Ces intellectuels de gauche qui croient savoir tout sur la Chine...
Nico Hirtt
A l’entrée de la Sorbonne où j’assistais
mercredi à une fort intéressante conférence de Samir Amin,
je me suis fait remettre un tract appelant au boycott des Jeux Olympiques de
Pékin 2008. La chose ne m’aurait pas surpris outre mesure, dans
le contexte actuel des évolutions politiques et idéologiques en
France, si je n’avais découvert, parmi la liste des signataires,
les noms d’amis, de personnes et d’organisations que j’apprécie
pour leur sérieux et leur engagement de gauche. J’ai cru devoir
réagir, pour leur dire combien ils se sont, selon moi, laisser abuser
en signant cet appel.
Le gouvernement chinois tenterait, nous dit ce texte, de “briser tout
ce que la Chine compte d’intellectuels critiques”. Ce n’est
pas l’image que m’a laissé mon dernier passage dans ce pays,
il y a un an. Le colloque sur le thème “Education et globalisation”
auquel j’ai participé à l’université de Pékin
m’a donné l’occasion de rencontrer des dizaines d’intellectuels,
d’étudiants, de chercheurs et de hauts fonctionnaires du gouvernement,
qui jetaient un regard lucide et assurément critique sur les risques
de “marchandisation” de l’enseignement supérieur en
Chine.
Le gouvernement chinois pratiquerait, dit encore le texte de
l’appel, une “urbanisation sauvage dirigée contre les populations”
et accélérerait la “destruction de quartiers populaires
et de sites historiques”. Les auteurs de ce document doivent n’avoir
jamais mis les pieds dans un pays du tiers-monde pour affirmer cela, du fond
de leur douillet salon parisien ! La Chine a un revenu par habitant de l’ordre
de 3500 $ par habitant. Elle tente de sortir de ce sous-développement,
au prix d’une croissance déjà affolante et difficilement
contrôlable, aux effets sociaux et écologiques inquiétants.
Mais elle reste un pays extrêmement pauvre. Malgré les efforts
du gouvernement pour freiner l’exode rural, la crise du logement est énorme
à Pékin. La rénovation de tous les vieux quartiers (hutongs)
est financièrement impossible et serait de toute façon insuffisante.
Une partie des vieux quartiers a été préservée et
est en voie de réhabilitation. Mais une autre partie, importante, est
effectivement rasée et remplacée par des logements modernes. L’
“intellectuel critique” occidental peut s’en offusquer, regretter
la perte de ces quartiers où il aurait été bon de flâner
comme touriste. Mais que propose-t-il aux Pékinois qui attendent un toit
? Et à ceux qui ont un toit (en tôle ondulée) mais pas d’eau
courante, ni d’égouts, ni de gaz, ni de rues permettant le passage
des bennes à ordures ? Que propose-t-il pour chauffer un hutong construit
en torchis et en panneaux de bois de quelques centimètres d’épaisseur,
tout en réduisant les émissions de CO2 ? Je n’affirme pas
quant à moi que les tours en béton de 15 étages soient
forcément la bonne solution à ce problème. Peut-être
vaudrait-il mieux en revenir aux pistes des années 60 et 70, qui réglementaient
strictement les mouvements de populations. Mais gageons que là encore
on entendrait les cris indignés de ceux qui n’envisagent les droits
de l’homme qu' à travers la lunette déformante de leur
propre condition sociale privilégiée. Ayons la modestie de ne
pas juger à la légère de situations dont nous ne mesurons
ni la complexité ni les enjeux.
Le texte évoque bien évidemment la “colonisation”
du Tibet, allant jusqu' à prétendre qu' elle “prend
une tournure de génocide”. C’est un peu comme si la France
était accusée d’avoir colonisé la Savoie, la Vendée,
la Bretagne et l’Alsace. Rappelons d’abord que le Tibet a très
longtemps fait partie de l’Empire du Milieu, jusqu' en 1911. Cette
année-là, quand la Chine s'est libérée de la domination
féodale Mandchoue, la caste dirigeante autocratique des moines et des
seigneurs féodaux tibétains a unilatéralement proclamé
l'indépendance du Tibet. Ceci fut réalisé avec l'aide et
à l'instigation des Britanniques qui avaient déjà par trois
fois tenté d'envahir la région à partir de l'Inde et qui
voyaient (à juste titre) dans la révolution démocratique
bourgeoise de 1911 une menace contre leurs intérêts économiques
en Chine. Ces territoires sont ainsi restés à l'état féodal
jusqu'à leur libération par les troupes communistes en 1951. Rappelons
encore que durant la deuxième guerre mondiale, les autorités locales
tibétaines, bien qu'officiellement neutres, ont objectivement soutenu
l'axéè Berlin-Tokyo en empêchant l'approvisionnement des armées
chinoises par la route, à partir de l'Inde. Rappelons enfin que le Tibet
d'avant 1951 n'avait rien du paradis que se plaisent à nous dépeindre
certains adeptes des sectes bouddhistes. C'était un pays féodal,
pratiquant le servage et même l'esclavage à grande échelle.
Une minorité de propriétaires de serfs — nobles, autorités
locales et chefs de monastères — possédait toute la terre
et les forêts ainsi que la majeure partie du bétail. Quelques 200
à 300 familles dominaient le Tibet. Au sommet, le Dalaï Lama, grand
propriétaire, chef religieux et chef politique auto-proclamé.
Sans doute y a-t-il aujourd’hui une partie de la population tibétaine
qui souhaite davantage d’autonomie, voire l’indépendance.
Sans doute font-ils l’objet de mesures de répression de la part
du gouvernement chinois. Mais il n’y a assurément aucun “génocide”
ni rien qui y ressemble. Galvauder ainsi ce terme me semble indigne d’un
intellectuel. Je me suis toujours interdit de parler de “génocide
du peuple palestinien”, ou de “génocide du peuple irakien”.
En revanche, il y a bien eu génocide du peuple Apache, voici à
peine plus de cent ans, pas très loin de Los Angeles, ce qui n’a
empêché personne d’y participer aux Jeux Olympiques...
J’ose à peine m’attarder sur le passage
du texte où l’on affirme que “la Chine a des visées
de conquête sur Taïwan” et où l’on évoque
son “offensive diplomatico-guerrière à l’encontre
du Japon”. Taïwan est un territoire chinois contrôlé
par un régime fantoche qui n’est reconnu par quasiment aucun Etat
ou gouvernement et qui ne doit son existence qu' a des décennies
d’appui militaire, économique et politique de la part des Etats
Unis. La revendication chinoise sur ce territoire est parfaitement légitime
et on ne peut que louer la retenue extrême dont a fait preuve le gouvernement
chinois dans cette question durant les soixante dernières années.
Quant au Japon, faut-il encore rappeler que ce pays ne s’est jamais acquitté
de sa dette envers la Chine ? Six millions de civils chinois ont été
massacrés durant la Deuxième Guerre Mondiale et quatre millions
de soldats nationalistes ou de miliciens communistes chinois sont morts pour
libérer leur pays de l’occupation fasciste japonaise. Pour ces
faits, le gouvernement japonais n’a jamais versé le moindre dédommagement,
n’a jamais présenté la moindre excuse sérieuse. Le
regain de tension entre les deux pays est précisément lié,
comme vous le savez, au révisionnisme flagrant des livres d’histoire
utilisés au Japon. Que dirions nous si le gouvernement allemand décidait
de rayer l’holocauste des manuels d’histoire ?
Enfin, pour faire bonne mesure, on nous dit que la Chine encouragerait
le “dopage” à grande échelle chez ses sportifs. J’ignore
si cela est vrai. Mais je n’ai pas le souvenir d’avoir vu dernièrement
une pétition contre le Tour de France...
Le plus important n’est évidemment pas là.
Le texte de l’Appel au Boycott des Jeux Olympiques de Pékin n’est
pas seulement un document truffé de contre-vérités flagrantes.
Il participe surtout d’une stratégie idéologique visant
à présenter la République Populaire de Chine comme le plus
grand ennemi de l’humanité, un “régime totalitaire
et esclavagiste”, qui “développe une géopolitique
d’agressions” et s’engage dans “une course aux armements
(contre) le reste du monde” ! Comment ne pas voir par qui ces mots-là
ont été écrits et qui ils devraient légitimement
désigner ? La dictature économique du grand capital, qui ravage
la planète, qui brise les chances de développement des pays les
plus pauvres, qui plonge des millions d’enfants dans la malnutrition,
l’analphabétisme, la maladie, la prostitution.
Quoi que l’on pense des institutions chinoises, l’honnêteté
intellectuelle nous force à reconnaître que chacun des citoyens
de ce pays, fut-il tibétain, a bien davantage de pouvoir démocratique
pour peser sur son gouvernement que n’en ont les populations du monde
pour peser sur les multinationales industrielles ou financières occidentales.
Quoi que l’on pense des tours et détours de la politique du Parti
Communiste chinois, force est de reconnaître qu' il a su faire passer
un milliard d’hommes de la misère totale et de l’analphabétisme
à l’accès généralisé aux soins de santé,
à une alimentation stable et à un niveau d’enseignement
sans comparaison avec celui d’autres pays du tiers-monde (excepté
Cuba sans doute). Et il l’a fait sans se soumettre aux ordres des puissances
occidentales et de leurs institutions. Voilà sans doute ce que les ennemis
de la Chine ne peuvent lui pardonner.
Excusez moi de vous le dire avec tant de franchise, mais le
texte que vous avez accepté de signer aurait dû vous chatouiller
le nez. Il sent la sueur et l’alcool des casernes de l’Oncle Sam.
Celui-ci a bien compris que seule la Chine a désormais la capacité
militaire, économique et politique de prendre la tête des forces
qui veulent encore s’opposer à son hégémonie. Voilà
pourquoi le gendarme du véritable “régime totalitaire et
esclavagiste” qu' est le capitalisme mondial, “développe
une géopolitique d’agressions” et s’est engagé
depuis longtemps dans “une course aux armements (contre) le reste du monde”
!
J'avouerai encore que je n’aime guère le tournant
que prend la Chine sur le plan social et économique; que j’exècre
la peine de mort; que j’ai en horreur le sport-spectacle, cette machine
à sous et à propagande. Mais dans la guerre que les assoiffés
de profit mènent contre les peuples assoiffés d’eau, de
nourriture, d’air pur, de culture et de paix, je pense que nous ne pouvons
pas hésiter à choisir notre camp. Et au moment où , par
la grâce de Sarkozy et de Kouchner, la politique extérieure de
la France devient la risée du monde, j’attendais, je vous l’avoue,
plus de discernement et d’esprit critique dans le chef des intellectuels
français progressistes qui me tiennent à coeur.
Nico Hirtt
Transmis par Michel Collon
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