Réflexion sur l’expérience socialiste dans les pays de l’Est

Bruno Drweski En 2010, j'écrivais ceci. ...Aujourd'hui, avec Orban en Hongrie, le PiS en Pologne, Poutine en Russie, etc. cette réflexion mériterait d'être poursuivie.
publication le 5 mai 2010
mis à jour le : 4 Décembre, 2016

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En ce qui me concerne, j’ai eu une expérience régulière des pays de l’ancien bloc socialiste, en particulier de la Pologne, et depuis je suis l’évolution de ces pays à travers mes activités de chercheur, en contact avec ces sociétés.

Secrétaire général aux questions idéologiques et politiques dans le Département international de l’Association des étudiants socialistes de Pologne dans les années 1970 pour la région de Cracovie, j’étais chargé des relations avec les étudiants étrangers, pour beaucoup originaires des autres pays socialistes ou du tiers monde (même s'il y avait aussi des Occidentaux), ce qui m’a donné une bonne idée de la situation dans chacun d’entre eux. Mon souvenir est que deux pays faisaient alors nettement la différence : Cuba et le Viet-Nam. Là on avait à faire à des gens réellement politisés. Les étudiants de RDA aussi étaient très politisés mais avec une discipline un peu « prussienne » qui heurtait les « Slaves ». Pour les autres pays, la dépolitisation et le conformisme faisaient déjà des ravages dans les années 1970. Mais je tiens à dire que l’ambiance générale à cette époque était « bon enfant », pas du tout la « dictature sinistre » dépeinte par les médias occidentaux dans les années 1980.

C’était plutôt le contraire, on ne pouvait être mis à la porte de son boulot, même si on y faisait preuve d’une paresse incurable, on pouvait critiquer autant qu’on voulait ses chefs. La différence entre l’Est et l’Ouest, c’était qu’à l’Ouest on pouvait dénoncer le Président de la République, mais qu’il était impossible de s’attaquer publiquement à son patron, à son entreprise et à ses chefs. Exactement le contraire à l’Est. Le chef de l’état était inattaquable publiquement car choisi par le Parti "omniscient" d'avant-garde, mais tous ses chefs au boulot pouvaient être publiquement dénoncés en réunion et personne ne s’en privait. Résultat, le directeur hésitait à exiger des salariés trop d’efforts pour qu’on n’intervienne pas en haut lieu afin de lui faire perdre son poste.

On n’avait alors peur de rien, on savait (ou pensait savoir) que la vie serait paisible, on savait qu’on la vivrait en sécurité et, à cette époque, on pouvait dire tout ce qu’on voulait. Et même la police politique était rarement présente. En fait, elle ne s’attaquait à l’époque qu’aux adversaires actifs du système et souvent d’une façon somme toute assez bon enfant, même s’il pouvait y avoir des « bavures » …comme il y en a partout. J’ai à cet égard beaucoup de témoignages de la part de dissidents qui, en privé, reconnaissent que ce n’était pas la terreur. Je connais même un ancien dissident, militant actuel de la gauche socialiste, qui a connu la police espagnole sous Franco, les geôles « socialistes » de Jaruzelski et qui a même connu récemment les geôles « libérales » pour s’être opposé physiquement aux huissiers qui voulaient expulser de son logement une vieille dame avec son fils handicapé. Il m’a dit que la seule fois où il a eu peur dans sa vie, c’est quand il a vu le regard des policiers de Franco. Et qu’une fois avoir vécu cela, il n’a jamais eu peur des miliciens « communistes » en Pologne par comparaison. …Et pourtant dès 1989, dans tous les ex-pays du bloc de l’Est on a tenu un discours « épurateur » contre les anciens flics alors qu’en Espagne « démocratique mais royale » encore aujourd’hui, la lutte est dure pour essayer de connaître la vérité sur la terreur franquiste, sans parler d’engager des poursuites contre les tueurs officiels de ce régime. Deux poids deux mesures.

Le grand problème du socialisme réel à cette époque était donc qu’on pouvait dire dans la rue tout ce qu’on voulait, mais qu’on ne pouvait pas l’écrire. On pouvait le dire avant et après les réunions, avec les mêmes personnes, mais pas pendant les réunions. On pouvait accéder à des informations « non orthodoxes » (on pouvait lire la presse occidentale dans des clubs de la presse et du livre, accéder à des traductions de beaucoup de livres occidentaux, aller voir des films occidentaux (choisis sur des critères de qualité), discuter avec des Occidentaux, mais on ne pouvait pas à partir de cela écrire des articles polémiques sur la réalité environnante. Seule ce qu'on appelait "la critique constructive" était autorisée. Ce qui à la longue a créé une situation « schizophrène ». D’autant plus que dans certains pays de l’Est (Pologne, Hongrie, Yougoslavie) on pouvait assez librement voyager à l’Ouest et, en jouant sur le cours des devises au marché noir toléré par les autorités, gagner à l’Ouest en un mois l’équivalent d’un salaire annuel.

Il est clair que si le régime du socialisme réel s’est désagrégé sans rencontrer de résistance de la part des couches populaires de ces pays, c’est parce qu’il avait contribué à dépolitiser ces populations et à les isoler d’un flux d’informations concernant l’évolution du monde, en particulier du monde capitaliste d’où ne parvenaient en fait que des informations positives, car les médias ne parvenaient pas à faire croire que les aspects négatifs du capitalisme menaçaient réellement la réalité dans laquelle on vivait. Personne n’a vu venir la crise de l’endettement et quand elle est arrivée dans les années 1980, on n’a pas dénoncé le FMI et les banquiers occidentaux usuriers, mais les dirigeants locaux qui avaient emprunté, sans saisir la logique du capitalisme en voie de mondialisation.

Il est clair aussi que, à l’abri des partis « communistes » au pouvoir, s’étaient constitués des cercles d’intérêts qui étaient montés dans la hiérarchie sociale grâce à ces partis et à leur formation politique, mais qui s’étaient éloignés puis séparés du peuple au point de rêver en finale de la privatisation à leur profit des biens publics. Il y avait donc bien à l’Est une lutte des classes, mais elle se déroulait sans guidance au niveau populaire (on se contentait de râler ou de manifester des coups de colère contre ce que le langage populaire avait appelé « la bourgeoisie rouge »), et cette lutte se déroulait de façon peu perceptible au sein des partis au pouvoir peu à peu grignotés par des idées de plus en plus proches du libéralisme.

Cela étant, presque jusqu’à la fin, le système a conservé ce qu’on appelait avec fierté les « conquêtes du socialisme », un certain nombre d’acquis sociaux. Même en quittant officiellement la scène politique, les partis au pouvoir en 1989 mais aussi l’opposition montante, n’ont pas annoncé à leur peuple l’impensable alors : la privatisation généralisée, la légalisation du chômage, le démontage des acquis sociaux, le capitalisme …car cela ne serait pas passé. Il a donc fallu mettre ces peuples devant le fait accompli, et ensuite l’entériner en ayant déjà enterré ou « réformé » les partis en principe populaires et de gauche. Ce n’est pas un hasard si les oppositions avant 1989 tenaient toutes un langage de surenchère de gauche …pour changer radicalement de langage en 1989 …comme l’ont fait également de leur côté la plupart des dirigeants « communistes ». Comment dès lors une poule aurait pu y retrouver ses petits ?

Il faut rappeler par exemple que le premier gouvernement polonais non communiste, celui du Premier ministre Mazowiecki, a annoncé dans son discours d’intronisation, qu’on allait introduire les « règles du marché » (terme flou pour désigner le capitalisme), que cela allait exiger des sacrifices provisoires, mais qu’il s’engageait solennellement devant le peuple que le chômage allait être introduit comme phénomène provisoire, le temps de réorienter l’économie, et que ce sacrifice n’allait pas DEPASSER UNE DUREE DE SIX MOIS pendant lesquels les chômeurs seraient indemnisés. Aujourd’hui, dans les anciens pays socialistes, les taux de chômages officiels varient entre 10% et 20%, et environ 80% des chômeurs ne reçoivent aucune indemnité, …ce qui en général entraîne leur expulsion rapide des logements, puisqu’ils ne peuvent plus dès lors payer leur loyer et que le phénomène inconnu avant 1989 des huissiers est depuis devenu omniprésent dans les quartiers populaires, surtout dans les quartiers des centre ville ouverts à la spéculation immobilière. A côté de Katowice, un maire local vient de créer un campement de conteneurs où l’on « loge » les personnes expulsées de leurs logements : un camp métallique, sans fenêtres, sans électricité dans « l’Europe du XXIe siècle » avec un nouveau commissariat qui vient d’être bâti juste à l’entrée …on y prévoit déjà la délinquance, avant même l’ouverture du campement.

Toutes les enquêtes sérieuses menées par des sociologues dans pratiquement tous les pays ex-socialistes de l’Est montrent qu’une proportion majoritaire des populations considère que l’on vivait mieux avant 1989 sur le plan de la sécurité (sécurité sociale, sécurité d’emploi et sécurité publique), que les relations humaines étaient beaucoup plus satisfaisantes, que le temps consacré aux loisirs, à la culture et aux voyages était nettement plus élevé. On trouve aussi beaucoup de gens qui soutiennent que la qualité des produits à l’époque (nourriture ou outils) était somme toute meilleure et plus durable, même si mal présentée et avec un approvisionnement irrégulier, mal organisé.

D’où la nostalgie qu’on retrouve certes dans les générations qui ont connu ce système. Mais, plus surprenant encore, on trouve même « cette nostalgie » au sein de la jeunesse qui n’a pas connu ce système, preuve que par le biais de la tradition familiale des informations sont passées qui nuancent les jugements sur cette époque par rapport aux discours unilatéraux des médias. Si l’on en veut au système d’avant 1989, c’est en partie pour les défauts qu’on lui connaissait certes (bureaucratisation, contrôles tatillons, bêtise, propagande ânonnée, etc.), mais c’est aussi parce qu’on en veut à ses dirigeants de s’être laissés « achetés » par les sirènes du système consumériste, gaspilleur et inégalitaire actuel.

Et, une chose qu’il faut souligner, plus un pays est « occidentalisé » aujourd’hui, plus la nostalgie y est forte. L’ex-RDA est à cet égard sans doute l’ex-pays de l’Est où ce phénomène « d’Ostalgie » est le plus développé, mais on le retrouve partout en fait. Je donnerai maintenant deux exemples concret du sentiment actuel de ce que fut cette époque :
Lors des élections polonaises parlementaires de 2004, j’ai accompagné un journaliste français en Pologne, et nous avons décidé d’interroger les passants de la rue centrale de Katowice, en Haute-Silésie, à propos de ces élections. Les réponses étaient diversifiées quant à leurs votes actuels, allant de la droite national-catholique (PiS) au centre-gauche. Paradoxalement, les entrepreneurs interrogés qui avaient réussi leur « mue » capitaliste anciens cadres du parti "communiste" avaient tendance à voter centre-gauche (« ex-communiste » SLD), ce qui en dit long sur leur …"social"-libéralisme, tandis que les couches les plus défavorisées annonçaient plus facilement leur intention de vote soit en faveur des partis de la droite catholique soit du petit parti « populiste de gauche », Autodéfense. Dans les deux cas, il s’agissait de voter pour des partis qui, au moins verbalement, parlaient des pauvres, alors que les partis libéraux et de la gauche « ex-communiste » bien pensante, donc social-libérale, ne parlaient que des questions de moeurs, de « réformes économiques », « d’Europe » et de droits individuels, jamais de droits sociaux.
En revanche, lorsqu’on déplaçait la question sur leur opinion envers la Pologne d’avant 1989, les critiques étaient limitées à quelques points concrets mais « le bilan global » était jugé « positif » en fait par tous les interlocuteurs quelque soient leur division sur les choix présents. Le souvenir le plus fort que j’ai de ces interviews est celui de deux jeunes filles de 18-19 ans qui allaient voter pour la première fois et qui ne savaient pas trop pour qui elles allaient voter, hésitant entre Autodéfense et la droite national-catholique (PiS). A notre question sur la Pologne populaire, elles ont répondu que c’était bien mieux à cette époque. Comme elles n’avaient pas connu cette époque, je leur ai demandé comment pouvaient elles dire cela, et elles ont répondu que c’est en écoutant leurs parents et leurs voisins. Alors nous leur avons demandé pourquoi elles n’allaient pas voter pour le parti « de gauche » SLD : la réponse fut : « Parce que ce sont des vendus et des riches, si le Parti ouvrier unifié polonais (communiste) existait encore, nous voterions pour lui. » Voilà un des fondements …des partis de la droite anticommuniste actuelle à l’Est. Dans le contexte de vide généralisé à gauche, ce sont finalement les partis traditionalistes qui parlent des pauvres en d’autre termes que de « ratés », même si c’est pour prôner une charité condescendante, et dès lors on comprend les choix qui peuvent être faits. C’est un vote nostalgique aussi, mais dévoyé.

Quatre ans plus tard, j’ai donné des cours de relations internationales à L'Université de Rzeszow à des étudiants de Science politique dans une région orientale de la Pologne connue pour son traditionalisme. Au bout de quelques mois, à la fin d’un cours dans un amphi, un étudiant, qui avait manifestement l’appui de ses collègues pour engager cette discussion informelle, m’a interpellé devant tout l'amphi en me disant : « Monsieur le professeur ! Vous avez connu la Pologne populaire, pouvez vous nous dire comment on vivait à cette époque ? » Je leur ai alors demandé pourquoi ils me demandaient cela à moi qui arrivait de Paris et pas à leurs professeurs qui leur donnaient des cours sur ce sujet et qui non seulement avaient connu plus longtemps que moi la Pologne populaire mais aussi son évolution depuis. La discussion s’est alors engagée et la réponse générale était : "nos profs nous disent des choses différentes de ce que nous entendons de nos parents, et nous ne savons pas trop qui croire, comme vous venez de l’Ouest, vous avez un recul nécessaire qui vous permet de parler plus librement, alors nous vous faisons confiance pour que vous nous disiez comment on vivait réellement à cette époque » !!!

Que dire de plus ? Vingt ans d’expérience capitaliste ont laissé plus de doutes que de certitudes. Un doute qui témoigne que la prise en main des médias et de l’enseignement par la nouvelle ligne dominante ne correspond pas à ce que la population vit et sent au quotidien aujourd’hui, et à ce qu’elle a retenu du socialisme réel. Un brouillard total qui ne se lève pas. Finalement, la pire chose que ce socialisme réel a fait est sans doute que ses dirigeants l’ont laissé tomber du jour au lendemain sans explication et sans possibilité de débat et de choix (sans pour autant laisser tomber les bonnes affaires dans lesquelles ils ont souvent su se recycler !), après s’être accroché au pouvoir au delà de toute raison et avec une arrogance sans limite. Bref le peuple pense que si ce système a produit une si mauvaise couche dirigeante, c’est qu’il ne pouvait pas être vraiment bon. Et donc qu’on ne peut pas imaginer le rebâtir.

Restera donc à mieux savoir comment a fonctionné le mécanisme de sélection et de rotation des cadres dans ce système et au profit de qui. Le reste aurait été sans doute récupérable. Et l’avenir dira peut-être comment éviter que les mêmes ornières se répètent quand la roue de l'histoire tournera une autre fois.

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