DE LA « TRANSITION » À CUBA ET AUTRES UNIVERSAUX
Jacques françois Bonaldi
En fait, la réponse est simple. Le nivellement par le
bas qu'imposent la pensée unique, d'une part, l'hypermonopolisation des
médias, de l'autre, entraîne une telle réduction dans la
production des idées que nous nous retrouvons dans une situation paradoxale
: alors que tout se sait à la seconde ou presque de ce qui se passe à
n'importe quel endroit du monde et que l'on trouve des traces du moindre fait
(en font foi, par exemple, les vidéos filmés à partir de
téléphones portables), alors que le pauvre quidam croule
sous une avalanche apparemment irrépressible d'organes d'information,
l'opinion publique ne continue d'entendre que quelques rares sons de cloche.
Il suffit, pour s'en convaincre, d'ouvrir le moindre internet pour constater
que les journaux en ligne d'une part situent à leur une, pour un jour
donné, quasiment les mêmes prétendues nouvelles, d'autre
part, que leurs titres sont à peu près tous les mêmes. Et
ceci jour après jour, d'une semaine à l'autre. Comment s'en étonner
quand on sait que les médias de notre planète s'abreuvent d'une
dizaine, pas plus, d'agences de presse internationales aux mains de monopoles
qui décident de ce qui est nouvelle et de ce qui ne l'est pas, ou, pis
encore, de la manière dont il faut l'interpréter ?
Le thème à la mode, donc, et quasiment le seul,
était : Cuba et la transition. On nous le ressassait sur tous les tons
- de préférence doctoral - et sur le mode péremptoire que
prennent d'ordinaire les médias internationaux quand il s'agit de ce
qu'ils estiment « politiquement incorrect ». Cuba et la transition
voulait dire en fait : Cuba doit faire sa transition.
Il en est de ce terme comme de tant d'autres qu'on nous assène
jour après jour : de même que tout le monde sait ce qu'est une
table, tout le monde est censé savoir d'une manière absolument
unanime et consensuelle ce que signifie un certain nombre de termes tels que
« démocratie », « terrorisme », « droits
de l'homme », j'en passe et pas des meilleurs, comme « civilisation
», « évangélisation », etc., qui ont fait florès
tout au long de l'expansion de l'Occident conquérant sur le reste du
monde.
Curieusement, le vocable en question, dans le cas cubain,
a été seriné et imposé par son pire ennemi, les
Etats-Unis. Oui, parce que Cuba a des ennemis, même si, par les temps
qui courent, cela a aux yeux de certains des relents de « communiste
le couteau entre les dents ». J'ai bien écrit « Cuba »,
et non la « Révolution cubaine » : l'inimitié historique
des USA remonte quasiment au lendemain de l'accession des Treize Colonies à
l'indépendance, ce qui modifie quelque peu l'approche que l'on devrait
avoir à ce sujet, et cette inimitié-là court comme un fil
rouge tout au long de l'histoire cubaine depuis bientôt deux siècles.
Ceci dit, la paternité de cette revendication obsessionnelle de «
transition » revient à l'administration Clinton qui, en avance
sur celle de Bush, avait déjà préparé un programme
de retour de Cuba dans le giron occidental : la loi Helms-Burton finalement
entérinée par Clinton en février 1996 prévoyait,
une fois liquidée la Révolution, la mise en place d'un «
gouvernement de transition » confié à un « coordinateur
» qui serait chargé de la « démocratisation »
de l'île.
Huit ans plus tard, en 2004, l'administration Bush fait mieux
: elle nomme un « coordonnateur » avant même la liquidation
de la Révolution cubaine, une fois adoptée le Rapport présidentiel
de la Commission d'aide à Cuba libre qui prévoit dans ses moindres
détails le démantèlement total de tout ce qu'ont créé
les révolutionnaires cubains en cinquante ans. L'un des premiers
objectifs de ce Rapport Bush, corroboré dans la seconde mouture de 2006,
était d'interdire le libre-arbitre du peuple cubain en matière
de désignation de son président. L'un des paragraphes du Premier
chapitre était très clair à cet égard : «
Miner les stratégies de succession du régime de Fidel Castro à
Raúl Castro et au-delà. Les Etats-Unis refusent le maintien de
la dictature communiste à Cuba et recommandent des politiques pour centrer
l'attention et les pressions sur l'élite gouvernante de façon
à ce que la succession par celle-ci ou certains de ses individus soit
vue comme une entrave à une Cuba libre et démocratique. »
Ce même chapitre de la seconde mouture de 2006 s'intitule : « Hâter
la fin de la dictature castriste : transition, et non succession. »
La perspective épouvantable que « refusait »
Bush en 2004 et 2006 est maintenant une réalité en 2008
: il n'y a pas eu de « transition » à Cuba (pas de transition
à la Bush, UE et OEA en tout cas) ; la Révolution cubaine «
se succède » à elle-même !
Une fois de plus, elle fait preuve de sa confiance en soi,
de sa force, de son unité. Face à l'Empire devant qui tout le
monde tremble et qui a peaufiné sa mort par le menu en la sommant à
ses risques et périls de s'engager sur la voie qu'il lui indique, elle
poursuit la sienne sans broncher, tenant fermement, comme disait Fidel dans
ses dernières Réflexions, « le cap dialectique ».
David vient de nouveau de frapper au front un Goliath ridiculisé.
Et Raúl n'a rien caché du tout, puisqu'il
a ouvert son discours de nouveau président cubain sur cette déclaration
péremptoire : « Le mandat que le
peuple à confié à cette législature [de l'Assemblée
nationale du pouvoir populaire, qui est, je le rappelle, dans la structure politique
cubaine le principal pouvoir de l'Etat] est clair : continuer de renforcer la
Révolution à ce moment historique qui exige que nous soyons à
la fois dialectiques et créateurs. »
Pas question, donc, parce que la vie a contraint Fidel
de renoncer à ses fonctions, de prêter l'oreille aux chants de
sirènes capitalistes de caractère néolibéral. La
Révolution cubaine continue d'être aussi sourde à ces appels
qu'elle l'avait été au début des années 90 quand
elle s'était retrouvée infiniment seule après l'implosion
du camp socialiste européen et de l'Union soviétique. A ceux qui
la pressaient - forts de leur bons ou mauvais sentiments - de renoncer à
cette utopie malfaisante qu'était le communisme et de regagner le bercail
capitaliste, elle avait répondu dans un manifeste (convocation du quatrième
Congrès du Parti) plein de défi, daté du 15 mars 1990,
évoquant une fois de plus l'histoire de l'île, en particulier deux
événements de la Première guerre d'Indépendance
(1868-1878) : le pacte du Zanjón, ou armistice qui mit fin à la
lutte contre l'Espagne sans qu'aucune revendication (indépendance et
abolition) n'ait été atteinte, et la Protestation de Baragúa
par laquelle le général Antonio Maceo refusa cette reddition et
décida de poursuivre les combats. La Révolution cubaine affirmait
donc :
[.]
Aujourd'hui, les impérialistes
ourdissent un Pacte de Zanjón à l'échelle mondiale. Ils
croient assister à une crise définitive et irréversible
du socialisme. Aveuglés et ivres de triomphalisme, ils calculent que
Cuba, apparemment solitaire à proximité géographique des
Etats-Unis, ne pourra pas résister et devra se rendre. Bien entendu,
ils ne se bornent pas à attendre. Ayant foi en cette nouvelle version
du fatalisme du « fruit mûr », ils font et feront tout ce
qui est à leur portée pour nous pousser à la capitulation.
Ils sont à l'affût de la moindre fissure pour se lancer contre
notre patrie et accomplir ainsi l'un des leurs rêves impériaux
les plus chers : écraser la Révolution cubaine, liquider son exemple
et soumettre à jamais le peuple qui a osé les défier.
Le moment est donc venu de
nous dresser, tel le Titan de bronze [Antonio Maceo] à Baraguá,
pour dire NON ! Nous ne renoncerons pas à la Révolution, au socialisme,
au léninisme et à l'internationalisme. Nous ne renierons pas notre
ouvre, la plus humaine, la plus juste et la plus digne qui ait jamais été
accomplie en terre cubaine. Nous ne plierons jamais devant la fatuité
et l'arrogance de l'impérialisme yankee, nous ne ferons pas la moindre
concession pour en obtenir l'indulgence ou l'aumône. Nous ne trahirons
jamais nos morts glorieux, de la Demajagua [début de la première
Guerre d'indépendance] à aujourd'hui. Nous ne trahirons en aucune
circonstance les peuples frères d'Amérique latine ni la lutte
de l'ensemble du Tiers-monde pour son droit à la paix et au développement.
Ce que pensent et disent les meneurs de l'impérialisme et leurs idéologues
au sujet de notre pays, de notre société et de notre système
nous importe comme notre première chemise. Ils n'ont absolument aucun
droit moral de juger le socialisme. Les mères maquerelles ne peuvent
prétendre passer pour des vestales ou parler comme elles.
[.]
Le Parti communiste de Cuba
est à cette heure-ci et à jamais le parti de la Révolution,
le parti du socialisme et le parti de la nation cubaine. Il incarne les idéaux
de justice et de liberté pour lesquels ont lutté les patriotes
et les révolutionnaires de toutes les époques, il est la garantie
de la continuité de notre cause socialiste et de l'unité révolutionnaire
du peuple, bastion de la résistance face au harcèlement de l'impérialisme.
Notre parti unique, martinien
et marxiste-léniniste, assume de grandes responsabilités face
à l'ensemble de la société.
[.]
Nous n'avons jamais aspiré
à un honneur ni à une responsabilité si énormes,
mais Cuba vit sans aucun doute le moment le plus important de son Histoire.
C'est de la pérennité et de l'avancée de notre Révolution
que dépendent l'indépendance du pays et l'existence même
de la nationalité cubaine. Que dépend notre présence, modeste
mais inébranlable, dans la vaste lutte qui commence aujourd'hui pour
les destinées du socialisme et le maintien des idées communistes.
Et que dépend un bastion de la souveraineté de l'Amérique
latine et du droit des peuples du Tiers-monde à ses revendications les
plus vitales. L'euphorie du capitalisme ne tardera pas trop à s'évanouir,
parce que ce système est incapable de régler aucun des terribles
problèmes qu'il a causés lui-même à l'humanité.
[.]
L'heure nous appelle
à renforcer l'unité stratégique de toutes les forces et
de tous les secteurs autour du parti et de Fidel. A serrer les rangs aux côtés
de la patrie libre, révolutionnaire, socialiste et internationaliste.
A prouver ce qu'est un peuple de la lignée des Maceo, de la lignée
de Baraguá.Continuateur légitime du Parti révolutionnaire
cubain de José Martí, notre parti représente aujourd'hui
la vaste unité nationale face à un puissant adversaire. Martí
écrivit : « Notre ennemi obéit à un plan, celui de
nous envenimer les uns contre les autres, de nous disperser, de nous diviser,
de nous étouffer. Aussi obéissons-nous à un autre plan
: nous montrer dans toute notre hauteur, nous serrer, nous joindre, le berner,
rendre enfin notre patrie libre. Plan contre plan. »
[.]
Nous irons à notre Congrès
pleins d'un optimisme serein. Un peuple de communistes et son parti d'avant-garde,
fusionnés en un seul coeur, feront prévaloir à jamais notre
volonté d'exister, de vaincre et de nous développer.
L'avenir de notre patrie sera un éternel Baraguá !
Dix-huit ans après, alors qu'elle est sortie - non sans
plaies et bosses - du pire moment de son existence, alors que l'environnement
latino-américain est plus porteur d'espoirs et d'avenir que jamais, la
Révolution cubaine renouvelle son serment de Baraguá : ne jamais
se rendre. Parce que c'est bel et bien à une reddition qu'on la presse
en la sommant de « faire sa transition », de « s'ouvrir »,
de « se démocratiser ». Et nul ici n'est dupe. Toute la raison
d'être du socialisme cubain est expliqué lumineusement dans les
phrases citées plus haut : il est indissociable de la survie de la nation
cubaine - autrement dit de la nation vraiment indépendante - en soi.
Consciemment ou inconsciemment, tous les Cubains en sont convaincus.
Quand on leur dit « transition », les Cubains comprennent ce qu'il
y a derrière : « rupture ». Et c'est pour que les choses
soient très claires, une fois de plus, que Raúl, après
avoir annoncé le mandat péremptoire (« continuer de renforcer
la Révolution »), affirme haut et clair :
J'assume la responsabilité que l'on me confie en étant
convaincu que, comme je l'ai dit bien des fois, il n'y a qu'un commandant en
chef de la Révolution cubaine. Fidel est Fidel, nous le savons tous pertinemment.
Fidel est irremplaçable, et le peuple poursuivra son ouvre quand il ne
sera plus là physiquement. Mais ses idées, qui ont permis de dresser
le bastion de dignité et de justice que représente notre pays,
le seront toujours, elles.
Seul le Parti communiste, sûr garant de l'unité de la nation cubaine,
peut hériter dignement la confiance que le peuple a déposée
en son leader.
Continuité, donc. Ce que les « observateurs »
étrangers et autres « cubanologues » ont du mal - et apparemment,
un mal fou - à comprendre, imbus qu'ils sont des principes et normes
de la démocratie représentative bourgeoise, de l'idée selon
laquelle l' « alternance » est le summum de la démocratie
politique, c'est le fonctionnement de la Révolution cubaine. Quand je
lis dans la presse étrangère que « le gouvernement de Raúl
Castro » devra faire ou fera ceci et cela, je me dis qu'elle remplit bien
mal son devoir d'information objective. C'est là, en effet, un vocabulaire
absolument en porte-à-faux par rapport à la réalité
cubaine : ici, pas de conservateur Untel qui remplace le libéral Tartempion,
ni d'upémiste Truc qui se substitue au psocialiste Chose ou au vert Machin,
pour appliquer le programme que son parti a fait ou non connaître et pour
lequel a voté un petit pourcentage des électeurs, selon
le rite bien graissé des démocraties représentatives où
tout est fait pour que rien ne change en fin de compte, jusqu'à ce que
les pauvres électeurs, déçus par les mensonges jamais accomplis
du président ou du Premier ministre en question, votent un certain nombre
d'années plus tard, par punition, pour un autre haut fonctionnaire qui
manquera tout autant que les précédents à ses promesses.
Ici, personne n'a jamais parlé du « gouvernement Fidel Castro »,
ni ne parlera dorénavant du « gouvernement Raúl Castro ».
Ici, on parle de Révolution, qui tient lieu de gouvernement. Il faut
vivre ici, entrer dans la mentalité cubaine, la saisir de l'intérieur
pour comprendre, ce que je pourrais appeler, les « mécanismes mentaux
» en vigueur à Cuba face au fait politique. Nul ne parle ici d'
« hommes politiques » ; nul ne fait « carrière »
dans la politique ; nul ne « fait de la politique ». Tout ce vocabulaire
si usité en démocratie bourgeoise a radicalement disparu à
Cuba : ici, on fait, non de la politique, mais « de la révolution
». Et la Révolution implique tout à la fois l'Etat, le gouvernement,
la nation elle-même. La Révolution est cette sorte d'entéléchie
absolument vivante et prégnante qui, loin d'être une fumeuse abstraction,
constitue la réalité même du quotidien cubain. Si le vocabulaire
traduit des réalités, alors les philologues étrangers feraient
bien d'apprendre « le cubain » pour mieux comprendre du dedans ce
qu'il se passe ici.
Je veux dire par là que cinquante ans d'une révolution
véritable et absolument radicale - au sens où elle a bouleversé
les choses à la racine - ont modifié le comportement du peuple
cubain, lui ont inculqué des valeurs peu prisées ailleurs, le
font réagir différemment. Bref, en ont fait un peuple aux «
antennes politiques » différentes.
Et les médias internationaux et les gouvernements
occidentaux feront constamment fausse route tant qu'ils n'apprendront pas à
« parler politiquement cubain ».
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