Trafic d’armes Tirana-Kaboul : tempête
sur Condoleeza Rice
SERGIO FINARDI et PETER DANSSAERT
L’ambassadeur étasunien en Albanie, John
L. Withers II, et le Département d’Etat dirigé par Condoleeza
Rice, sont pris depuis quelques jours dans une tempête. Henry Waxéman,
président d’un des comités du Congrès étasunien
qui supervisent les politiques gouvernementales (House Oversight and Government
Reform Committe) les accuse officiellement d’avoir caché au Congrès
l’implication du même ambassadeur dans la violation des lois étasuniennes
qui régissent l’achat et le transfert d’armes. En l’occurrence
il s’agit cette fois de tonnes de munitions de fabrication chinoise stockées
dans les arsenaux albanais, achetées subrepticement par une société
sous contrat avec le Pentagone, et destinées à la police et à
l’armée afghanes.
L’achat et le transfert ne font pas que violer la loi
qui interdit à des entités étasuniennes – Pentagone
compris- d’acheter et de faire commerce d’armes chinoises, mais
entrent dans un cadre plus grave encore, car la société en question
était (depuis 2006) et demeure sous enquête pour une série
de fraudes aux dépens du Pentagone.
En substance, les faits se réfèrent à
une réunion de novembre 2007 entre cet ambassadeur et le ministre albanais
de la Défense de l’époque, Famir Mediu, à l’occasion
d’une visite (redoutée) des arsenaux albanais par un journaliste
du New York Times : celui-ci faisait une enquête justement sur les
fraudes de la société, AEY Inc., société basée
à Miami Beach (Floride), propriété d’un certain Ephraïm
Diveroli, jeune homme de 22 ans, masseur de profession, qui était mystérieusement
arrivé en quelques années à obtenir des contrats du Pentagone,
pour diverses sortes de fournitures (dont la dernière en date, en
janvier 2007, pour une somme d’environ 300 millions de dollars). La plus
grande partie de ces fournitures –qui avaient déjà attiré
l’attention des militaires étasuniens pour leur qualité
médiocre et provoqué les premières enquêtes sur AEY
Inc. – concernaient des munitions dont on garantissait l’origine
est-européenne (en particulier hongroise, et destinées à
l’équipement en armes de forces armées afghanes), alors
qu' elles étaient en réalité prises, pour la plus
grande part, dans les arsenaux albanais : ceux-ci contiennent en effet
plus de cent milles tonnes de munition d’origine chinoise qui sont désormais
en très mauvaises conditions de stockage (on se souviendra du tragique
épisode de mars dernier, dans lequel 26 personnes périrent dans
l’explosion d’un des arsenaux où était stocké
ce type de munitions).
L’ambassadeur étasunien à Tirana et le
ministre de la Défense albanais –craignant que le journaliste ne
découvrit que les munitions « hongroises » provenaient
en réalité des arsenaux « chinois » de l’Albanie
- avaient fait disparaître ces munitions du dépôt que le
journaliste allait visiter, munitions qui avaient en tout cas déjà
été re-emballées, leur marque chinoise ayant été
supprimée en toute hâte pour en cacher l’origine.
Les enquêtes du Times – auxquelles l’auteur
a participé- et quelque "gorge profonde"1 ont fait le reste,
provoquant l’enquête actuelle de Waxéman et les graves accusations
adressées au Département d’Etat.
Quand le premier article du Times fut publié (27 mars 2008), le chargé
de mission à la sécurité régionale de l’ambassade
étasunienne à Tirana, Patrick Leonard, écrivait à
ses collègues –dans un email obtenu par Waxéman et publié
dans le Times : « Grâce à Dieu il n’y a pas
de mention du rôle de l’ambassade ! ». Quelques
temps auparavant, ce même Leonard écrivait : « Le
NYT est arrivé aujourd’hui, il pourrait faire un article là-dessus
et cela pourrait être « ugly » (très désagréable).
L’ambassadeur est très préoccupé à cause de
ça ». Certaines communications de la société
AEY Inc. – obtenues par l’auteur- envoyées à diverses
personnes qui devaient assurer le transport en Afghanistan prouvent justement
ensuite par le détail l’origine « bulgare »
et « albanaise » des munitions et confirment que les envois
furent effectués au moyen d’avions de transport Iliouchine 76 de
Turkménistan Airlines, pour le parcours Tirana-Ashgabat, avec réception
à contresigner par le Major R. Walck à Kaboul.
On savait depuis longtemps que les arsenaux albanais étaient
utilisés par le Pentagone pour des opérations de ce même
type et plus ou moins secrètes ; et, dès 2005, Amnesty International
et l’auteur (de cet article, NdT) avaient, dans un rapport, révélé
l’utilisation de ces arsenaux pour des envois non négligeables
de munitions et autre armement à des « clients »
irakiens et ougandais. Naturellement – comme les militaires étasuniens
eux-mêmes ont pu le découvrir quand les caisses « chinoises »
sont arrivées en Afghanistan - la qualité défectueuse (quasi
inutilisables) de ces matériels ne préoccupe pas beaucoup le Pentagone :
ceux qui mourront ne sont que des soldats afghans ou irakiens.
Rien de nouveau pour des contrats de l’armée étasunienne :
pendant la Guerre Civile entre le Nord et les « confédérés »
du Sud, un jeune homme d’un trentaine d’années, nommé
J. Pierpont Morgan, père de la dynastie des financiers Morgan, avait
acheté à cette armée du Nord des caisses de fusils défectueux
pour un montant de 17.500 dollars, qu' il avait revendus une semaine plus
tard comme « neufs » à cette même armée
pour 110.000 dollars.
Les patriotes sont toujours les mêmes.
Edition
de dimanche 29 juin 2008 de il manifesto
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