Toyota est toujours « l'usine
du désespoir »
Martine Bulard
jeudi 15 avril 2010
Du simple quidam croisé dans la rue aux dirigeants des
think-tanks les plus en vue, en passant par des hauts fonctionnaires
ou des journalistes, à Tokyo, chacun en arrive peu ou prou à
la même conclusion : les Etats-Unis appuient sur
l'accélérateur des révélations afin
de discréditer Toyota, passé numéro un mondial
devant les constructeurs automobiles américains. « Too
big to stay on top (trop gros pour rester au top),
m'assure une jeune journaliste. On savait que les Américains
ne resteraient pas sans réagir. » Le témoignage
de M. Toyoda Akio, président-directeur général
de Toyota, devant le Congrès américain, dont les images
sont diffusées en boucle, est souvent vécu comme une
humiliation. Le grand quotidien de droite Yomiuri reflète
l'opinion générale, en estimant que « Toyota
est traité en paria total » (25 février
2010). Et de souligner que General Motors a lui aussi rappelé
des voitures défectueuses sans que l'on en fasse une
telle histoire.
Ce sentiment a été renforcé par l'annonce
d'une amende de 16,4 millions de dollars réclamée par le
secrétaire aux transports américain, M. Ray LaHoo, au constructeur
japonais. après la publication dans le magazine Consumer Reports
d'une incitation à ne pas acheter le modèle de luxe Lexus GX 460,
le groupe a suspendu toutes les ventes de ce véhicule dans le monde et
s'annonce prêt à répondre à la campagne de dénigrement
systématique. Pour une partie de l'élite nippone, cette offensive
rappelle les manœuvres des industriels américains dans les années 1980
????d? (lire Serge Halimi, « Le péril jaune version américaine »,
« Le Japon méconnu »,
Manière de voir, n° 105, juin-juillet 2009). D'autres y
voient même une pression de Washington sur le gouvernement de M. Hatoyama
Yukio, qui refuse toujours d'avaliser le déménagement d'une base
militaire américaine sur l'île d'Okinawa.
Chez les travailleurs et chez ceux qui connaissent bien le
groupe, ce rappel de voitures n'a rien d'étonnant. Parmi eux, Kamata
Satoshi, auteur de Toyota, l'usine du désespoir, enquête
au vitriol sur le toyotisme, qui a connu un énorme succès en 1973
au Japon (mais aussi aux Etats-Unis et en France) et a été réédité
en français l'an dernier (Demopolis, Paris, 2009). L'écrivain
journaliste est archiconnu dans tout le pays pour ses enquêtes sociales
détonantes et sa lutte contre les discriminations. Du reste, il nous
reçoit dans le local de la Ligue de libération des Burakumin (descendants
de la caste des parias du Japon féodal, vivant aujourd'hui dans des conditions
épouvantables) pour évoquer Toyota qu'il a continué à
suivre au cours des dernières décennies. « C'est
toujours - et plus que jamais - l'usine du désespoir », assure-t-il,
refusant d'avaliser la thèse du complot américain. Le « toyotisme »
qu'il a décortiqué peut se résumer par le slogan « zéro
stock, zéro défaut » - fruit d'un travail en équipe,
d'une formation de qualité et de l'emploi à vie (au moins pour
les usines du groupe), permettant de produire à flux tendus et d'améliore????d?r
la productivité. Le système, censé dépasser le taylorisme
(où chaque salarié doit reproduire le même geste), entretenait
une forte pression sur les travailleurs des usines Toyota aux salaires individualisés,
et s'appuyait sur des sous-traitants ultra-flexibles et moins bien rémunérés.
Kamata en décrit parfaitement les mécanismes et les conséquences
sur les salariés.
« La question du rappel des voitures, déclare
t-il, ne date pas du différend américano-japonais sur l'emplacement
d'une des nombreuses bases américaines sur notre sol. Entre 2000 et 2005,
plus de cinq millions de voitures Toyota ont été rappelées,
soit 36 % de toutes les voitures reconnues défectueuses dans le
monde - bien plus que la part du groupe dans les ventes mondiales. On constate
même une accélération, puisque l'on parle de 8 à
9 millions de voitures rappelées pour l'exercice 2009-2010. »
Kamata rappelle qu'à plusieurs reprises, des salariés et de petits
syndicats, tel Zen Toyota Rodo, ont alerté sur les dangers que la direction
de Toyota faisait courir aux automobilistes « en raison des conditions
de fabrication. L'externalisation de la conception et donc la stérilisation
des savoir-faire accumulés, la réduction de temps de mise au point
des modèles nouveaux, l'augmentation du volume des tâches pour
chaque salarié, l'intensification du travail ont conduit à la
situation actuelle. Certes, le taux de profit de Toyota a grimpé de plus
en plus vite [quatre milliards de dollars en 2009], mais les conditions
de travail se sont dégradées. »
Des salariés morts d'épuisement
Le management a défini ce qu'il appelle le CCC21 -
Construction of Cost Competitiveness in the 21th Century (la
construction de la compétitivité du XXIe siècle
par les coûts). « Concrètement, il s'agit
de réduire les coûts de revient de 30 %. Cela se
produit après des années de pression sur les salaires.
C'est énorme. Il a fallu rogner partout. Par rapport à
1972 [date de son enquête qui a révélé
les pratiques du groupe], la hiérarchisation au sein du
système Toyota s'est beaucoup modifiée. Aux côtés
des travailleurs à plein temps, hier considérés
comme le haut de la pyramide ouvrière et jouissant d'un
emploi à vie, on trouve désormais, dans les usines
Toyota elles-mêmes, des travailleurs intérimaires, qu'on
expulse, qu'on reprend, au gré des besoins de la
production. Ils forment entre 35 et 40 % des salariés,
selon les périodes. Puis il y a les usines sous-traitantes où
sont employés à la fois des Japonais et Nikkeijin
(Japonais ou leurs descendants ayant émigré en
Amérique latine avant ou tout juste après la seconde
guerre mondiale et de retour - lire « Christian
Kessler, « Des Japonais pas comme les autres »,
« Le
Japon méconnu », Manière de voir,
n° 105, juin-juillet 2009). Ils sont moins bien payés
que les salariés de Toyota. Puis en dessous encore, on trouve
les sous-traitants de sous-traitants ou des sous-traitants de
sous-traitants de sous-traitants (au troisième ou quatrième
rang) où travaillent des immigrés, sans aucun droit,
Vietnamie????d?ns, Chinois, Philippins (lire Anne Roy, « Petites
mains chinoises pour industrie nippone », Le Monde
diplomatique, décembre 2008). La structure est bien
plus compliquée qu'il y a trente ans, moins bien
contrôlable et les salariés bien plus exploités.
En 2008-2009, les intérimaires ont été
licenciés, les Nikkeijin ont été invités
à rentrer au Brésil, notamment. La baisse des coûts
a été obtenue par une détérioration du
travail dans tous les domaines, depuis la conception jusqu'à
la fabrication. Bien sûr, les plus précaires sont ceux
qui subissent le plus. Chez les sous-traitants des sous-traitants, le
salaire horaire de base varie de 500 à 800 yens, contre
1 300 yens pour les ouvriers de Toyota. C'est aussi
cette exploitation qui a perdu Toyota et qui fait le désespoir
de tous, dans le groupe comme chez les sous-traitants. »
Kamata cite le cas de travailleurs poussés au suicide ou
mourant d'épuisement (karoshi). Il est évidemment
impossible d'établir des statistiques, le groupe
refusant de reconnaître les faits ou les familles préférant
cacher le drame. Pourtant, la femme d'un salarié décédé,
Mme Uchino Hiroko, a choisi de parler haut et fort. Elle a vu
son mari travailler tard le soir, tôt le matin, tous les jours,
même le dimanche, et souffrir « de ne jamais
pouvoir faire face à sa tâche », sans
qu'elle puisse intervenir. Jusqu'au jour où
l'homme s'est effondré. Elle a décidé
d'intenter un procès. Et a obtenu gain de cause :
en 2007, la justice « a reconnu que cet homme avait
travaillé j????d?usqu'à en mourir. Au cours du dernier
mois de sa vie, il avait accompli 144 heures supplémentaires
au service de l'entreprise », comme
on dit pour désigner le travail non payé. Cette
reconnaissance acquise, Mme Uchino n'en a pas moins
poursuivi le combat contre le « travail gratuit offert
à l'entreprise », qui peut conduire à
la mort. Dans l'un des groupes les plus en vue, dans la
deuxième économie mondiale, le paiement des heures
supplémentaire n'est toujours pas gagné.
Source : Les
blog du monde diplomatique
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