La crise thaïlandaise, une dangereuse guerre d’usure
Jean-Claude Pomonti
La séance a tenu du désespoir. L’eau et
l’électricité ayant été coupées, seul
un générateur de secours a fonctionné, et l’assistance
a transpiré en bras de chemise. Tout décorum a été
abandonné. Pour protester contre la vigueur de la police face aux manifestants
qui ont encerclé le siège du Parlement, l’opposition –
le Parti démocrate – a décidé de boycotter la session
parlementaire. Nommé premier ministre le 17 septembre, M. Somchai Wongsawat
a néanmoins tenu à prononcer, le mardi 7 octobre, son discours
de politique générale. Il l’a vite lu avant que le président
de l’Assemblée nationale lève la séance. Au bout
de seulement trois heures.
On n’en est pas resté là. Lundi soir, à
la suite de l’arrestation de deux de leurs neuf dirigeants, les militants
de l’Alliance du peuple pour la démocratie – APD, mouvement
extraparlementaire – avaient entrepris d’encercler le siège
du Parlement. Avec succès, déployant même des barbelés
autour de l’enceinte. Ils occupaient déjà Government House,
siège du bureau du premier ministre, depuis le 26 août, contraignant
le gouvernement à s’installer dans les salons VIP de l’ancien
aéroport international de Dong Muang, en partie désaffecté.
Puisque le premier ministre voulait réunir le Parlement, toutes les entrées
en avaient été bloquées.
Un lourd bilan
Mardi à l’aube, la police est parvenue à
dégager au moins l’un des accès au Parlement, en recourant
à des gaz lacrymogènes. Les députés de la majorité
et les ministres ont pu gagner leur siège. Mais l’étau s’est
aussitôt refermé et, une fois la séance levée, les
participants ont éprouvé beaucoup de mal à en sortir. Le
premier ministre Somchai a dû escalader une grille pour se retrouver dans
la cour d’un bâtiment voisin, d’où un hélicoptère
de la police l’a évacué en direction du quartier général
des forces armées. Pour sortir les députés et certains
ministres, la police a dû à nouveau charger, en fin d’ après-midi,
les manifestants afin de créer momentanément un couloir d’évacuation.
Bilan de la journée : des centaines de blessés,
dont cinq amputés. Au moins une femme a été tuée
par une explosion, et plusieurs policiers ont été blessés
par des coups de feu. Des médecins de l’hôpital le plus proche
ont évoqué le recours à des « explosifs puissants
», ce que dément la police. La reine s’est inquiétée
publiquement de l’utilisation de grenades lacrymogènes et a accordé
un don à l’hôpital en question. La session du Parlement,
qui devait s’étaler du mardi 7 au jeudi 9 octobre, a été
reportée sine die. L’APD, qui se veut protectrice de la royauté
et qui exige la démission de M. Somchai, aurait réclamé
la dissolution du Parlement. Ce dernier a encore affirmé, mardi en fin
de journée, qu' il ne démissionnerait pas et ne dissoudrait
pas la Chambre basse, élue au suffrage universel.
Quoi qu' il advienne, il n’y a plus de règles
de jeu en Thaïlande, si l’on fait exception du poids des intérêts
personnels. M. Somchai, beau-frère de l’ancien premier ministre
Thaksin Shinawatra, exilé à Londres et avec lequel il serait régulièrement
en contact, se présente comme l’homme de la réconciliation.
Il avait prôné le dialogue avec l’APD et en avait confié
la responsabilité à un vieux routier de la politique thaïlandaise,
le général Chavalit Yongchaiyuth. Ce dernier a démissionné
de ses fonctions de vice-premier ministre, ce mardi, estimant que sa mission
a été torpillée.
Quand, le vendredi 3 octobre, l’un des neuf dirigeants
de l’APD, qui faisaient l’objet d’un mandat d’arrêt
pour « insurrection », avait été arrêté
à un péage d’autoroute, M. Chavalit avait annoncé
que le dialogue avec l’APD se poursuivait. Quand, quarante-huit heures
plus tard, le fondateur de l’APD, M. Chamlong Srimuang avait été
à son tour appréhendé à la sortie d’un bureau
de vote – pour l’élection, dimanche dernier, du gouverneur
de Bangkok –, M. Chavalit avait maintenu que le dialogue n’était
pas rompu. Dans la foulée, la situation a dégénéré
et la violence a refait surface.
Comment expliquer l’inexplicable ?
Tenter d’expliquer l’inexplicable est sans espoir.
Les Thaïlandais reprochent souvent aux observateurs étrangers de
ne pas comprendre leur pays, d’avoir des préjugés, de «
lire » la Thaïlande selon des critères qui ne correspondent
pas aux données de la nation. Cette fois-ci, toutefois, ils se sentent
également perdus. Qui gouverne ? Qui tire les ficelles d’un scénario
incompréhensible ? Ou bien, n’y a-t-il pas de scénario ?
Comment se fait-il qu' une opposition extraparlementaire, bien financée
et très alerte, parvienne à paralyser le gouvernement ?
Ancien gouverneur de Bangkok, déjà arrêté
en 1992 quand il avait pris la tête de manifestations contre le pouvoir
militaire, M. Chamlong est allé voter dimanche 5 octobre, comme si de
rien n’était, en dépit de l’arrestation vendredi de
l’un de ses collègues. Avant de pénétrer dans le
bureau de vote, un officier de police lui a poliment signifié qu' il
serait arrêté après avoir déposé son bulletin
dans l’urne. Ce qui a été le cas. M. Chamlong n’a
opposé aucune résistance quand il s’est installé,
les mains libres, aux côtés du chauffeur d’une voiture de
police. Provocation ? Manœuvre ? Personne n’oserait affirmer que
l’APD s’est laissé piéger, compte tenu des soutiens
dont elle bénéficie [1].
Au moment où les violences se multipliaient autour du
Parlement, Londres confirmait que M. Thaksin et son épouse Pojaman, qui
se sont enfuis le 11 août, avaient demandé l’asile politique.
Pour deux motifs : des menaces de mort et une méfiance à l’égard
de la justice en Thaïlande, où M. Thaksin fait l’objet de
plusieurs poursuites et enquêtes et où sa femme a interjeté
en appel d’une condamnation à trois ans de prison pour corruption.
M. Thaksin ne semble pourtant pas avoir retiré ses billes du jeu politique.
Il est censé avoir joué un rôle déterminant dans
la composition du gouvernement de son beau-frère Somchai. Il aurait notamment
mis au pas un clan du Parti du pouvoir du peuple (PPP), le plus important au
sein de la coalition gouvernementale de M. Somchai.
L’armée, en ce qui la concerne, n’a guère
bougé après s’être brûlé les doigts en
renversant M. Thaksin, en septembre 2006, lors d’un coup d’Etat
sans effusion de sang mais qui n’a rien changé. Des renforts de
troupes ont été envoyés à Bangkok, pour prêter
main-forte, en cas de nécessité, à la police. Cette dernière
fait ce qu' on lui dit de faire, sans plus. L’APD, dont les milliers
de militants tiennent le haut du pavé depuis fin mai, ne veut plus entendre
parler de M. Thaksin et de ses succédanés, parce qu' elle
estime que leurs majorités électorales, depuis le début
du siècle, sont le produit d’achats de votes en pays rural. Le
suffrage universel, estime-t-elle, ne devrait intervenir qu' après
l’éducation des électeurs, et non l’inverse.
Le résultat : alors que la Thaïlande devrait, à
l’heure des paniques financières, se préparer à encaisser
les effets d’une récession annoncée – et donc, à
faire face au rétrécissement de ses principaux marchés
–, la crise politique continue de rebondir, avec ses brutalités,
ses périodes de creux, ses refus des compromis, ses identités
aussi incertaines que les lendemains. Comme une guerre d’attrition.
Notes:
[1] NDLR. Les principales
charges formulées contre les neuf dirigeants de l’APD ont été
levées, le jeudi 9 octobre. M. Chamlong a été libéré
sous caution.
Source les blogs du Diplo - 10 octobre 2008 publié par
http://www.cetri.be/spip.php?page=imprimer&id_article=887&llang="FR"
sommaire