L’Inde sous la menace de l’hindouisme politique

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Siyad Sayid
publié le 1er juin 2019
mis à jour le : 17 Février, 2021

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Les résultats des élections législatives en Inde viennent de tomber : le parti nationaliste hindou (le BJP) a remporté une majorité confortable, reconduisant son leader Narendra Modi au poste de Premier ministre pour un second mandat de cinq ans. L’idéologie portée par son parti est en totale opposition avec la vision que les pères fondateurs de l’Inde — Gandhi, Nehru et Ambedkar — avaient développée pour leur pays après avoir conquis l’indépendance, en 1947. Cette forme politique de l’hindouisme, conjointement avec l’essor du capitalisme, a permis à l’élite traditionnelle de prendre une place prépondérante dans la gestion du pays, reposant sur la loi de la majorité. Le discours de haine et la stratégie de division communautaire auquel recourt le parti aujourd’hui s’enracine dans une histoire longue, qui a vu se maintenir au pouvoir, des siècles durant, une élite de caste.

L’Inde présente une réalité sociale bien spécifique : en plus de la traditionnelle hiérarchie de classes, elle s’appuie sur un système de castes qui remonte à la haute Antiquité, quand des groupes venus de Perse — les Aryens [1] ou Indo-Iraniens — arrivèrent aux frontières de ce que l’on appelle aujourd’hui l’Inde et chassèrent vers le sud la population autochtone de la vallée de l’Indus. Les membres de la classe dirigeante ne tardèrent pas à se faire appeler les arya ; quant aux non-Aryens, ils furent dénommés dasa (« esclaves »). C’est de là que date le début de la stratification de la société, fondée sur la place prise par chacun dans le processus de production. Au fil des siècles, la société indienne se divisera en quatre groupes endogames appelés jati (« castes ») : en haut de l’échelle, les brahmin (« prêtres ») [2], puis les kshathriyas (« guerriers »), suivis des vaishyas (« commerçants »), et enfin les shudras (« serviteurs »). Ceux qui ne font pas partie du système de castes sont considérés comme des parias et leurs descendants, appelés Dalits [3] (« opprimés », « Intouchables »), continuent aujourd’hui encore de mener une existence misérable [4].

« La hiérarchie des individus, fondée sur leur naissance et leur profession, a survécu aux réformes sociales et aux remaniements politiques au cours de l’Histoire. »

En raison de sa conception et de sa mise en œuvre sophistiquées, la hiérarchie des individus, fondée sur leur naissance et leur profession, a survécu aux réformes sociales et aux remaniements politiques au cours de l’Histoire. Le système des castes a aussi été renforcé par le réveil d’individus ou d’organisations appartenant à la classe des prêtres. Leur philosophie, le « brahmanisme », inclut des mécanismes de résistance au changement fondés sur l’assujettissement de ceux qui occupent une place inférieure dans les domaines social, politique, économique et spirituel : le brahmanisme et le système de castes qui le sous-tend traversent l’ensemble des classes et des religions
— quoiqu’il soit plus particulièrement pratiqué chez les hindous [5]. L’arrivée des invasions islamiques dans le nord de l’Inde après le Xe siècle a considérablement modifié l’ethos culturel et religieux de la population. Un grand nombre de castes inférieures se sont alors converties à l’islam, principalement en raison de l’oppression qu’exerçait sur elles l’hindouisme. La conversion forcée, pour instaurer un rapport de soumission, et la conversion volontaire par les membres de la classe dirigeante, pour se partager le pouvoir, sont d’autres raisons de ce ralliement à l’islam.

Le « Raj britannique » et la lutte pour l’indépendance

Lorsque les Européens arrivent en Inde, avec l’objectif affiché d’y faire commerce — et celui, inavoué, de se livrer au pillage et de trouver de l’or —, le pays est divisé en plusieurs royaumes. Avant l’acquisition progressive de la majeure partie du territoire indien par les Britanniques, personne n’a encore gouverné l’ensemble de ce gigantesque territoire [6]. En 1757, la Compagnie britannique des Indes orientales entreprend de coloniser et diriger le sous-continent afin de s’approvisionner à bas prix en matières premières — entraînant ainsi, en Europe, la révolution industrielle. L’expansion de la Compagnie dans toute l’Inde suscite un mécontentement général chez les rois à la tête de divers petits royaumes, bien que certains soutiennent les Britanniques en échange d’un appui militaire afin d’affronter leurs rivaux. En 1857, peu après la répression menée par la Compagnie contre la résistance locale des rois, une mutinerie éclate parmi les soldats indiens de l’armée britannique ; ils seront bientôt suivis par la noblesse féodale, les propriétaires terriens ruraux et les paysans.

C’est la première guerre d’indépendance, au cours de laquelle des peuples de toutes classes, castes et religions lutteront côte à côte contre les Britanniques. Après 1857, la Compagnie est dissoute ; les « sujets » indiens dépendront désormais de la Couronne britannique.

Le « Raj britannique [7] », initialement enclin à la réforme, revêt alors une tonalité autoritaire et paternaliste. Afin de donner l’illusion d’un partage du pouvoir, les colons introduisent la représentation politique : ils décident que les intérêts des Indiens ne le seront plus à titre individuel mais qu’ils doivent être ceux d’un groupe, d’un clan ou d’une communauté. Les assemblées législatives des provinces administratives de l’Inde britannique délimitent arbitrairement des territoires de façon à ce que des communautés soient représentées plutôt que des individus. Cette division des communautés entre elles est fondée exclusivement sur la religion, et part du principe que toutes les classes et castes d’une même communauté religieuse ont des intérêts similaires. Inquiets à l’idée d’une nouvelle révolte des classes inférieures, les Britanniques adoptent la politique du « diviser pour mieux régner [8] » (jusqu’en 1857, les musulmans et les hindous cohabitaient en bonne intelligence au sein des classes ouvrières et commerçantes, en dépit de leurs différences socioculturelles). La classe dirigeante, et en particulier les brahmanes, s’aligne le plus souvent aux côtés des Britanniques — contribuant dès lors à perturber l’harmonie communautaire par la provocation d’émeutes.

« Afin d’empêcher que les colonisés ne s’organisent, les Britanniques encouragent les divisions. »

Les méthodes des Britanniques, qui en plus d’imposer leur soumission considèrent les castes comme peu ou prou égales, n’en suscitent pas moins le mécontentement des élites. Les colons exercent une influence considérable sur la société, légalisant le remariage des veuves et abolissant des pratiques odieuses telles que la sati [9], au grand dam des castes supérieures de la société hindoue. Les Britanniques constituent le Congrès national indien (INC), avec pour objectif premier de contenir la résistance desdites élites. Initialement conçu comme un association informelle, il ne tarde pas à devenir un lieu de résistance coordonné, dirigé par des élites de toutes les castes, classes et religions. Le Congrès exige une représentation croissante dans l’administration et, enfin, le départ des Britanniques, ceci sous l’impulsion de Gandhi, seul dirigeant à faire l’unanimité chez les hindous comme les musulmans. Afin d’empêcher que les colonisés ne s’organisent, les Britanniques encouragent les divisions : celles-ci se traduisent bientôt par la formation de la Ligue musulmane en 1906, par l’élite musulmane, et de l’Hindu Mahasabha par l’élite hindoue en 1915 — remplacé en 1925 par le Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS). La Ligue musulmane et le RSS font le choix de rassembler des membres de leurs religions respectives, affaiblissant dès lors le Congrès. Cette politique atteindra son point culminant avec la « Théorie des deux nations », qui préconise la création d’une nation distincte pour les musulmans, décrits et perçus comme culturellement différents. La formation de la Ligue musulmane et du RSS jouera un rôle majeur dans les très nombreuses émeutes communautaires qui se produiront à un rythme croissant [10].

Bien que le RSS se décrive comme une organisation culturelle, il entend réussir à faire de l’Inde un état théocratique hindou dirigé par la classe des prêtres (les brahmanes) en moins de 100 ans, à compter de sa création (c’est-à- dire d’ici 2025), et ce par tous les moyens. Son idéologie s’inspire du nazisme [11] et son programme d’entraînement militaire emprunte aux méthodes de Mussolini [12]. Le RSS croit dur comme fer à la « suprématie aryenne » et au nationalisme chauvin, qui relègue les non-hindous dans une citoyenneté secondaire.

Il entreprend de créer des shakhas (« branches ») dans tout le pays afin d’organiser et de former militairement les hindous pour combattre les « ennemis » — notamment les musulmans et les chrétiens, ainsi qu’un récent groupe qui commence à prendre de l’importance : les communistes [13].

à toutes les étapes de leur histoire, les communistes se sont heurtés en Inde à une vive opposition des élites. Outre le fait de n’être pas parvenus à accéder au pouvoir au niveau national, ils ont eu des difficultés à faire accepter leur idéologie par les masses (à l’exception de deux ou trois états), principalement parce que celle-ci s’adapte mal à la situation indienne et néglige l’importance des castes dans la structure sociale du pays.

à propos de la nation, ces groupes affichent trois idées principales : la vision communiste, selon laquelle l’indépendance vis-à-vis des Britanniques n’est qu’une première étape qui doit être suivie de l’organisation et du triomphe du prolétariat ; la vision d’une social-démocratie laïque, portée par le Congrès et fondée sur un nationalisme anticolonial inclusif ; enfin, la vision du RSS, celle d’une nation théocratique fondée sur l’hindouisme politique, appelée « Hindutva ».

L’Inde post-coloniale

Immédiatement après l’indépendance et la partition du pays, Gandhi est assassiné par un nationaliste hindou du RSS. Sa mort détourne les membres du Congrès, et le public en général, de l’organisation militante hindoue. Le successeur désigné de Gandhi, Jawaharlal Nehru, est un laïc convaincu persuadé que le communautarisme religieux représente la principale menace pour l’identité indienne. Pendant son mandat, il veillera à ce que le RSS demeure sous contrôle.

Nehru a également conscience que l’inégalité inhérente au capitalisme constitue un risque pour l’égalité politique promise par le concept de « citoyenneté », tel qu’inscrit dans la Constitution : il est convaincu qu’un modèle de gouvernance fortement inspiré de la planification soviétique, mais placé sous l’égide d’un système parlementaire démocratique, permettra d’obtenir l’indépendance économique.

Nehru charge son ministre de la Justice, B. R. Ambedkar, d’écrire, sur le modèle parlementaire, une Constitution à même d’établir l’égalité sociale. Ambedkar est un critique virulent du système de castes, non seulement parce qu’il est dalit, mais également parce qu’il considère que le principal obstacle au progrès de l’Inde est le fruit de cet esclavage principiel et graduel, profondément ancré dans l’esprit de son peuple ; il rédige des clauses constitutionnelles destinées à améliorer le niveau de vie des classes inférieures et se bat pour réformer l’hindouisme.

« L’influence du socialisme tel qu’il est porté par Nehru et Ambedkar alarme les élites hindoues, inquiètes à l’idée de perdre leur pouvoir. »

L’influence du socialisme tel qu’il est porté par Nehru et Ambedkar alarme les élites hindoues, inquiètes à l’idée de perdre leur pouvoir. Depuis la création du RSS en 1925, le soutien dont il bénéficiait concernait surtout les personnes issues des castes supérieures.
Celles-ci vont alors se consacrer en premier lieu à élargir discrètement son influence auprès de diverses communautés, comme la classe ouvrière [14], les agriculteurs, les propriétaires terriens, et même les populations tribales, en créant plusieurs organisations qui prendront l’appellation collective de « Sangh Parivar ». La volonté d’extension sociale du Parivar reprend, des années plus tard, alors qu’un rapport parlementaire (celui de la Commission Mandal) établit que 52 % de la population indienne (soit 40 % des électeurs) appartient à la Other Backward Class (OBC) — les « autres classes défavorisées ».
Ce rapport conseille au gouvernement d’attribuer à cette population OBC un certain pourcentage d’emplois et de sièges dans des établissements d’enseignement ou d’autres institutions — une mesure populiste susceptible de profiter aux personnes financièrement défavorisées appartenant aux shudras (la classe ouvrière, dans le système de castes) et aux musulmans, mais aussi à la population hindoue des OBC.

Au même moment, en 1980, se crée l’aile politique du RSS : le parti Bharatiya Janata (BJP). Le BJP comprend l’importance qu’il y a à élargir son influence parmi la population hindoue des OBC. Pour cela, il doit faire en sorte que l’écart, amorcé par l’assassinat de Gandhi, se creuse entre hindous et musulmans.
Des militants de l’Hindutva lancent alors le mouvement Ram Janmabhoomi Mandir (« Temple du lieu de naissance de Ram »), qui demande la construction d’un temple pour le dieu Ram dans la ville d’Ayodhya : Ram est un dieu aryen, particulièrement important pour la classe des prêtres ; il se serait réincarné dans cette ville. Mais le site sacré de Babri Masjid, qui doit accueillir le temple en question, se trouve être une mosquée construite par le premier empereur moghol, Babar, vers 1528.
Le différend entre hindous et musulmans autour de ce site a débuté dans la seconde moitié du XIXe siècle, mais il a repris de l’importance après la partition de l’Inde et du Pakistan en 1947. En 1990, pour s’attirer les faveurs de la population hindoue des OBC et préserver le pouvoir des élites, le BJP organise des processions religieuses à travers tout le pays, intitulées Ram Rath Yatra (« Procession du char de Ram »).
Les défilés, qui provoquent l’ire des musulmans et exacerbent les sentiments antimusulmans des hindous, se soldent par des émeutes. Soutenus par le RSS, des hindous ayant installé des idoles de Ram et de Sita se mettent à revendiquer l’appropriation du site et exigent la destruction de la mosquée — la rumeur veut que les idoles y soient apparues miraculeusement, indiquant la volonté du dieu Ram d’avoir un temple à cet emplacement. Le site fait l’objet de contestations ; la mosquée est fermée.
C’est au cours du mandat d’Indira Gandhi [15], la fille de Nehru, que le Sangh Parivar commence a infiltrer les institutions gouvernementales. Pour soutenir sa tentative de revenir au pouvoir après un échec électoral, Indira Gandhi coopère avec des groupes politiques et des organisations de toutes religions et castes. Elle engage des militants radicaux afin d’infiltrer les partis de l’opposition et les affaiblir.
Cette stratégie l’a conduite en 1984 à déclencher l’opération militaire « Opération Bluestar », qui vise à assassiner des militants politiques régionaux sikhs dans le Temple d’or — elle conduira quelques mois plus tard à son assassinat par deux de ses propres gardes du corps, également sikhs.

De leur côté, des bureaucrates proches des organisations nationalistes hindoues se mettent à occuper des positions importantes dans le gouvernement. Le Sangh Parivar aura été le plus grand bénéficiaire de ces échanges de faveurs. Après la mort d’Indira Gandhi, une décision de son fils et successeur en tant que Premier ministre, Rajiv Gandhi, accroît encore l’influence du RSS :
il cède aux pressions de groupes religieux musulmans pour annuler un arrêt émis par le pouvoir judiciaire visant à réformer certaines pratiques religieuses — ce qui confère au RSS l’opportunité de le présenter, lui et son gouvernement, comme flattant les musulmans orthodoxes. Le Sangh Parivar attise chez le peuple le besoin de s’organiser pour lutter contre la consolidation des musulmans orthodoxes, supposés vouloir détruire la culture hindoue.
Il exige l’ouverture de la mosquée de Babri Masjid afin d’abriter les cultes hindous ; Rajiv s’y résigne. Cette mobilisation nationale amène quelque 200 000 militants du RSS (conduits par des élus des organes parlementaires centraux et étatiques) à se rendre des quatre coins du pays jusqu’à Ayodhya pour occuper la mosquée, puis la détruire méthodiquement — se vengeant ainsi, en 1992, des musulmans qui avaient blessé leur fierté en démolissant le temple de Ram en 1528.

L’essor conjoint de l’Hindutva et du capitalisme

« Le vote par religion devient la norme et la méthode la plus efficace pour accéder au pouvoir, bien que cela soit interdit par la Constitution. »

Cet épisode marque un tournant dans l’histoire de la jeune nation. La démolition est relayée via la télévision dans l’Inde tout entière. Des groupes hindous organisent des marches victorieuses à travers le pays, entraînant des émeutes généralisées. Dans bon nombre de régions, les musulmans répliquent par des marches de protestation, qui le plus souvent dégénèrent en violences.
à Bombay, connue aujourd’hui sous le nom de Mumbai [16] et réputée pour être la ville la plus cosmopolite de l’Inde, se déroulent des émeutes de grande ampleur, entraînant la mort d’environ 1 000 personnes. La polarisation amorcée pendant la période coloniale s’accélère à toute vitesse. Le vote par religion devient la norme et la méthode la plus efficace pour accéder au pouvoir, bien que cela soit interdit par la Constitution.

Dans le même temps, le gouvernement lance des réformes destinées à ouvrir l’économie. L’Inde, qui recourait à un système de taux de change fixe jusqu’en 1991, se met à partir de 1985 à afficher des problèmes de balance des paiements. En 1990, le gouvernement est à deux doigts de l’insolvabilité : il est tiré d’affaire par le FMI, qui accepte de renflouer les caisses de l’état… à condition de libéraliser l’économie.
Le Congrès abandonne son projet socialiste au profit de mesures économiques néolibérales, sous l’égide du ministre des Finances Manmohan Singh, formé à « Oxbridge » et futur Premier ministre (en 2004). Le parti-pris néolibéral représente un changement majeur, jusque dans les déclarations officielles : du nationalisme inclusif nehruvien, l’Inde passe au nationalisme bourgeois conventionnel et expansif, comparable à celui qui prévalait en Europe durant la révolution industrielle.
La croissance du PIB au détriment des conditions de vie de la population active est un excellent indicateur de ce tournant. L’idée se répand, telle une antienne, que l’Inde est en passe de devenir une « superpuissance économique » ; on se met à envisager chaque problème, ou presque, sous ce prisme.
Ce type de nationalisme bourgeois considère la nation comme distincte de son peuple, placée au-dessus de lui : on attend du peuple qu’il se sacrifie pour elle et n’en retire aucun avantage matériel. En parallèle, les forces de l’Hindutva érigent la nation au rang de concept métaphysique. Les néolibéraux s’éloignent des politiques démocratiques (la bureaucratie financière, généralement recrutée auprès de la Banque mondiale et le FMI, reste inchangée même lorsque les gouvernements changent), mais pas encore suffisamment à leur goût : ils doivent en effet se doter de moyens supplémentaires pour que les revendications démocratiques du peuple ne mettent pas leurs projets en péril, en période de crise économique de surcroît [17].

C’est alors que s’ébauche l’association de l’Hindutva avec le capitalisme. En 1996, le Congrès achève son mandat, juste avant qu’apparaissent d’importantes failles dans le système politique indien. Le premier gouvernement de l’Hindutva (ouvertement de droite) parvient au pouvoir dans le vaste état du Maharashtra (dont la capitale est Bombay, capitale financière du pays) ; en 1999, le fondateur du BJP, A. B. Vajpayee, accède au gouvernement central.

Le gouvernement poursuit sa politique néolibérale tout en ouvrant la voie à une nouvelle ère pour l’Hindutva : les programmes des établissements d’enseignement sont modifiés, les bureaucrates favorables à l’Hindutva dotés de postes importants. De toute évidence, le RSS a les yeux rivés sur des objectifs à long terme.

Le gouvernement du BJP est marqué en 2002 par le génocide de musulmans [18] commis dans l’état du Gujarat [19], sous les directives de son ministre en chef [20] — un ancien militant du RSS au Gujarat, doté d’une ambition de pouvoir que nul n’a égalé dans l’histoire du pays : Narendra Modi [21].

« Dans un Gujarat profondément polarisé, Modi veille à ce que les musulmans soient traités comme des citoyens de seconde zone, en instillant la peur dans les esprits. »

Après le génocide, Modi s’impose comme le leader incontesté de l’état du Gujarat. Il se fait appeler « Hindu Hriday Samrat » (« l’Empereur du cœur des hindous ») et se montre impitoyable face aux « injustices » infligées aux hindous. Dans un Gujarat profondément polarisé, il veille à ce que les musulmans soient traités comme des citoyens de seconde zone, en instillant la peur dans les esprits. Les hindous affichent publiquement leur fierté d’avoir « remis les musulmans à leur place ».
De nombreux habitants du Gujarat considèrent que la concurrence commerciale et industrielle a contribué au génocide ; mais, très vite, les hindous écarteront leurs homologues musulmans d’autres domaines. En quelques années, Modi se réinvente et apparaît comme l’homme providentiel en matière de développement.
Le Gujarat, fort d’une communauté d’industriels, de commerçants et d’hommes d’affaires, continue de développer le modèle capitaliste sous les auspices de Modi et connaît une croissance plus rapide que la plupart des autres états.
Le droit du travail y est bafoué et les terrains sont cédés à prix cassés afin de permettre aux entreprises de s’y installer et se développer. à cela s’ajoute une campagne marketing titanesque menée par Modi et le BJP, qui contribue à lui assurer une visibilité confortable dans les médias nationaux. Le fait que de nombreux groupes d’entreprises soient originaires du Gujarat lui est favorable [22], et le conforte dans l’idée de se porter candidat au poste de Premier ministre du BJP. Ce dernier, dirigé par ses compères et soutenu par les médias, décrit avec succès le principal chef de l’opposition, Rahul Gandhi, comme un ignorant (« Pappu »). Le RSS fait de la lutte contre la corruption la plateforme idéale pour fédérer les partisans de Modi.

Sans pour autant se mettre au premier plan, le RSS mobilise gourous, bureaucrates et personnalités de la société civile pour lancer à Delhi la campagne « L’Inde contre la corruption ». Tous ces éléments, associés à de massives manœuvres de relations publiques menées par les meilleures agences de communication mondiales, ainsi qu’à l’absence d’une opposition réelle, permettront en mai 2014 à Modi de devenir Premier ministre et de bénéficier d’une majorité, pour la première fois depuis 1984.

Avec la promesse que le Gujarat soit « un modèle ». Le début d’une ère sombre Au début de son mandat, Modi consolide sa position au sein de son parti et du gouvernement, écartant tous ceux qui pourraient constituer une menace pour lui. Le gouvernement BJP devient bientôt le « gouvernement Modi ». Il se lance alors dans de grands projets (songeons à « Make in India », censé augmenter la production industrielle), mais aucun d’eux ne se concrétisera.
Il se rend dans les pays voisins — y compris le Pakistan, ennemi juré de l’Inde — en s’affichant comme un leader mondial. De nombreuses décisions de Modi ont en réalité pour objectif les élections de mai 2017 dans le plus grand état indien, Uttar Pradesh. Le BJP l’emportera à une écrasante majorité, avec 325 sièges sur 403. Modi et le leader du BJP Amit Shah installent alors, sur les conseils du RSS, un moine hindou à la tête de cet état, Yogi Adityanath, connu pour ses actes de violences avérés contre des minorités.

En 2017, le gouvernement Modi instaure des restrictions légales sur l’abattage du bétail, criminalisant ainsi la violence exercée sur les vaches. Les inculpations pour meurtre de vaches augmentent dans ce pays, où celles-ci, pour nombre d’habitants du nord, sont tenues pour sacrées.
Si, jusqu’au Xe siècle, l’ensemble de la population mangeait des animaux, bœuf compris, les castes supérieures ont commencé à interdire la viande à l’époque des invasions islamiques afin de mettre en avant leur pureté et de se distinguer des autres.
Quant aux castes inférieures, elles se voyaient de plus en plus considérées comme impures, du fait de leur travail consistant à dépouiller les bovins morts et à manger de la viande. L’idée de pureté ne concernera plus seulement les mœurs sexuelles, mais aussi les habitudes alimentaires.

Pour le Sangh Parivar, cette croyance — qu’il a largement contribué à populariser — a un rôle stratégique : créer une figure de « l’autre » fondée sur son alimentation. Il devient ainsi plus aisé pour lui de consolider l’influence des hindous dans toutes les castes et d’attaquer les musulmans, de même que d’autres minorités telles les chrétiens ou les Dalits.
Les meurtres commis par lynchage passent rapidement pour des événements banals. S’ils bénéficient au départ d’une couverture médiatique importante, ils sont de moins en moins perçus comme problématiques.

« Les forces de l’Hindutva ne sont pas seulement réactionnaires, elles sont aussi contre-révolutionnaires. »

Comme dans la plupart des régimes autoritaires, le gouvernement se livre à une guerre sans merci contre les établissements d’enseignement. Ceux qui prennent la parole contre lui sont traités d’antinationaux ; ceux qui se prononcent contre la politique de Modi sont accusés, chaque jour un peu plus, d’œuvrer contre l’Inde.

Aidé par la privatisation et la mercantilisation de l’éducation à l’œuvre depuis les années 1990, le gouvernement Modi encourage l’anti-intellectualisme en nommant des académiciens peu qualifiés mais sympathisants du Sangh Parivar. Ce dernier a depuis longtemps compris que l’hégémonie intellectuelle était le prélude à d’autres formes d’hégémonie. La position agressive de ces « académiciens » est une offensive manifeste contre la pensée et la raison ; elle permet de contrecarrer tout changement social progressiste réalisé au cours des 70 dernières années, y compris l’élévation, si minime soit-elle, du niveau de vie des plus opprimés.

Les forces de l’Hindutva ne sont pas seulement réactionnaires, elles sont aussi contre-révolutionnaires. L’intégralité de leur programme politique est centré sur le concept d’Hindu Rashtra (« nation hindoue »), où quelques personnes appartenant au Sangh Parivar et à l’oligarchie industrielle décident ensemble de la politique de l’état — même si, pour le moment, le pouvoir est concentré dans les mains du seul Modi.

Un autre élément important tient à la façon dont le système de castes est central dans l’hindouisme institutionnalisé. Le nationalisme expansif adopté par les forces de l’Hindutva vise en effet à revenir aux anciennes hiérarchies, conformément au concept vague et travesti d’« humanisme intégral » que mobilisent leurs idéologues.

Revenir sur les bouleversements sociaux et politiques qu’a connus l’Inde depuis son indépendance, créer une contre-révolution sociale, recourir à la terreur contre quiconque rêve d’une société moins inégalitaire et appliquer des lois sur la sédition vis-à-vis de ceux qui dénoncent les injustices sociales ne peut conduire à aucune forme d’équilibre social.

Une situation particulièrement dangereuse se profile plutôt, sans perspectives ni potentiel progressiste, condamnant l’Inde à rejoindre le rang des prétendus « états défaillants » — à l’instar de son voisin immédiat le Pakistan. Le pays redeviendrait un ensemble d’états divisés par la langue, la caste et la religion, se querellant fréquemment entre eux.

Il est donc essentiel qu’un collectif constitué d’éléments progressistes fédère les classes opprimées et s’oppose à l’assaut mené par les partisans de l’Hindutva contre les institutions démocratiques sous couvert de nationalisme. Compte tenu de la fragmentation actuelle de l’opposition, il est très peu vraisemblable que cela se produise dans un avenir immédiat.

La chute de Modi est toutefois plus probable qu’on ne le pense en raison de ses différends avec le Sangh Parivar, d’ores et déjà manifestes : le Sangh n’apprécie pas les tendances autoritaires du Premier ministre, ni sa réticence à partager le pouvoir. Mais son incapacité à trouver une alternative à Modi, combinée à la mise à l’écart de toutes les alternatives possibles par Modi lui-même, a abouti à une impasse. Le Premier ministre aura du mal à conserver le pouvoir sans l’aide du Sangh, et le Sangh aura beaucoup de mal à trouver un autre dirigeant de la stature dudit ministre, dont le sang-froid s’avère nécessaire pour que l’Inde se rapproche d’une « nation hindoue ».

Demeure ouverte la question de savoir ce qu’il restera de l’identité indienne dans la bataille multidimensionnelle entre le tout-puissant Modi et son clan, le Sangh Parivar et la population opprimée, guidée par des intellectuels et dirigeants politiques progressistes. « L’Inde est semblable à un ancien palimpseste sur lequel ont été inscrites des couches de pensée et de rêverie, et pourtant aucune de ces couches n’a jamais complètement caché ni effacé ce qui avait été écrit auparavant », écrivait Jawaharlal Nehru. Le nationalisme hindou tel qu’il se déploie de nos jours menace de détruire complètement ce palimpseste et de faire apparaître, en filigrane, la trace de quelque danse macabre. Cette idée de l’Inde — qui, pour une large majorité, est une notion difficile à expliquer — est aujourd’hui menacée : c’est une bataille qui, si longue et ardue soit-elle, doit être menée à tout prix.

Notes

  • [1] Le terme « aryen », présent dans le Rig-Véda — l’un des plus anciens textes sacrés —, sera ensuite faussement interprété par les intellectuels occidentaux du XIXe siècle. En dépit de l’opposition académique à son utilisation, nous ferons appel à ce terme dans le présent article car il a un vaste champ d’implications dans l’économie politique indienne contemporaine.
  • [2] La classe des prêtres détenait alors, et continue de détenir, une part disproportionnée du pouvoir alors qu’elle représente à peine 5 % de la population. Ce pouvoir découle principalement du statut des brahmanes dans la société, qui les autorise à promouvoir ou à rétrograder des individus d’une caste à l’autre. Ils ont par ailleurs l’apanage de droits exclusifs sur l’apprentissage et l’utilisation des écritures religieuses et la conduite des rituels associés aux dieux. Le système de castes a évolué au fil du temps pour devenir un système sociopolitique religieux, dominé par les castes supérieures.
  • [3] Le terme Dalit a été créé par B. R. Ambedkar, le père de la Constitution indienne, lui-même Dalit. Il signifie littéralement « opprimé ».
  • [4] Dans certains villages, l’eau de certains puits est refusée aux Dalits.
  • [5] L’ensemble des pratiquants religieux, quelle que fût leur obédience, ont été désignés comme « hindous » après l’arrivée des Européens.
  • [6] Le plus grand royaume ou empire ayant eu à sa tête l’empereur Akbar, de la dynastie musulmane Moghol, qui régna dans certaines régions du nord de l’Inde entre 1526 et 1858.
  • [7] Raj signifie « régime » ou « empire » en hindi.
  • [8] La même méthode sera plus tard utilisée en Palestine.
  • [9] La sati est une coutume funéraire au cours de laquelle une veuve s’immole sur le bûcher de son mari ou se suicide peu après sa mort. Elle était destinée à éviter que les biens ne quittent la famille.
  • [10] La création du Pakistan, pays destiné exclusivement aux musulmans, entraînera une immigration à grande échelle d’hindous et de sikhs dans l’Inde continentale, et une émigration de musulmans dans la nouvelle nation. Elle causera également des émeutes de grande ampleur, provoquant la mort d’environ 2 millions de personnes et laissant quelque 15 millions de personnes sans abri. Le Cachemire, l’état le plus septentrional de l’Inde, demeure aujourd’hui une zone litigieuse puisqu’il est revendiqué à la fois par l’Inde et le Pakistan. Les souvenirs de la partition hantent toujours le pays et sont souvent politisés à des fins électorales.
  • [11] M. S. Golwalkar, le second et le plus important dirigeant du RSS écrit alors : « Pour préserver la pureté de la Race et sa culture, l’Allemagne a choqué le monde entier en purgeant le pays des races sémitiques — les Juifs… L’Allemagne a également montré à quel point il était quasiment impossible pour les races et les cultures, présentant des différences à la racine, d’être assimilées en un tout unifié… une bonne leçon pour nous en Hindustan [« Hindustan » signifie le foyer des hindous, N.d.A.] que nous nous devons de retenir. »
  • [12] L’un de ses dirigeants a passé un temps considérable en Italie sous le régime de Mussolini, visitant des académies militaires pour comprendre les méthodes des fascistes
  • [13] Le Parti communiste d’Inde est formé en 1920 par M. N. Roy, également fondateur du Parti communiste du Mexique (le premier parti communiste hors de Russie) ; il sera envoyé par Lénine pour répandre la révolution en Inde. Au même moment, l’orientation socialiste prise par nombreux dirigeants du Congrès, notamment Jawaharlal Nehru, le premier Premier ministre, est due à l’influence de Marx et de Lénine
  • [14] L’aile ouvrière du RSS jouera un rôle crucial dans l’affaiblissement du parti communiste et aura une influence considérable sur les ouvriers d’usines dans les villes et les zones industrielles.
  • [15] Aucun lien de parenté avec Mahatma Gandhi.
  • [16] Bombay a été renommée « Mumbai » en 1995, d’après une divinité hindoue, quand les nationalistes hindous sont arrivés au pouvoir.
  • [17] Dans un pays démocratique comme l’Inde, où l’accroissement des inégalités se produit au sein d’une société déjà profondément inégale et fondée sur les castes, le soutien politique aux régimes néolibéraux est davantage menacé.
  • [18] L’emploi du terme de « génocide » est discuté parmi les commentateurs. Nous le reprenons dans le sillage du livre de Martha Nussbaum, The Clash Within : Democracy, Religious Violence, and India’s Future (Belknap Press, 2007), dont le premier chapitre s’intitule « Genocide in Gujarat ».
  • [19] Le génocide au Gujarat, qui entraîne la mort de plus de 2 000 personnes et le déplacement de plus de 200 000 autres, diffère des autres émeutes de l’histoire de l’Inde indépendante. Au retour de leur prière sur le site de Babri Masjid à Ayodhya, un compartiment du train dans lequel voyagent des militants du Sangh Parivar est incendié à la suite d’une altercation en gare de Godhra. 59 d’entre eux trouvent la mort. En représailles — ce qui est du moins présenté comme tel —, des musulmans du Gujarat sont tués, violés et pillés. La communauté hindoue, majoritaire, est largement soutenue par la machinerie politique et la bureaucratie pour identifier, marquer et tuer des musulmans en les immolant ou les massacrant. Des centaines de femmes sont sauvagement violées et brûlées pour détruire toutes preuves. Des villages sont également incendiés. En 2006, même les juges des juridictions supérieures seront forcés de quitter leur résidence officielle pour se rendre dans des endroits sécurisés. Lors des élections qui suivent le génocide, Narendra Modi l’emporte avec une majorité écrasante. Lui et son parti sont alors à la tête du gouvernement du Gujarat pour les 12 années à venir.
  • [20] équivalent du gouverneur d’un état aux états-Unis.
  • [21] Modi est désigné comme ministre en chef par la direction centrale du BJP sous les instructions du RSS
  • [22] La caste de Modi est proche de la caste des commerçants et hommes d’affaires.

Source :Traduit de l’anglais par Aurélien Lécuyer pour paroles-citoyennes.net

 

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