aux diktats des monopoles.
La zone euro a été conçue pour accentuer
encore davantage ce mouvement. Son caractère fondamental est défini
par le statut de la BCE, qui s’interdit de prêter aux Etats nationaux
(et même à un Etat supranational européen s’il existait,
ce qui n’est pas le cas), mais finance exclusivement les banques –
à un taux ridicule – qui, à leur tour, tirent de leurs placements
en titres des dettes publiques nationales une rente qui renforce la domination
des monopoles généralisés. Ce qu' on appelle la financiarisation
du système est inhérent à la stratégie des monopoles
en question. Dès sa création j’avais analysé ce système
comme étant non viable, appelé à s’effondrer dès
lors qu' une crise sérieuse frapperait le capitalisme. Ce qui se
produit sous nos yeux. J’avais soutenu que la seule alternative susceptible
de soutenir une construction européenne graduelle et solide imposait
le maintien d’une gestion nationale des monnaies articulées dans
un serpent monétaire, lui-même conçu comme une structure
de négociations sérieuses portant sur les taux de change et les
politiques industrielles. Et cela jusqu' à ce que, éventuellement
et beaucoup plus tard, la maturation des cultures politiques permette la mise
en place d’un Etat européen confédéral se superposant
aux Etats nationaux, sans annihiler ces derniers.
La zone euro est donc entrée dans une crise prévisible
qui menace réellement son existence comme on finit par l’admettre
même à Bruxelles. Car on ne voit pas que l’Union Européenne
soit devenue capable de conduire une autocritique radicale qui impliquerait
l’adoption d’un autre statut pour la gestion de la monnaie et la
renonciation au libéralisme inhérent aux traités en vigueur.
Les responsables de la faillite du projet européen
ne sont pas ses victimes – les pays fragiles de la périphérie
européenne – mais, à l’opposé, les pays (c'est-à-dire
les classes dirigeantes de ces pays) qui ont été les bénéficiaires
du système, l’Allemagne en premier lieu. Les insultes proférées
à l’encontre du peuple grec n’en sont que plus odieuses.
Peuple paresseux ? Tricheurs avec le fisc : Madame Lagarde oublie
que les tricheurs en question sont les armateurs que les libertés de
la mondialisation (défendues par le FMI) protègent ! Mon
raisonnement n’est pas fondé sur la reconnaissance du conflit des
nations, même si dans les apparences les choses se passent de cette manière.
Il est fondé sur celle du conflit entre les monopoles généralisés
(eux-mêmes propres seulement aux pays du centre européen) et les
travailleurs des centres européens comme de leurs périphéries,
même si le coût de l’austérité imposé
aux uns et aux autres produit des effets dévastateurs plus marqués
dans les périphéries que dans les centres. Le « modèle
allemand », vantée par toutes les forces politiques européennes
de la droite et même d’une bonne partie de la gauche, a été
mis en œuvre avec succès en Allemagne grâce à la docilité
relative de ses travailleurs qui acceptent des rémunérations de
30% inférieures à celle des Français. Cette docilité
est largement à l’origine à la fois du succès des
exportations allemandes et de la croissance puissante des rentes dont les monopoles
généralisés allemands sont les bénéficiaires.
On comprend que ce modèle séduise les inconditionnels de la défense
du capital !
Le pire est donc encore à venir : le délitement
sous une forme ou une autre – brutale ou graduelle – du projet européen,
en commençant par celui de la zone euro. On retournerait alors à
la case de départ: les années 1930. On aurait alors une zone mark
réduite à l’Allemagne et aux pays qu' elle dominerait
sur ses frontières Est et Sud, les Pays Bas et la Scandinavie autonomes
mais consentant à s’y ajuster, une Grande Bretagne que son atlantisme
éloignerait encore davantage de la participation aux vicissitudes de
la politique en Europe, une France isolée (Vichy ? ou De Gaule?),
une Espagne et une Italie incertaines et fluctuantes. On aurait alors associé
le pire : la soumission des sociétés nationales européennes
aux diktats des monopoles généralisés et du « libéralisme »
mondialisé qui l’accompagne d’une part, leur gestion politique
par des pouvoirs recourant d’autant plus à la démagogie
« nationaliste » qu' ils resteraient impuissants.
Cette gestion politique renforcerait les chances des droites extrêmes.
On aurait (on a déjà ?) des Pilsudski, des Horty, des barons
baltes, des nostalgiques de Franco et de Mussolini, des Maurassiens. Les discours
d’apparence « nationaliste » des droites extrêmes
sont des discours menteurs, puisque ces forces politiques (du moins leurs dirigeants)
acceptent non seulement le capitalisme en général, mais encore
la seule forme qu' il peut revêtir, celle du capitalisme des monopoles
généralisés. Un « nationalisme »
authentique aujourd’hui ne peut être que populaire au sens vrai
du terme, servir le peuple et non le tromper. Du coup le vocable de « nationalisme »
doit lui-même être utilisé avec précaution et peut
être vaudrait-il mieux lui substituer celui « d’internationalisme
des peuples et des travailleurs ». En contrepoint la rhétorique
des droites en question réduit le thème du nationalisme à
des dérives de violence chauvine mise en œuvre contre les immigrés
ou les Roms, accusés d’être la source des désastres.
Cette droite ne manque pas d’associer dans sa haine les « pauvres »,
tenus responsables de leur misère et accusés d’abuser des
bénéfices de « l’assistanat ».
Voilà où conduit l’entêtement
à défendre le projet européen contre vents et marées :
à sa destruction.
Y a-t-il une alternative moins désolante ? Va-t-on
vers une nouvelle vague de transformations sociales progressistes !
Certes oui, car les alternatives (au pluriel) existent toujours,
en principe. Mais les conditions pour que celle-ci ou celle là des alternatives
possibles devienne réalité doivent être précisées.
Il n’est pas possible de revenir à un stade antérieur de
développement du capital, à un stade antérieur de la centralisation
de son contrôle. On ne peut qu' aller de l’avant, c'est-à-dire
en partant du stade actuel de la centralisation du contrôle du capital,
comprendre de l’heure de « l’expropriation des expropriateurs »
a sonné. Il n’y a pas d’autre perspective viable possible.
Cela dit la proposition en question n’exclut pas la conduite de luttes
qui, par étapes, vont dans sa direction. Au contraire elle implique l’identification
d’objectifs stratégiques d’étape et la mise en œuvre
de tactiques efficaces. Se dispenser de ces préoccupations de stratégies
d’étape et de tactique d’action, c’est se condamner
à proclamer quelques slogans faciles (« A bas le capitalisme »)
sans efficacité.
Dans cet esprit et en ce qui concerne l’Europe une première
avancée efficace, qui d’ailleurs se dessine peut être, part
de la remise en question des politiques dites d’austérité,
associées d’ailleurs à la montée des pratiques autoritaires
anti-démocratiques qu' elle exige. L’objectif de relance économique,
en dépit de l’ambigüité de ce terme (relance de quelles
activités ? par quels moyens ?) lui est d’ailleurs associé
tout naturellement.
Mais il faut savoir que cette première avancée
se heurtera au système en place de gestion de l’euro par la BCE.
De ce fait je ne vois pas qu' il soit possible d’éviter de
« sortir de l’euro » par la restauration de la souveraineté
monétaire des Etats européens. Alors et alors seulement des espaces
de mouvement pourront s’ouvrir, imposant la négociation entre partenaires
européens et par là même la révision des textes organisant
les institutions européennes. Alors et alors seulement des mesures pourront
être prises amorçant la socialisation des monopoles. Je pense par
exemple à la séparation des fonctions bancaires, voire à
la nationalisation définitive des banques en difficulté, à
l’allègement de la tutelle que les monopoles exercent sur les producteurs
agricoles, les petites et moyennes entreprises, à l’adoption de
règles de fiscalité fortement progressive, au transfert de la
propriété des entreprises qui choisiraient la délocalisation
aux travailleurs et aux collectivités locales, à la diversification
des partenaires commerciaux, financiers et industriels par l’ouverture
de négociations, notamment avec les pays émergents du Sud etc.
Toutes ces mesures exigent l’affirmation de la souveraineté économique
nationale et donc la désobéissance aux règles européennes
qui ne les permettraient pas. Car il me paraît évident que les
conditions politiques permettant de telles avancées ne seront jamais
réunies en même temps dans l’ensemble de l’Union Européenne.
Ce miracle n’aura pas lieu. Il faudra alors accepter de commencer là
où on le peut, dans un ou plusieurs pays. Je reste convaincu que le processus
engagé ne tarderait pas à faire boule de neige.
A ces propositions (dont le Président F. Hollande a
amorcé la formulation, en partie tout au moins), les forces politiques
au service des monopoles généralisés opposent déjà
des contre-propositions qui en annihilent la portée : la « relance
par la recherche d’une meilleure compétitivité des uns et
des autres dans le respect de la transparence de la concurrence ».
Ce discours n’est pas seulement celui de Merkel ; il est également
celui de ses adversaires sociaux démocrates, celui de Draghi, le président
de la BCE. Mais il faut savoir – et le dire – que la « concurrence
transparente » n’existe pas. Elle est celle – opaque
par nature – des monopoles en conflit mercantile. Il ne s’agit donc
là que d’une rhétorique menteuse qu' il faut dénoncer
comme telle. Tenter d’en aménager la gestion, après en avoir
accepté le principe – en proposant des règles de « régulation »
– ne mène à rien d’efficace. C’est demander
aux monopoles généralisés – les bénéficiaires
du système qu' ils dominent – qu' ils agissent contre
leurs intérêts. Ceux-ci sauront trouver les moyens d’annihiler
les règles de régulation qu' on prétendrait leur imposer.
Le XXe siècle n’a pas été seulement
celui des guerres les plus violentes qu' on ait connues, produites dans
une large mesure par le conflit des impérialismes (alors conjugués
au pluriel). Il a été aussi celui d’immenses mouvements
révolutionnaires des nations et des peuples des périphéries
du capitalisme de l’époque. Ces révolutions ont transformé
à une allure accélérée la Russie, l’Asie,
l’Afrique et l’Amérique latine et ont constitué de
ce fait la dynamique majeure dans la transformation du monde. Mais l’écho
qu' elles ont trouvé dans les centres du système impérialiste
est demeuré limité pour le moins qu' on puisse dire. Les
forces réactionnaires pro-impérialistes ont conservé la
maîtrise de la gestion politique des sociétés dans ce qui
est devenu la triade de l’impérialisme collectif contemporain,
leur permettant ainsi de poursuivre leurs politiques de « containment »
(« contenir ») puis de « rolling back »
(faire reculer) de cette première vague de luttes victorieuses pour l’émancipation
de la majorité de l’humanité. C’est ce défaut
d’internationalisme des travailleurs et des peuples qui est à l’origine
du double drame du XXe siècle : l’essoufflement des avancées
amorcées dans les périphéries (les premières expériences
à vocation socialiste, le passage de la libération anti-impérialiste
à la libération sociale) d’une part, le ralliement des socialismes
européens au camp du capitalisme/impérialisme et la dérive
de la social-démocratie devenant social libérale d’autre
part.
Mais le triomphe du capital – devenu celui des monopoles
généralisés – n’aura été que
de courte durée (1980-2010 ?) Les luttes démocratiques et
sociales engagées à travers le monde, comme certaines des politiques
des Etats émergents, remettent en cause le système de la domination
des monopoles généralisés et amorcent une seconde vague
de transformation du monde. Ces luttes et ces conflits concernent toutes les
sociétés de la planète, au Nord comme au Sud. Car pour
maintenir son pouvoir le capitalisme contemporain est contraint de s’attaquer
à la fois aux Etats, aux nations et aux travailleurs du Sud (de surexploiter
leur force de travail, de piller leurs ressources naturelles) et aux travailleurs
du Nord, mis en concurrence avec ceux du Sud. Les conditions objectives pour
l’émergence d’une convergence internationaliste des luttes
sont donc réunies. Mais de l’existence de conditions objectives
à leur mise en oeuvre par les agents sociaux sujets de la transformation,
il y a encore une distance qui n’est pas franchie. Il n’entre pas
dans notre intention de régler cette question par quelques grandes phrases
faciles et creuses. Un examen approfondi des conflits entre les Etats émergents
et l’impérialisme collectif de la triade et de leur articulation
aux revendications démocratiques et sociales des travailleurs des pays
concernés, un examen approfondi des révoltes en cours dans les
pays du Sud, de leurs limites et de leurs évolutions diverses possibles,
un examen approfondi des luttes engagées par des peuples en Europe et
aux Etats Unis, constituent le préalable incontournable à la poursuite
de débats féconds concernant « les » avenirs
possibles.
Toujours est-il que l’amorce du dépassement du
défaut d’internationalisme est encore loin d’être visible.
La seconde vague des luttes pour la transformation du monde va-t-elle de ce
fait être un « remake » de la première ?
Pour ce qui est de l’Europe, objet de notre réflexion ici, la dimension
anti-impérialiste des luttes reste absente de la conscience des acteurs
et des stratégies qu' ils développement, quand ils en ont.
Je tenais à conclure ma réflexion sur « l’Europe
vue de l’extérieur » par cette remarque, d’une
importance majeure à mon avis.
Références
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