Plus d’excuses : après la victoire, le Parti du Congrès indien à l’épreuve
La Bourse indienne a flambé, les chefs de ce qui s’appelle
« India Inc. » se sont extasiés, les leaders du monde entier
ont envoyé leurs félicitations admiratives : le Parti du Congrès,
celui avec lequel l’Inde a fondé son indépendance, a défié
tous les scénarios pour remporter une victoire écrasante lors
du quinzième scrutin national.
A lui seul, le Congrès a remporté 262 des 272
sièges législatifs nécessaires pour en revendiquer une
majorité, et donc le droit de former le nouveau gouvernement. C’est
un chiffre qu' un seul parti politique en Inde, où il en existe
maintenant plus d’un millier, n’a pas atteint depuis longtemps.
Il ne sera guère difficile de trouver des candidats pour les dix sièges
qui manquent afin de former une coalition qui en sera à peine une.
Les menottes sont donc enlevées. L’opposition
indienne est en miettes, la gauche aussi bien que la droite écrasées.
Rien n’empêche plus le Congrès de procéder comme bon
lui semble pour réaliser sa vision particulière d’une Inde
moderne, riche et puissante. Y arrivera-t-il pour autant ? Telle est maintenant
la question.
A la grande joie des Américains et des entreprises indiennes
et transnationales, la gauche, qui ne récolte que 24 sièges, est
certainement celle qui a le plus souffert dans ces élections. En 2004,
les communistes indiens en avaient remporté 60. Le Congrès, en
gros déficit, devait sa survie politique au soutien d’une gauche
si bien dotée. Celle-ci a cru pouvoir faire du chantage sur la question
de l’accord nucléaire et du rapprochement stratégique avec
les Etats-Unis. Elle n’a pas réussi son coup. Le gouvernement de
M. Manmohan Singh, cet économiste à la voix douce toujours coiffé
d’un turban bleu ciel, a pu, à grand renfort de pots-de-vin et
de promesses, attirer suffisamment de partis jusqu' alors sceptiques pour
remplacer la gauche rebelle. Le Congrès a par ailleurs si bien usé
de l’argument de la fierté nationale — indissociablement
associée dans l’imaginaire indien à la puissance nucléaire
— que les représentants de la gauche ont fini par avoir l’air
de sales traîtres dans cette affaire.
Deuxième erreur de la gauche : imiter (mal, il faut
le dire) le modèle chinois tel que les Indiens le conçoivent,
c’est-à-dire forcer l’industrialisation et l’urbanisation
du pays en accordant aux entreprises tout ce qu' elles réclament
— terre, eau, électricité, main-d’œuvre bon marché
—, tout en veillant à ce que les paysans, qui pourraient mal comprendre
les lois du développement économique lorsqu' elles exigent
qu' on saisisse leurs terres pour leur plus grand bien, n’y fassent
pas obstacle. Cela n’a pas marché, surtout dans le Bengale de l’Ouest,
où les affrontements entre les forces de l’ordre du gouvernement
communiste et les paysans ont été sanglants. La situation a si
mal tourné que la Tata Motors a été forcée d’abandonner
son usine pour construire la fameuse Nano, la voiture la moins chère
du monde.
Ce fut une très mauvaise publicité auprès
des investisseurs, et notamment des investisseurs étrangers, déjà
échaudés par la crise. Par ailleurs, trop de paysans bengalais,
qui avaient pendant presque trente ans fidèlement soutenu les communistes,
ont préféré cette fois voter pour le Trinamool Congress
Party de Mme Mamata Bannerjee, qui, lui, les a soutenus contre les industrialistes
(alors que son parti est allié au Parti du Congrès, dont ceux-ci
ont le soutien total).
C’est l’Etat du Gujarat qui a hérité
de la petite Nano ; ou plutôt, le « Gujarat de Modi », comme
l’a souligné le président du Groupe Tata, M. Ratan Tata,
en annonçant le déménagement. M. Narendra Modi, le chef
de l’Etat du Gujarat, s’est en effet depuis longtemps posé
comme l’ami le plus fidèle des capitaux. Son message aux émigrés
de son Etat établis aux Etats-Unis : « Investissez 1 roupie dans
le Gujarat, gagnez 1 dollar. » M. Modi a assuré à M. Tata
que, chez lui, l’industrie pouvait non seulement compter sur du terrain
volontairement donné par les paysans, mais que ceux-ci ne demanderaient
pas mieux, par la suite, que de s’offrir comme main-d’œuvre
docile et bon marché. Son coup fut si bien joué que le Bharatiya
Janata Party (BJP), pour lequel il représentait le successeur idéal
du très âgé chef Lal Krishen Advani, ne doutait plus de
le voir bientôt à Delhi. Or la stratégie du BJP, parti nationaliste
hindou, visant à imposer sur la scène nationale un personnage
dont le succès régional tient en partie au fait que, sous son
gouvernement, plus de 2 000 musulmans ont été massacrés,
et qui, par ailleurs, a attisé les sentiments antimusulmans en accusant
le Congrès et son premier ministre Manmohan Singh d’être
« trop mous » face à la menace terroriste issue du Pakistan,
n’a pas fonctionné. Les électeurs indiens n’ont donné
au BJP que 160 sièges, soit 102 de moins que le Congrès.
Imaginer pour l’Inde un autre avenir que le présent
des Occidentaux
L’Inde ainsi recentrée, débarrassée
à la fois de la droite hindouiste et de la gauche antiaméricaine,
offre la possibilité — enfin, disent les partisans du libéralisme
— d’avancer dans le programme d’industrialisation et d’urbanisation
rapide trop longtemps retardé par des gouvernements de coalition sans
autorité. Les contrats, déjà juteux dans les domaines militaro-sécuritaires
et potentiellement gigantesques dans ceux de la biotechnologie (le Congrès
fut, pendant la campagne électorale, le seul parti à ne pas se
prononcer contre les OGM), de l’agroalimentaire, de la fabrication et
de la vente au détail, sont préservés. Rien d’étonnant
si la Bourse indienne est montée en flèche et si le monde des
affaires se réjouit.
Or il reste à voir combien de temps le Congrès
pourra se permettre de fêter sa grande victoire. Car avec le pouvoir arrive
le devoir, et, avec un tel résultat, il n’y a plus d’excuse
qui tienne. La belle aventure de la démocratie indienne a débuté
avec le Parti du Congrès ; Jawaharlal Nehru, le premier ministre de la
toute nouvelle république, a promis au peuple indien de le libérer
du joug de la pauvreté, de façonner un pays où régneraient
la justice sociale et l’égalité des chances. Plus de six
décennies plus tard, le peuple indien attend toujours. Alors que 800
millions de personnes subsistent avec moins de 1,50 euro par jour, alors que
la majorité des enfants mal nourris dans le monde vivent en Inde, alors
que l’eau commence à sérieusement manquer et que la pollution
atteint des niveaux sans précédent, alors que le changement climatique
risque de réduire de 40% la production agricole d’un pays qui compte
déjà 1,2 milliard d’habitants et qui en comptera 1,6 milliard
d’ici quelques décennies, les Indiens viennent de remettre entre
les mains du Congrès leur espoir encore frustré d’un sort
meilleur. Et il est vrai que celui-ci, avec des programmes tels que le National
Rural Employment Guarantee Scheme, qui donne cent jours de travail à
un membre des familles les plus pauvres, sait où sont les besoins (et
les votes) les plus importants.
Mais hélas, le Congrès ne saurait améliorer
le sort de la majorité des Indiens s’il persiste, comme le laissent
présager les propos tenus après l’annonce des résultats
par le premier ministre Manmohan Singh, économiste de formation libérale
classique, à concevoir la « croissance durable » comme une
croissance dont on arrive à maintenir un certain taux, et non pas qui
respecte les capacités de la Terre à en fournir les matériaux
et à en absorber les pollutions ; et s’il persiste à concevoir
la « croissance équitable » comme la possibilité pour
tout le monde d’adopter le même mode de vie urbain : passer ses
journées à l’usine ou au bureau, puis regagner son cube
en béton, s’installer devant la télévision et déguster
des aliments issus de l’agriculture industrielle achetés au supermarché.
En Occident, on ne se reconnaît que trop bien dans cette
vision de la modernité. On sait que la vie dans les pays dits développés,
la nôtre, celle à laquelle l’Inde aspire, n’est plus
soutenable, plus pour longtemps, et surtout pas pour tout le monde.
Les urnes sont vides, les votes comptés. La grande question
pour l’Inde, et qui nous concerne tous : le nouveau gouvernement, maintenant
qu' il en a théoriquement les moyens, saura-t-il imaginer pour l’Inde
un autre avenir que le présent des Occidentaux ? C’est un défi
qu' il ne saurait relever sans que nous soyons prêts, de notre côté
aussi, à changer radicalement de mode de vie. Pour ce faire, le Parti
du Congrès a dans son histoire de quoi nous inspirer tous : l’incroyable
personnalité d’un de ses fondateurs, le Mahatma Gandhi. Peut-être
le jeune Rahul Gandhi, 39 ans, qui devrait prochainement être nommé
ministre afin de pouvoir d’ici deux ans devenir comme son père,
sa grand-mère et son arrière-grand-père, premier ministre,
saura-t-il s’en inspirer.
Source : http://blog.mondediplo.net
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