Plus d’excuses : après la victoire, le Parti du Congrès indien à l’épreuve

Mira Kamdar jeudi 21 mai 2009

La Bourse indienne a flambé, les chefs de ce qui s’appelle « India Inc. » se sont extasiés, les leaders du monde entier ont envoyé leurs félicitations admiratives : le Parti du Congrès, celui avec lequel l’Inde a fondé son indépendance, a défié tous les scénarios pour remporter une victoire écrasante lors du quinzième scrutin national.

A lui seul, le Congrès a remporté 262 des 272 sièges législatifs nécessaires pour en revendiquer une majorité, et donc le droit de former le nouveau gouvernement. C’est un chiffre qu' un seul parti politique en Inde, où il en existe maintenant plus d’un millier, n’a pas atteint depuis longtemps. Il ne sera guère difficile de trouver des candidats pour les dix sièges qui manquent afin de former une coalition qui en sera à peine une.

Les menottes sont donc enlevées. L’opposition indienne est en miettes, la gauche aussi bien que la droite écrasées. Rien n’empêche plus le Congrès de procéder comme bon lui semble pour réaliser sa vision particulière d’une Inde moderne, riche et puissante. Y arrivera-t-il pour autant ? Telle est maintenant la question.

A la grande joie des Américains et des entreprises indiennes et transnationales, la gauche, qui ne récolte que 24 sièges, est certainement celle qui a le plus souffert dans ces élections. En 2004, les communistes indiens en avaient remporté 60. Le Congrès, en gros déficit, devait sa survie politique au soutien d’une gauche si bien dotée. Celle-ci a cru pouvoir faire du chantage sur la question de l’accord nucléaire et du rapprochement stratégique avec les Etats-Unis. Elle n’a pas réussi son coup. Le gouvernement de M. Manmohan Singh, cet économiste à la voix douce toujours coiffé d’un turban bleu ciel, a pu, à grand renfort de pots-de-vin et de promesses, attirer suffisamment de partis jusqu' alors sceptiques pour remplacer la gauche rebelle. Le Congrès a par ailleurs si bien usé de l’argument de la fierté nationale — indissociablement associée dans l’imaginaire indien à la puissance nucléaire — que les représentants de la gauche ont fini par avoir l’air de sales traîtres dans cette affaire.

Deuxième erreur de la gauche : imiter (mal, il faut le dire) le modèle chinois tel que les Indiens le conçoivent, c’est-à-dire forcer l’industrialisation et l’urbanisation du pays en accordant aux entreprises tout ce qu' elles réclament — terre, eau, électricité, main-d’œuvre bon marché —, tout en veillant à ce que les paysans, qui pourraient mal comprendre les lois du développement économique lorsqu' elles exigent qu' on saisisse leurs terres pour leur plus grand bien, n’y fassent pas obstacle. Cela n’a pas marché, surtout dans le Bengale de l’Ouest, où les affrontements entre les forces de l’ordre du gouvernement communiste et les paysans ont été sanglants. La situation a si mal tourné que la Tata Motors a été forcée d’abandonner son usine pour construire la fameuse Nano, la voiture la moins chère du monde.

Ce fut une très mauvaise publicité auprès des investisseurs, et notamment des investisseurs étrangers, déjà échaudés par la crise. Par ailleurs, trop de paysans bengalais, qui avaient pendant presque trente ans fidèlement soutenu les communistes, ont préféré cette fois voter pour le Trinamool Congress Party de Mme Mamata Bannerjee, qui, lui, les a soutenus contre les industrialistes (alors que son parti est allié au Parti du Congrès, dont ceux-ci ont le soutien total).

C’est l’Etat du Gujarat qui a hérité de la petite Nano ; ou plutôt, le « Gujarat de Modi », comme l’a souligné le président du Groupe Tata, M. Ratan Tata, en annonçant le déménagement. M. Narendra Modi, le chef de l’Etat du Gujarat, s’est en effet depuis longtemps posé comme l’ami le plus fidèle des capitaux. Son message aux émigrés de son Etat établis aux Etats-Unis : « Investissez 1 roupie dans le Gujarat, gagnez 1 dollar. » M. Modi a assuré à M. Tata que, chez lui, l’industrie pouvait non seulement compter sur du terrain volontairement donné par les paysans, mais que ceux-ci ne demanderaient pas mieux, par la suite, que de s’offrir comme main-d’œuvre docile et bon marché. Son coup fut si bien joué que le Bharatiya Janata Party (BJP), pour lequel il représentait le successeur idéal du très âgé chef Lal Krishen Advani, ne doutait plus de le voir bientôt à Delhi. Or la stratégie du BJP, parti nationaliste hindou, visant à imposer sur la scène nationale un personnage dont le succès régional tient en partie au fait que, sous son gouvernement, plus de 2 000 musulmans ont été massacrés, et qui, par ailleurs, a attisé les sentiments antimusulmans en accusant le Congrès et son premier ministre Manmohan Singh d’être « trop mous » face à la menace terroriste issue du Pakistan, n’a pas fonctionné. Les électeurs indiens n’ont donné au BJP que 160 sièges, soit 102 de moins que le Congrès.

Imaginer pour l’Inde un autre avenir que le présent des Occidentaux

L’Inde ainsi recentrée, débarrassée à la fois de la droite hindouiste et de la gauche antiaméricaine, offre la possibilité — enfin, disent les partisans du libéralisme — d’avancer dans le programme d’industrialisation et d’urbanisation rapide trop longtemps retardé par des gouvernements de coalition sans autorité. Les contrats, déjà juteux dans les domaines militaro-sécuritaires et potentiellement gigantesques dans ceux de la biotechnologie (le Congrès fut, pendant la campagne électorale, le seul parti à ne pas se prononcer contre les OGM), de l’agroalimentaire, de la fabrication et de la vente au détail, sont préservés. Rien d’étonnant si la Bourse indienne est montée en flèche et si le monde des affaires se réjouit.

Or il reste à voir combien de temps le Congrès pourra se permettre de fêter sa grande victoire. Car avec le pouvoir arrive le devoir, et, avec un tel résultat, il n’y a plus d’excuse qui tienne. La belle aventure de la démocratie indienne a débuté avec le Parti du Congrès ; Jawaharlal Nehru, le premier ministre de la toute nouvelle république, a promis au peuple indien de le libérer du joug de la pauvreté, de façonner un pays où régneraient la justice sociale et l’égalité des chances. Plus de six décennies plus tard, le peuple indien attend toujours. Alors que 800 millions de personnes subsistent avec moins de 1,50 euro par jour, alors que la majorité des enfants mal nourris dans le monde vivent en Inde, alors que l’eau commence à sérieusement manquer et que la pollution atteint des niveaux sans précédent, alors que le changement climatique risque de réduire de 40% la production agricole d’un pays qui compte déjà 1,2 milliard d’habitants et qui en comptera 1,6 milliard d’ici quelques décennies, les Indiens viennent de remettre entre les mains du Congrès leur espoir encore frustré d’un sort meilleur. Et il est vrai que celui-ci, avec des programmes tels que le National Rural Employment Guarantee Scheme, qui donne cent jours de travail à un membre des familles les plus pauvres, sait où sont les besoins (et les votes) les plus importants.

Mais hélas, le Congrès ne saurait améliorer le sort de la majorité des Indiens s’il persiste, comme le laissent présager les propos tenus après l’annonce des résultats par le premier ministre Manmohan Singh, économiste de formation libérale classique, à concevoir la « croissance durable » comme une croissance dont on arrive à maintenir un certain taux, et non pas qui respecte les capacités de la Terre à en fournir les matériaux et à en absorber les pollutions ; et s’il persiste à concevoir la « croissance équitable » comme la possibilité pour tout le monde d’adopter le même mode de vie urbain : passer ses journées à l’usine ou au bureau, puis regagner son cube en béton, s’installer devant la télévision et déguster des aliments issus de l’agriculture industrielle achetés au supermarché.

En Occident, on ne se reconnaît que trop bien dans cette vision de la modernité. On sait que la vie dans les pays dits développés, la nôtre, celle à laquelle l’Inde aspire, n’est plus soutenable, plus pour longtemps, et surtout pas pour tout le monde.

Les urnes sont vides, les votes comptés. La grande question pour l’Inde, et qui nous concerne tous : le nouveau gouvernement, maintenant qu' il en a théoriquement les moyens, saura-t-il imaginer pour l’Inde un autre avenir que le présent des Occidentaux ? C’est un défi qu' il ne saurait relever sans que nous soyons prêts, de notre côté aussi, à changer radicalement de mode de vie. Pour ce faire, le Parti du Congrès a dans son histoire de quoi nous inspirer tous : l’incroyable personnalité d’un de ses fondateurs, le Mahatma Gandhi. Peut-être le jeune Rahul Gandhi, 39 ans, qui devrait prochainement être nommé ministre afin de pouvoir d’ici deux ans devenir comme son père, sa grand-mère et son arrière-grand-père, premier ministre, saura-t-il s’en inspirer.

Mira Kamdar, chercheuse, World Policy Institute, New York ; auteure de Planet India : L’ascension turbulente d’un géant démocratique (Actes Sud, Arles, 2008).

Source : http://blog.mondediplo.net

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