Le Kirghizistan,
un pivot géopolitique
Les grandes puissances rivales, Washington, Moscou, Beijing,
et la géopolitique de l'Asie centrale
Au fin fond de l'Asie Centrale, le Kirghizistan constitue ce
que le stratège britannique Halford Mackinder aurait appelé un
pivot géopolitique : un territoire qui, en vertu de ses caractéristiques
géographiques, occupe une position centrale dans les rivalités
des grandes puissances.
Aujourd'hui ce petit pays lointain est secoué par ce
qui peut apparaître comme un soulèvement populaire extrêmement
bien organisé pour déstabiliser le président atlantiste
Kourmanbek Bakiev. Dans leurs premières interprétations, certains
analystes émirent l'hypothèse que Moscou trouverait un intérêt
plus que passager à soutenir un changement de régime au Kirghizistan.
Les événements qui s'y déroulent seraient le fait du Kremlin
qui mettrait en scène sa propre version en négatif des « Révolutions
colorées » instiguées par Washington : la Révolution
des roses de Géorgie en 2003, la Révolution orange ukrainienne
en 2004, ainsi que la Révolution des tulipes en 2005, qui avait porté
le président pro-américain Bakiev au pouvoir au Kirghizistan.
Pourtant, dans le contexte du changement de pouvoir qui se joue au Kirghizistan,
comprendre qui fait quoi, et dans l'intérêt de qui, est loin d'être
aisé.
En tout cas, on sait que ce qui se joue a d'immenses implications
pour la sécurité militaire de tout le heartland (île mondiale)
du continent eurasien, de la Chine à la Russie, et même au-delà.
En effet, cette situation se répercute sur la présence future
des Etats-Unis en Afghanistan et, par extension, dans toute l'Eurasie.
Une poudrière politique
Des protestations à l'encontre
du président Bakiev se sont élevées en mars dernier à
la suite des révélations de soupçons de corruption aggravée
pesant sur lui et des membres de sa famille. En 2009, Bakiev avait révisé
un article de la Constitution, fixant les dispositions concernant la succession
de la présidence en cas de décès ou de démission
inopinée. Cette démarche, largement interprétée
comme la tentative d'instaurer un « système dynastique »
de transfert des pouvoirs, est l'un des facteurs à l'origine des récentes
vagues de protestation dans tout le pays. Il a placé son fils et d'autres
proches à des postes-clefs où ils ont engrangé de larges
sommes d'argent estimées à 80 millions de dollars par an - pour
l'attribution aux États-Unis du droit d'installer une base aérienne
à Manas, et pour d'autres contrats [1]
Le Kirghizistan est l'un des pays les plus
pauvres d'Asie Centrale ; plus de 40 % de sa population vit sous le
seuil de pauvreté. Bakiev a nommé son fils Maxéim (qui trouve aussi
le temps et les fonds pour être l'un des propriétaires d'un club
de football britannique) à la tête de l'Agence centrale pour le
développement, l'investissement et l'innovation, un poste qui lui a permis
de contrôler les ressources les plus juteuses du pays, dont la mine d'or
de Kumtor [2].
A la fin de l'année 2009, Bakiev a fortement relevé
les taxéès sur les petites et moyennes sociétés, et début
2010, il a mis en place de nouvelles taxéès sur les télécommunications.
Il a privatisé le plus grand fournisseur d'électricité
du pays, tandis qu'en janvier dernier, cette entreprise privatisée, dont
la rumeur dit qu'elle avait été vendue à des amis de la
famille pour moins de 3 % de sa valeur estimée, a doublé
le prix de l'électricité. Le prix du gaz de ville a augmenté
de 1 000 %. L'hiver kirghize est extrêmement rude.
L'opposition accusait Maxéim Bakiev d'avoir organisé
une privatisation de complaisance du réseau de télécommunications
national en le cédant à un ami dont l'entreprise offshore est
domiciliée aux Canaries. Dans les grandes lignes, la colère populaire
contre Bakiev et consort se comprend. La question primordiale est avec quel
succès cette colère est canalisée et par qui.
Les protestations se sont enflammées
après la décision du gouvernement en mars dernier d'augmenter
spectaculairement des prix de l'énergie et des télécommunications,
multipliés par quatre voire plus, dans un pays déjà exsangue.
Au cours des révoltes du début du mois de mars, Mme Otounbaïeva
a été nommée porte-parole du Front uni formé par
tous les partis d'opposition. Elle appelait à l'époque les Etats-Unis
à prendre une position plus active contre le régime de Bakiev
et son absence de normes démocratiques ; appel laissé manifestement
sans réponse [3].
Selon des sources russes bien informées, au même
moment, Roza Otounbaïeva s'entretenait avec le Premier ministre russe Vladimir
Poutine à propos de la détérioration de la situation. Dans
la foulée de la formation du gouvernement provisoire dirigé par
Otounbaïeva, Moscou était le premier à le reconnaître
et proposait 300 millions de dollars au titre d'une aide immédiate à
la stabilisation, en transférant une partie d'un prêt de 2,15 milliards
de dollars accordé par les Russes en 2009 au régime de Bakiev
pour la construction d'une centrale hydraulique sur la rivière Naryn.
Au départ, ces 2,15 milliards de dollars furent accordés
juste après la décision de Bakiev de fermer la base militaire
états-unienne de Manas ; décision que les dollars US avaient
cassée quelques semaines plus tard. Pour Moscou, l'aide russe et l'annonce
de la fermeture de la base de Manas par Bakiev étaient liées.
Ce versement de 300 millions de dollars,
parmi les 2,15 milliards promis par Moscou, relancé après l'éviction
de Bakiev, irait directement à la Banque nationale kirghize [4].
Selon une dépêche de l'agence
de presse moscovite RIA Novosti, le Premier Ministre déchu, Daniar Oussenov,
aurait affirmé à l'ambassadeur russe à Bichkek que les
médias russes, qui jouissent d'une forte présence dans l'ancien
Etat soviétique, dont la langue officielle est toujours le russe, avaient
pris parti contre le gouvernement Bakiev-Oussenov [5].
Les forces de sécurité du gouvernement de Bakiev,
dont feraient partie les tireurs des Forces spéciales postés alors
sur les toits, ont tué 81 manifestants, entraînant une dangereuse
escalade des protestations au cours de la première semaine d'avril.
Ce qu'il est intéressant de noter à propos de
ces événements, et qui suggère qu'il se passe bien plus
en coulisse, est le fait que ce soulèvement populaire, éclos à
son point de maturité, fut précédé de peu de signes
avant son surgissement sur la scène médiatique internationale.
Les manifestations de protestation
se multipliaient depuis que Bakiev avait pris les commandes de la Révolution
des tulipes avec le soutien financier des Etats-Unis [6].
Ce changement de régime, en 2005, avait fait intervenir la traditionnelle
liste des ONG états-uniennes, comprenant Freedom House, l'Albert Einstein
Institution, le National Endowment for Democracy et l'Agence des États-Unis
pour le développement international (USAID) [7].
Aucun des soulèvements antérieurs à ceux du mois d'avril
n'avaient eu la même vigueur ni la même sophistication. Les événements
semblent avoir pris tout le monde par surprise, en premier lieu Bakiev et ses
soutiens états-uniens.
Le calme avec lequel s'est déroulé le ralliement
de l'armée, de la police et des services de sécurité aux
frontières dans les premières heures des vagues de protestation
laisse penser à une coordination complexe et ingénieuse, planifiée
à l'avance. Encore aujourd'hui, rien n'indique de manière claire
si les décisionnaires agissaient de l'étranger ou non, et, le
cas échéant, s'ils appartenaient au FSB russe, à la CIA
ou à quelque autre service.
Le 7 avril 2010, alors que Bakiev perdait
le contrôle de la situation, il semble s'être précipité
auprès des États-uniens. Mais constatant le sang répandu
dans les rues par les tireurs d'élite de Bakiev et prenant la mesure
de l'ire de la foule contre le gouvernement, les Etats-Unis auraient exfiltré
le président et sa famille vers sa ville natale d'Osh, vraisemblablement
dans l'espoir de le faire revenir lorsque la situation se serait calmée [8].
Ce qui ne s'est jamais produit.
À l'instar de son gouvernement et des dirigeants de
l'armée, de la police nationale et des services de sécurité
aux frontières, Bakiev démissionne le 16 avril et fuit vers le
Kazakhstan voisin. Aux dernières nouvelles, il est confiné en
Biélorussie, où le président Lukashenko, en mal de ressources
pécuniaires, l'aurait accueilli en échange de 200 millions de
dollars.
Le nouveau gouvernement provisoire du Kirghizistan,
dirigé par l'ancienne opposition et reposant sur la personne de Roza
Otounbaïeva, l'ex-ministre des Affaires étrangères, a déclaré
vouloir lancer une enquête internationale sur les crimes commis par Bakiev.
Un dossier à charge a déjà été constitué
contre [9]
lui, ses fils, son frère et d'autres de ses proches.
Bakiev n'avait d'autre choix que de fuir. Plusieurs jours avant
sa fuite, l'armée et la police s'étaient déjà ralliées
à l'opposition menée par Otounbaïeva, attitude qui corrobore
l'idée d'événements extrêmement bien planifiés
par au moins une partie de l'opposition.
Aujourd'hui, le Kirghizistan occupe une place de pivot
géographique. Ce pays enclavé partage une frontière avec
la province chinoise du Xinjiang, un lieu hautement stratégique pour
Pékin. Se plaçant parmi les plus petits pays d'Asie Centrale,
il est aussi frontalier, au nord de son territoire, avec le Kazakhstan et ses
ressources pétrolifères ; à l'est, il est bordé
par l'Ouzbékistan et au sud, par le Tadjikistan. Plus encore, la vallée
de Ferghana, à la situation politique explosive en raison de ses importantes
richesses naturelles, se trouve sur une partie du Kirghizistan ; cette
zone multiethnique coutumière de frictions politiques s'étend
aussi sur les territoires de l'Ouzbékistan et du Tadjikistan.
Le Kirghizistan est un pays de hautes montagnes : les
chaînes de montagnes du Tian Shan et du Pamir occupent 65 % de son
territoire. Environ 90 % du pays s'élève à plus de
1500 mètres d'altitude.
En termes de ressources naturelles, hormis l'agriculture qui
représente un tiers de son PIB, le Kirghizistan possède de l'or,
de l'uranium, du charbon et du pétrole. En 1997, la mine d'or de Kumtor
a démarré l'exploitation de l'un des plus grands gisements aurifères
du monde.
Jusqu'à une date récente, l'agence nationale
Kyrgyzaltyn possédait toutes les mines et administrait la plupart d'entre
elles en joint-venture en association avec des compagnies étrangères.
La mine d'or de Kumtor, près de la frontière chinoise, est détenue
dans sa globalité par la société canadienne Centerra Gold
Inc. Jusqu'à l'éviction de Bakiev, son fils Maxéim, à la
tête du fonds pour le Développement, dirigeait Kyrgyzaltyn, agence
qui est également le plus gros actionnaire de Centerra Gold, aujourd'hui
propriétaire de la mine d'or de Kumtor.
Il est tout à fait révélateur
que Centerra Gold, basé à Toronto, ait déjà annoncé
le « remplacement » de Maxéim Bakiev en tant que chef de
Kyrgyzaltyn, par Aleksei Eliseev, directeur-adjoint de l'Agence nationale kirghize
pour le Développement, au sein de l'équipe dirigeante de Centerra,
peut-être sous l'impulsion du Département d'Etat des Etats-Unis
et sans que les électeurs kirghizes ne l'y élisent [10].
Le Kirghizistan possède également d'importantes
ressources d'uranium et d'antimoine. Il bénéficie en outre de
considérables réserves de charbon estimées à 2,5
milliards de tonnes, essentiellement situées dans le gisement de Kara-Keche,
au nord du pays.
Pourtant, plus cruciale encore que les richesses minières,
reste la principale base de l'US Air Force à Manas, ouverte dans les
trois mois suivant le lancement de la « guerre globale contre le
terrorisme » en septembre 2001. Peu après, la Russie installait
sa propre base militaire non loin de Manas. Aujourd'hui, le Kirghizistan est
le seul pays à accueillir à la fois des bases militaires états-unienne
et russe, un état de fait peu confortable au bas mot.
En somme, le Kirghizistan, positionné au centre du territoire
le plus stratégique au monde, l'Asie Centrale, fait figure de trophée
géopolitique très convoité.
La politique de Washington marche sur des œufs
Le département d'État
états-unien avait tenté de maintenir Bakiev dans l'espoir, semble-t-il,
de pouvoir disperser les manifestants, faire cesser les émeutes et maintenir
l'homme des Tulipes en place. Hillary Clinton avait préalablement appelé
l'opposition parlementaire (formée par les Ministres au gouvernement
condamnant la corruption et le népotisme de Bakiev) à négocier
et à entamer le dialogue avec le président Bakiev, financé
par les Etats-Unis. Malgré la publication de dépêches annonçant
la démission de toute l'administration kirghize, le département
d'Etat émet des déclarations selon lesquelles le gouvernement
du président Kourmanbek Bakiev est toujours opérationnel [11]
Le 7 avril, au moment le plus tendu des
troubles, alors que l'issue en était encore floue, le porte-parole de
la secrétaire d'Etat américaine, P. J. Crowley déclare
devant des journalistes : « Nous voulons voir le Kirghizistan
évoluer, tout comme nous le souhaitons pour d'autres pays de la région.
Mais, cela dit, il possède un gouvernement qui siège effectivement.
Nous sommes les alliés de ce gouvernement dans la mesure où il
nous apporte son soutien, vous savez, dans les opérations internationales
en… Afghanistan. » [12].
George Orwell aurait admiré cet exercice de double langage diplomatique.
Le 15 avril, quand il est devenu clair que
Bakiev ne remporte que peu de soutien dans son pays, le département d'État
états-unien déclare ne vouloir prendre parti ni pour le président
déchu, ni pour l'opposition parlementaire. Dans un communiqué
montrant combien Washington marche sur des œufs, craignant d'en casser
quelques uns, en particulier sur la question des droits d'accès à
la base aérienne de Manas, Philip Crowley déclare : « Nous
voulons voir la situation se dénouer pacifiquement. Et nous ne voulons
pas prendre parti. » [13]
. Depuis lors, après les pourparlers avec le Ministre des Affaires Etrangères
Roza Otounbaïeva et ses collaborateurs, le Département d'État
états-unien et Obama ont chaudement approuvé la nouvelle situation
politique kirghize.
Otounbaïeva, membre influent du Parti
communiste pendant l'ère soviétique, avait obtenu le premier poste
d'ambassadeur aux Etats-Unis de l'ère post-soviétique ; plus
tard, elle fut l'un des assistants du Secrétaire général
des Nations Unies, Kofi Annan. Le gouvernement provisoire dirigé par
Otounbaïeva annonce qu'il rédigera la nouvelle Constitution dans
les six mois et qu'il préparera des élections démocratiques
dans le pays. L'opposition prétend avoir la situation bien en main au
Kirghizistan, malgré la persistance d'émeutes et de pillages hors
de Bichkek [14].
Qui mène la danse ?
Bien que beaucoup spéculent au sujet d'un rôle
actif sur place des services secrets russes dans l'anti-Révolution des
tulipes, nous devons laisser cette question ouverte.
Lors d'une déclaration au cours de
sa visite officielle à Washington le 14 avril, au bout d'une semaine
de troubles, le président russe Dmitri Medvedev exprimait ses préoccupations
au sujet de la stabilité du Kirghizistan : « Le risque
de voir le pays se diviser en deux parties — l'une au nord, l'autre au
sud — est réel. C'est pour cela que notre devoir est d'aider nos
partenaires kirghizes à trouver une solution de sortie en douceur de
cette situation. » Il imagine les grandes lignes du pire scénario
qui pourrait se produire : déstabilisé, le gouvernement kirghize
resterait impuissant face aux extrémistes envahissant le pays ;
une redite de la situation afghane [15].
A la tribune de la conférence sur
le désarmement nucléaire à Prague, le conseiller pour la
Russie à la Maison-Blanche, Michael McFaul, s'exprimait à propos
des événements au Kirghizistan : « Il ne s'agit
pas d'un coup d'Etat monté contre les Américains. Cela, nous en
sommes sûrs et il ne s'agit pas non plus d'un coup d'Etat mené
par les Russes. » [16]
.
En théorie, les Etats-Unis auraient toutes les raisons
de croire qu'ils peuvent « travailler » avec les dirigeants
du nouveau gouvernement provisoire kirghize.
On connait bien Roza Otounbaïeva à Washington depuis
qu'elle y a officié en tant qu'ambassadeur dans les années 1990.
Le numéro deux de son gouvernement provisoire, l'ancien
porte-parole du Parlement Omourbek Tekebaïev, une figure-clef de la « Révolution
des tulipes » de 2005 qui avait porté Bakiev au pouvoir, est
alors ramené à Washington par le département d'État
pour qu'il participe à l'un de leurs « programmes de découverte »,
où l'on enseigne aux figures politiques étrangères émergeantes
les vertus de l'American way of life.
Tekebaïev s'exprimait à l'époque
librement sur cette expérience : « J'ai constaté
que les États-uniens savent comment choisir les gens, comment faire une
évaluation précise de ce qu'il se passe et comment faire des pronostics
quant à l'évolution et aux changements politiques à venir. » [17]
.
Certains éléments tendent à montrer que
le soutien de Moscou dans les récents événements du Kirghizistan
était conçu comme une révolution colorée en négatif,
visant à contrebalancer la présence états-unienne grandissante
en Asie Centrale. Il y a également des éléments attestant
d'un second changement de régime épaulé par les Etats-Unis,
peut-être après que l'administration Obama a réalisé
que son homme, Bakiev, se rapprochait trop étroitement de la Chine en
termes économiques. Une troisième, et peu probable version, attribue
les soulèvements récents à une opposition de pacotille,
interne au pays et désorganisée, qui ne serait jamais parvenue
à rassembler plus que quelques milliers de personnes dans les rues pour
protester contre la politique de Bakiev des cinq dernières années.
Ce qui parait clair à présent est que Moscou
et Washington passent par les mêmes tergiversations pour afficher un semblant
de consensus à propos des événements se déroulant
au Kirghizistan.
Le 15 avril, Kanat Saudabayev, le président
de l'OSCE (l'Organisation pour la sécurité et la coopération
en Europe), affirmait que l'évacuation du président Bakiev sain
et sauf résultait des efforts conjoints d'Obama et de Medvedev [18].
De toute évidence, Washington et Moscou souhaitent ardemment
imposer leur présence, quelque soit le gouvernement qui s'établira
dans ce pays d'Asie centrale de cinq millions d'habitants déchiré
par les conflits. Ce que l'on sait moins, mais qui est tout aussi évident,
est l'enjeu vital que constituent des relations stables avec le Kirghizistan
pour la Chine, avec lequel elle partage une frontière très étendue.
Vu d'ici, ce qui semble plus intéressant est la tournure que prendront
les événements dans ce pays lointain mais stratégique du
point de vue géopolitique.
Quel avenir pour la base aérienne de Manas ?
L'une des questions les plus pressantes
pour Washington est celle, vitale, de l'avenir de la base aérienne de
Manas, située tout près de la capitale Bichkek. Dans un communiqué
officiel du département d'Etat américain en date du 11 avril,
la secrétaire d'Etat Hillary Clinton insiste sur « le rôle
important que le Kirghizistan joue en accueillant le centre de transit de l'aéroport
de Manas ». Elle laissait ainsi peu de place au doute quant aux priorités
de Washington dans le pays ; elles ne concernent ni la démocratie,
ni son essor économique [19]
.
après la mise en place du plan de « Guerre
contre le terrorisme » par Washington, le Pentagone obtenait les
droits d'implantation militaire dans plusieurs Etats stratégiques en
Asie Centrale, le faisant ouvertement pour mener la lutte contre Oussama ben
Laden en Afghanistan. En même temps que les droits d'accès de ses
troupes en Ouzbékistan, Washington obtint la concession de Manas.
La présence militaire états-unienne en Afghanistan
s'est bien-sûr densifiée. L'une des premières décisions
d'Obama en tant que président fut d'autoriser le surge, la montée
en puissance des forces d'occupation ; il envoya 30 000 hommes supplémentaires
et donna son aval pour la construction de huit nouvelles bases militaires « temporaires »
en Afghanistan, portant à 22 le nombre ahurissant de bases états-uniennes
sur le territoire afghan, dont les importants sites de Bagram et de Kandahar.
Le secrétaire à la Défense Robert Gates
refuse de définir une limite de durée à la présence
US en Afghanistan. Non pas à cause des Talibans, mais en vertu de la
stratégie à long terme de Washington de diffuser sa « Guerre
contre le terrorisme » dans toute l'Asie centrale, et particulièrement
dans la zone cruciale de la vallée de Ferghana qui s'étend entre
l'Ouzbékistan et le Kirghizistan. C'est dans ce contexte que les récents
événements kirghizes s'avèrent plus qu'avantageux pour
la Russie, la Chine et les États-Unis.
Le 14 avril, Gates confiait à la
presse sa certitude de voir les Etats-Unis obtenir les droits d'exploitation
de la base de Manas pour développer ce que le Pentagone appelle le Northern
Distribution Network (réseau de distribution du Nord), qui permet l'approvisionnement
par avion des zones de combat afghanes [20]
. Seulement quelques jours auparavant, des personnalités du gouvernement
provisoire à Bichkek avaient indiqué que l'attribution aux Américains
des droits d'accès à Manas était l'un des premiers dossiers
à faire annuler.
Au cours d'un entretien avec le Russe Medvedev, Barack Obama
a admis que les événements du Kirghizistan n'étaient pas
commandés par les Russes. Il a aussitôt annoncé que les
États-Unis reconnaissaient la légitimité du gouvernement
provisoire de Roza Otounbaïeva.
Aujourd'hui la question qui reste en suspens porte sur le rôle
que le Kirghizistan jouera dans la spectaculaire partie d'échecs géopolitique
pour le contrôle de l'Asie centrale, et, par voie de conséquence,
pour celui du heartland eurasien, selon la terminologie du géopoliticien
britannique Halford Mackinder. Les acteurs majeurs extérieurs au Kirghizistan,
dans cette partie d'échecs aux forts enjeux géopolitiques en Asie
Centrale, sont la Chine, la Russie et les États-Unis. La partie suivante
de ce dossier s'attachera à examiner les intérêts géopolitiques
portés par la Chine sur le Kirghizistan, l'un de ses partenaires au sein
de l'Organisation du traité de coopération de Shanghai.
Notes
[1]
RIA Novosti, Russia's Medvedev blames Kyrgyz authorities for unrests, says civil
war risk high, 14 avril 2010, http://en.rian.ru/exsoviet/20100414...
[2]
John C.K. Daly, op. cit
[3]
Leila Saralayeva, Kyrgyz opposition protests rising utility tariffs, AP, 17
mars 2010, http://blog.taragana.com/politics/2...
[4]
RIA Novosti, Russia throws weight behind provisional Kyrgyz govt., 8 avril 2010,
http://en.rian.ru/exsoviet/20100408....
8 avril 2010. L'ancien et bien informé ambassadeur indien, M. K.
Gajendra Singh, dans un article publié par RIA Novosti, signale en outre
que M. Poutine s'est entretenu avec Mme Otunbayeva à deux reprises
depuis les manifestations du 7 avril, et qu'elle s'est rendue à Moscou
aux mois de janvier et mars de cette année. K. G. Singh, Geopolitical
battle in Kyrgyzstan over US military Lilypond in central Asia , RIA Novosti,
13 avril 2010
[5]
RIA Novosti, Kyrgyz prime minister protests Russian media reporting of riots,
7 avril 2010, http://en.rian.ru/world/20100407/15...
[6]
Richard Spencer, Quiet American behind tulip revolution, London, The Daily Telegraph,
2 avril 2005, http://www.telegraph.co.uk/news/wor...
[7]
Philip Shishkin, In Putin's Backyard, Democracy Stirs — With US Help,
The Wall Street Journal, 25 février2005
[8]
Kyrgyzstan National Security Service ‘source', Specially for War and Peace.ru,
10 avril 2010, traduit du russe par l'auteur : www.warandpeace.ru/ru/news/v...
[9]
Report from Russian political blog War and Peace.Ru. www.warandpeace.ru/ru/news/v...
[10]
Centerra Gold website, Toronto, Canada, http://www.centerragold.com/about/m...
[11]
David Gollust, US Urges Dialogue in Kyrgyzstan, 7 avril 2010, Voice of America,
http://www1.voanews.com/english/new....
[12]
P.J. Crowley, comments to press regarding events in Kyrgyzstan, 7avril 2010,
cité dans John C.K. Daly, The Truth Behind the Recent Unrest in Kyrgyzstan,
www.oilprice.com
[13]
AFP, US 'not taking sides' in Kyrgyzstan political turmoil, 15 avril 2010, http://news.asiaone.com/News/AsiaOn...
[14]
Hamsayeh.net, New Interim Kyrgyz Government to Shut Down the US Airbase at Manas,
9 avril 2010, http://www.hamsayeh.net/hamsayehnet...
[15]
Karasiwo, Nuclear deals and Kyrgyz fears Medvedev in Washington, 14 avril 2010,
http://www.allvoices.com/contribute...
[16]
Maria Golovnina and Dmitry Solovyov, Kyrgyzstan's new leaders say they had help
from Russia, The Globe and Mail, Toronto, 8 avril 2010, http://www.theglobeandmail.com/news...
[17]
Sreeram Chaulia, Democratisation, NGOs and ‘colour revolutions', 19 janvier
2006, http://www.opendemocracy.net/global...
[18]
BNO News, OSCE says Kyrgyzstan President Bakiyev's departure is the result of
joint efforts with Obama, Medvedev, 15 avril 2010, http://www.thaindian.com/newsportal...
[19]
Philip Crowley, Assistant Secretary of State, US Clinton Urges Peaceful Resolution
of Kyrgyz Situation, 11 avril 2010, cité dans RIA Novosti, http://en.rian.ru/world/20100411/15...
[20]
Donna Miles, Gates expresses confidence in continued Manas access, American
Forces Press Service, 14 avril 2010, http://www.af.mil/news/story.asp?id...
Source : http://www.rougemidi.org/
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