La nature de la société chinoise
et les conséquences d'un développement poussé à l'extrême

M. WEN Tiejun et Mme XUE Cui de l'Institut des Hautes Etudes sur le Développement Durable à l'Université du Peuple de Chine et l'Institut de la Construction Rurale en Chine à l'Université du Sud-Ouest
publié le : 24 Août, 2017

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Quelle que soit leur position politique, les occidentaux devraient connaître l'histoire des pays en voie de développement après la Seconde Guerre mondiale, période pendant laquelle ces derniers luttaient pour obtenir leur indépendance. Ils devraient également être conscients du fait que l'expérience chinoise est l'élément essentiel qui permet de distinguer les sociétés de l'Asie de l'est, du système et de l'idéologie rattachés à l'ethnocentrisme occidental. Les idéologies occidentales sont le fruit de leur vécu historique de la colonisation. Toute interprétation de l'expérience historique chinoise, basée sur les idéologies occidentales ne pourrait entraîner que des dissonances entre l'Orient et l'Occident, et ce, malgré une intention bienveillante.

Par conséquent, il est nécessaire de clarifier plusieurs notions de base concernant la Chine :


I - Le fondement stable de la société chinoise : le pays de "petite bourgeoisie" le plus grand du monde.

Grâce à la réforme agraire lancée après la révolution de 1949, les terres en Chine sont redistribuées à quasiment tous les agriculteurs. Malgré la superficie de terre exploitable par personne assez modeste, soit 0,12 hectare, cette réforme agraire permet aux paysans chinois, qui représentaient à l'époque 88% de la population totale, d'acquérir une petite propriété afin d'assurer leurs besoins de base. Lors d'une visite du journaliste américain, M. Snow, en 1970, MAO Zedong a dit : "La Chine est un océan de petite bourgeoisie".
Selon l' approche théorique occidentale, on peut alors dire qu' à la suite de la réforme agraire, la Chine devient le plus grand pays de petite bourgeoisie. Néanmoins, aucun théoricien marxiste ne pense qu' il est possible d' établir un régime communiste ou socialiste sur la base d' une société de petite bourgeoisie.

Cependant, en mobilisant les paysans, soit la majorité de la population à l'époque, la révolution a été couronnée de succès en Chine, ce qui a permis à la nation de retrouver sa souveraineté pleine et entière. L'ancien régime est aboli, tandis que dans le même temps, les systèmes et les lois qui permettaient une alliance entre le capitalisme bureaucratique et le capitalisme occidental sont modifiés en profondeur. Les biens qui appartenaient aux entreprises occidentales installées en Chine, ainsi que ceux du Kuomintang ont été entièrement confisqués. Désormais, c'est le nouvel Etat qui contrôle toutes les ressources économiques et qui dispose de tous les bénéfices réalisés.

En réalité, c' est au prix de toutes les vies sacrifiées par d' innombrables paysans pauvres, que l' on assiste à un bouleversement du régime, caractérisé par un changement, à la fois autoritaire et gratuit, de propriétaire foncier. Ceci laisse aux générations suivantes une sorte de « dividende de la réforme agraire ».

après la réforme agraire de 1949, la Chine entame dans les villes le processus d'accumulation primitive du capital durant les années 1950, en vue d'une industrialisation du pays. A chaque fois qu'une crise économique éclate, l'Etat met toujours en place des mesures politiques visant à distribuer des terres aux paysans de manière égale, afin de garantir une structure sociale stablei.

Durant la Guerre froide, pour des raisons idéologiques, la révolution des paysans chinois est interprétée par l' Occident comme une « révolution communiste ». Le même changement est poursuivi par tous les pays de l' Asie de l' est. Les pays socialistes, tels que la Corée du Nord et le Vietnam, et même certains régimes capitalistes, à savoir ceux du Japon, de la Corée du Sud et de Taïwan, appliquent tous la même distribution égale des terres pour tous. La seule nuance est constatée dans le cas du Japon où la révolution est réalisée sous la pression d' une armée d' occupation étrangère.

Finalement, issue de la révolution des paysans chinois, la distribution égale des terres pour tous transforme toutes les sociétés de l' Asie de l' est en une société stable, de forme pyramidale, centrée sur la classe sociale de la petite bourgeoisie. Par la suite, ces pays entrent dans leur phase d' industrialisation. Compte tenu de ces événements historiques, on peut en conclure que l' idéologie occidentale, qui est le produit de l' histoire de la lutte des classes, n' est pas transposable à la réalité historique des sociétés de l' Asie de l' est.

En résumé, la Chine actuelle se présente toujours comme une société stable de forme pyramidale. Le problème majeur auquel elle se confronte, ne se situe pas dans les inégalités de richesse, contrairement à ce qu' affirment les médias occidentaux. En effet, la base de la société chinoise actuelle est composée de petits propriétaires, ce qui n' est absolument pas comparable avec la situation de l' Europe du 19ème siècle, marquée par le prolétariat ouvrier, ni même avec le phénomène des bidonvilles observables en Asie du sud, ainsi qu' en Amérique latine.

Une autre chose à signaler, c' est que la compétitivité internationale (à l' exportation) de la Chine ne repose pas sur une main d' œuvre bon marché, contrairement aux conclusions de certains spécialistes occidentaux. En réalité, le coût de la main d' œuvre en Chine est largement plus élevé que celui d' autres pays asiatiques, comme l' Inde, le Bangladesh, l' Indonésie, le Vietnam ou encore la Birmanie.

II- La nature de la société chinoise contemporaine et « les mutations des classes sociales »
La société chinoise est en train de connaître de profonds changements structurels.

En particulier, l' émergence de deux classes, à savoir les nouveaux ouvriers urbains d' une part, et la classe moyenne, d' autre part. Ces deux classes comptent chacune trois cents millions d' individus, ce qui représente un défi sans précédent pour la gestion des affaires municipales, ainsi que pour le maintien de la stabilité sociale et celui du développement durable.
Nous allons analyser tout d' abord le cas des nouveaux ouvriers urbains.

En prenant appui sur les chiffres publiés en 2011, on constate que le nombre d' « ouvriers-paysans », présents à la fois dans les villes et dans les zones côtières, se chiffre à 253 millions, soit 50,7% de l' ensemble de la population rurale, ainsi libérée des activités agricoles. Ce nombre est porté à 300 millions, si l' on prend en compte, de manière additionnelle, les membres de la famille, évalués à 50 millions de personnes, vivant aux côtés de ces « ouvriers-paysans ».
Selon certains reportages, la stratégie d' urbanisation chinoise accentue les mesures permettant de faciliter l' obtention du statut de citadin pour ces « ouvriers-paysans », afin de mettre en avant la « bienveillance du gouvernement ».

Néanmoins, ces « ouvriers-paysans », disposant de logement et de terre à la campagne, sont, d' un point de vue économique, considérés comme faisant partie de la « petite bourgeoisie ». Si on assiste à une évolution du statut des « ouvriers-paysans » en « ouvriers industriels », caractérisée par une dépendance accrue à un revenu modeste du travail (main d' œuvre), cela se fera contre la volonté des paysans. De plus, on peut dire que d' un point de vue écologique, ce ne sera pas un progrès pour la société.

Si, toutefois, ces mesures sont finalement mises en œuvre, cela signifierait que l' apparition de la classe ouvrière la plus importante au monde sera accélérée en Chine. Par la suite, trois conséquences seront potentiellement possibles.

Premièrement, a l' instar de ce qui s' est produit dans d' autres pays en voie de développement, on verra apparaitre le phénomène d' un « transfert géographique d' une pauvreté collective de la campagne vers la ville » , ainsi que l' émergence progressive des bidonvilles.

Deuxièmement, l' équilibre sur lequel repose la vie des familles rurales, risque d' être détruit. En effet, jusqu' à présent, la vie des familles rurales est soutenue par un équilibre entre un revenu modeste des « ouvriers-paysans » qui travaillent en ville et un bien foncier détenu à la campagne. A cause de ces mesures, cet équilibre n' existera plus et ces « ouvriers-paysans » vont être confrontés à une augmentation du coût de la vie en ville. Le rôle de la campagne en tant que « puits de main d' œuvre », bénéficiant de la « rationalité de la communauté rurale » et de la « rationalité du foyer rural », va ainsi disparaitre.

Troisièmement, l' apparition d' un prolétariat au sens classique du terme va s' accélérer, avec une conscience accrue de leur propre existence. Par conséquent, le coût salarial dans les entreprises va augmenter et des conflits entre le salariat et le patronat vont émerger. En effet, caractérisée par un niveau d' éducation élevé, un habitat et un mode de travail collectifs, la classe sociale regroupant les nouveaux ouvriers en Chine entre déjà dans un processus de politisation, avant celui de la bourgeoisie chinoise.

Nous allons analyser maintenant l' émergence de la classe moyenne en ville.

En raison d' une urbanisation et d' une croissance économique rapides, c' est au sein de la petite bourgeoisie chinoise, que se forme la classe moyenne la plus importante au monde, qui se chiffre à trois cents millions d' individus, soit 23% de la population du pays. Ce chiffre pourrait atteindre les cinq cents millions en 2015, soit 30% de la population totale.

En prenant appui sur cette réalité, il ne serait pas logique de dire que la part de la consommation est insuffisante dans l' économie chinoise. En effet, seule l' émergence de la classe moyenne a pu rendre possible le fait que la Chine soit devenue la société de consommation la plus importante du monde. En outre, avec un taux de croissance plus rapide, cette consommation provoque des conséquences environnementales plus sérieuses que celles observables dans les autres pays émergents ainsi que dans les pays occidentaux. Par ailleurs, à l' instar de ce qui s' est produit dans d' autres pays en voie de développement, une partie de la consommation du luxe, engendrée par la classe moyenne chinoise, est réalisée dans les pays occidentaux.

Enfin, si l' on observe le volume des exportations chinoises de produits industriels à destination des pays non occidentaux, on peut constater que ce volume est supérieur à celui réalisé par l' ensemble des pays occidentaux selon les mêmes critères

La classe moyenne chinoise, qui réside principalement dans les villes, manifeste une forte volonté pour participer à la gouvernance des affaires locales, ainsi que pour défendre ses propres intérêts. Néanmoins, contrainte par son étendue géographique trop vaste, par sa dispersion dans les différents secteurs et enfin par son stade de formation encore instable, l' expression politique de la classe moyenne chinoise reste fragmentaire et aléatoire, à la fois dans sa manière et dans son contenu.

Cependant, face à ces mutations économiques et sociétales, et compte tenu des nouveaux conflits qui en résultent, les théoriciens des deux principales écoles, qui sont par ailleurs rivales, choisissent de ne pas aborder ces sujets. Le pouvoir politique, quant à lui, contraint par le modèle anglo-américain, ne fait qu' aggraver ces conflits entraînés par les changements structurels, ce qui favorise une escalade du risque politique débouchant sur des troubles sociaux. Ces troubles visent désormais les autorités de différents niveaux, depuis la base jusqu' au niveau central. C' est ainsi que se présente le nouveau contexte des classes sociales, dans lequel une occidentalisation des médias favorise les troubles sociaux, ce qui accentue les conflits sociaux.

Les méthodes désuètes retenues par le gouvernement, pour maintenir la stabilité sociale, ne peuvent pas répondre de façon efficace aux changements structurels de société, car on observe une absence totale d' analyse des mutations de ces classes sociales, au sein de l' idéologie dominante présente en Chine.

La principale tension du système chinois se trouve dans les rapports entre les autorités centrales et les autorités locales. En effet, dans le système actuel, le gouvernement central supporte les conséquences finales causées par une concurrence entre les différentes autorités locales qui se comportent comme des entreprises. Cela a entraîné des effets néfastes sur l' environnement dans certaines régions. Cela dit, le gouvernement central assume les responsabilités à la place des autorités locales, sans pouvoir modifier radicalement la concurrence, issue d' un développement poussé à l' extrême entre ces dernières.

La pollution environnementale de ces dernières années est principalement causée par la modernisation dans les secteurs agricole et industriel.

Premièrement, l' utilisation massive d' engrais et de pesticides dans la modernisation agricole a pollué la terre, les réserves d' eau et la qualité de l' air, ce qui a engendré une insécurité alimentaire préoccupante.

Deuxièmement, l' urbanisation accélérée, associée à la concentration industrielle excessive au cours de ces trente dernières années, a conduit au fait que désormais les zones industrielles et urbaines sont des zones polluées.

En fin de compte, les conséquences négatives mentionnées ci-dessus sont dues à une course vers la croissance du PIB et vers une efficacité économique sans limites. Les groupes d' intérêt, qui se sont justement formés lors de ce mode de développement, influencent le pouvoir décisionnel, et ils ne sauront pas tirer les leçons de toutes ces conséquences négatives.

Par ailleurs, on observe que les discussions politiques avant et après le 18ème congrès du Parti communiste chinois sont limitées par l' idéologique dominante, ainsi que par des opinions publiques « impatientes ». Il manque encore des mesures ciblées et efficaces pour contenir des groupes d' intérêt.

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