Quelques leçons coréennes
Le groupe des six (Chine, Corée du Nord, Corée
du Sud, Etats-Unis, Japon, Russie), qui a mis au point l’accord multipartite
signé le 13 février 2007 avec la Corée du Nord, s’est
retrouvé lundi 19 mars à Pékin. En un mois, le paysage
régional s’est éclairci, même s’il n’est
pas sans nuage. L’accord prévoit une aide énergétique
équivalant à un million de tonnes de pétrole par an et
la levée des sanctions financières en échange d’un
démantèlement progressif des installations nucléaires nord-coréennes,
notamment le site le plus important, celui de Yongbyon, et l’acceptation
d’inspections de l’Agence internationale de l’énergie
atomique (AIEA), alors que Pyongyang en avait expulsé le personnel en
2002.
Les principes commencent à se concrétiser. Le
directeur de l’AIEA, M. Mohamed El-Baradei, a été reçu
le 14 mars dans la capitale nord-coréenne. Une visite symbolique du changement
de climat et d’attitude. « J’ai compris quels étaient
leurs inquiétudes et leurs espoirs, a expliqué M. El-Baradei.
Tout ce que nous pouvons faire maintenant c’est de nous assurer que le
processus engagé ne déraille pas. » (AFP, 14 mars.) Rien
n’est moins sûr : les autorités nord-coréennes peuvent
à tout moment jouer la provocation et les Etats-Unis sont agités
de forces contradictoires.
Si l’administration Bush s’est engagée à
livrer du fioul et a levé la plupart des sanctions financières,
elle est restée à mi-chemin en ce qui concerne celles touchant
Banco Delta Asia (BDA), l’une des plus grosses banques de Macao (1). Washington
l’accuse, sans la moindre preuve, de blanchir de l’argent issu d’activités
illicites du régime de Pyongyang. Les 25 millions de dollars d’avoirs
nord-coréens gelés depuis la crise ont pu être débloqués
— ce qui était l’une des revendications majeures de la Corée
du Nord —, mais les banques américaines n’ont pas le droit
d’« ouvrir ou de maintenir des comptes pour ou au nom de la BDA
». Cette dernière est donc maintenue hors des circuits financiers
mondiaux, et peut être acculée à la faillite. Or ce sont
déjà les diktats financiers des Etats-Unis qui, dans le passé,
avaient contribué à l’escalade nord-coréenne. Les
autorités officielles chinoises ont donc immédiatement réagi,
regrettant cette décision américaine « prise sans aucune
consultation » du groupe des six et « peu favorable » à
l’apaisement des tensions.
M. El-Baradei ne croyait pas si bien dire quand, quelques jours
plus tôt, il soulignait que la mise en œuvre de l’accord serait
« un processus progressif, complexe, qui va prendre du temps ».
Celui-ci n’en est pas moins enclenché. Il appelle plusieurs remarques
qui valent bien au-delà du cas nord-coréen.
1. Le dialogue est la seule voie réaliste pour stopper
la prolifération nucléaire. après plusieurs années
de rodomontades, de sanctions censées étrangler la Corée
du Nord et conduire le peuple à la révolte contre M. Kim Jong
Il, M. George Bush a dû s’asseoir à la table des négociations
et entendre quelques-unes des revendications nationales de celui qu' il
considérait, voici peu, comme un « Etat-voyou ». Pour avoir
choisi l’affrontement, il a non seulement perdu du temps et joué
avec la sécurité mondiale, mais il a contribué à
renforcer les positions les plus rétrogrades du régime dictatorial
de Pyongyang.
Il serait bon de ne pas rééditer le scénario
avec l’Iran, où les enjeux sont de même nature, mais où
l’impact de décisions négatives serait bien plus étendu.
Seule la négociation, qui n’exclut pas la pression, peut désamorcer
— au sens propre et au sens figuré — les bombes brandies
par des dirigeants autoritaires, d’autant plus enclins au surarmement
qu' ils n’offrent aucune perspective à leur population.
2. Contrairement à ce que l’on a souvent entendu,
cet engagement vers un règlement de l’affaire nord-coréenne
doit beaucoup à la nouvelle diplomatie chinoise. Les autorités
de Pékin ont à la fois exercé des pressions sur Pyongyang
(tout en refusant la rupture que certains préconisaient) et poursuivi
les discussions avec toutes les parties pour forger les conditions d’une
négociation multipartite. Le président Hu Jintao, qui cherche
avant tout à maintenir le statu quo régional et craint comme la
peste tout affrontement direct avec Washington, en a profité pour prouver
au monde qu' il fallait désormais compter avec Pékin dans
l’arène internationale. Le pari est plutôt réussi.
D’autant qu' il a, au passage, renforcé les liens avec la
Corée du Sud, le vieil ennemi d’hier.
3. De leur côté, les dirigeants de Séoul,
pourtant menacés directement par les armements nucléaires de leur
voisin du Nord, ont, eux aussi, joué la carte de la responsabilité.
Malgré les pressions très pesantes de son allié de toujours,
les Etats-Unis, et une opposition interne forte et américanophile, ils
ont maintenu l’équilibre entre les sanctions contre Pyongyang et
la poursuite des relations diplomatiques et économiques. Séoul
n’abandonne pas la perspective d’une réunification, mais
refuse de tabler sur un effondrement de la Corée du Nord, difficile à
absorber par un pays qui se remet tout juste de la crise financière des
années 1990.
4. Le Japon, qui, comme Séoul, est directement à
portée des missiles nord-coréens, s’est au contraire retrouvé
en phase avec la politique de confrontation prônée par Washington
contre le régime de Jong Il. Engagés dans une stratégie
de réarmement, le premier ministre Junichiro Koizumi, puis son successeur
Shinzo Abe, ont multiplié les déclarations fracassantes. Une façon
de mettre en condition la population nippone, dont une grande partie refuse
de passer d’une politique d’autodéfense (en œuvre depuis
la Libération) à un engagement militariste affirmé.
Du reste, Tokyo, qui est partie prenante de l’accord
du 13 février avec Pyongyang, refuse de participer à l’aide
énergétique prévue. M. Abe se justifie en faisant valoir
qu' il attend une réponse des autorités nord-coréennes
sur le sort des Japonaises enlevées pendant la guerre froide (une dizaine)
et dont les familles n’ont pas de nouvelles. Sa revendication légitime
aurait un peu plus de poids si, de son côté, le Japon reconnaissait
sa responsabilité dans l’esclavage sexuel de femmes (200 000 environ)
enlevées durant la seconde guerre mondiale, dans les deux Corée
et en Chine, et contraintes de se prostituer auprès des militaires —
celles qu' on appelle les « femmes de réconfort ». Or
M. Abe vient de déclarer que « jamais le Japon ne s’excuserait
», ces femmes n’ayant pas vraiment agi sous la contrainte, selon
lui. Non seulement Pyongyang, Séoul et Pékin ont réagi,
mais, pour la première fois, la presse et des membres du Congrès
américains ont protesté. En fait, révision de l’histoire
et ambitions militaires nourrissent l’intransigeance nippone à
l’égard de la Corée du Nord, contribuant aux tensions régionales.
5. Les nations qui cherchent avec raison à éviter
la prolifération nucléaire auraient certainement plus de crédibilité
si elles veillaient à l’application d’un principe unique
pour tous. C’est loin d’être le cas, puisque l’Inde,
qui n’a toujours pas rejoint le Traité de non-prolifération
et qui n’accepte les inspections internationales que sur une partie de
ses sites, vient d’être adoubée par Washington. Il serait
encore mieux que les donneurs de leçons au monde entier commencent eux-mêmes
à désarmer. Or, de Washington à Pékin en passant
par Paris ou Moscou, on assiste plutôt à l’escalade des dépenses.
« Faites ce que je dis, pas ce que je fais » … La posture
est difficilement tenable sur une longue durée.
Martine Bulard
(1) Ancienne colonie portugaise, rétrocédée à la
Chine en 1999 et devenue Région administrative spéciale, jouissant
d’une grande autonomie.
source (le monde diplo lundi 19 mars 2007)
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