La Chine, la pauvreté et les petits calculs de la Banque
mondiale
Erik Rydberg
Le discours économique permet bien des choses.
Il y a de la magie là-dessous. Là où vous voyez un billet
de 100 euros, l'économiste peut déclarer froidement, avec de bonnes
raisons, qu'il n'en vaut que 60. Saperlipopette!
C'est ce qui est arrivé à la Chine, fin 2007, lorsque la Banque
mondiale a revu à la baisse son produit intérieur brut. D'un coup,
il a perdu 40% de sa valeur. L'affaire mérite qu'on s'y arrête,
tant elle soulève des questions d'interprétation importantes,
du point de vue théorique mais aussi politique. Dans l'opinion publique
occidentale, en effet, ni la Banque mondiale, ni la Chine ne font guère
l'objet d'un a priori favorable. Cela tend à gauchir le jugement.
Haro sur la Banque mondiale
On a ainsi assisté, venant de certains horizons, à
une critique facile [1]
A suivre ce raisonnement, le travail de révision de la Banque mondiale
inviterait à dresser une série de constats, prétendument
démystificateurs, qu'on peut schématiquement résumer comme
suit.
Primo, la Banque mondiale se serait décrédibilisée, ayant
été amenée à "admettre" qu'elle avait
auparavant répandu des données erronées sur la Chine, et
ce alors qu'elle disposait d'une "armée d'experts bien payés"
susceptible de "détecter l'erreur bien plus tôt".
Secundo, en ramenant le produit intérieur brut chinois à la portion
congrue, la Banque mondiale aurait non seulement sapé "le modèle
économique dominant", fondé sur les bienfaits d'une croissance
continue, mais aussi la thèse selon laquelle la croissance phénoménale
de la Chine aurait contribué à fortement réduire la pauvreté
dans le monde.
On connaît ces chiffres-là. Si le nombre global
de pauvres a été réduit de 100 millions entre 1990 et 1999,
c'est essentiellement grâce à une décourageante arithmétique:
c'est grâce au fait que la Chine a sorti 200 millions d'habitants de la
misère que les 100 millions de pauvres supplémentaires, apparus
sur les autres continents, disparaissent du bilan. Le succès chinois
(+200) efface – masque – le désastre ailleurs (-100) pour
donner un résultat globalement satisfaisant (+100). Mais, donc, patatras!
Compte tenu de la révision à la baisse de son PIB, la Chine compterait
en réalité 200 millions de pauvres en plus et, CQFD, en chiffres
absolus, "le nombre de pauvres dans le monde a en réalité
augmenté."
C'est aller un peu vite en besogne. Et faire l'impasse sur
les importantes faiblesses théoriques de la démonstration. Dans
la mesure où elles sous-tendent tant de discours sur le Tiers-monde,
il est essentiel de les soumettre à une analyse rigoureuse.
Les comptines du dollar fictif
La dégringolade du PIB chinois tient largement à
une magie des chiffres que la plupart rencontrent pour ainsi dire quotidiennement,
mais dans un tout autre contexte. Chacun a entendu dire, lorsqu'il est question
de la pauvreté extrême dans le monde, qu'on a là affaire
à des populations qui vivent avec moins d'un dollar par jour. Cela frappe
les esprits. C'est entré dans le langage courant. On lit cela tous les
jours dans les journaux.
A y réfléchir un peu, cependant, quelque chose cloche. A Paris,
à Dakar, à Shanghai ou à Caracas, on n'utilise pas des
dollars... Les dollars, c'est la monnaie des Etats-Unis. Le billet vert a beau
bénéficier d'un avantage écrasant sur toutes les autres
devises, notamment en tant que monnaie de réserve mondiale, cela n'explique
toujours pas comment – le pourquoi, c'est une autre affaire – il
sert d'étalon à la très grande pauvreté.
Là, on retiendra deux choses, car à cet étalon, il y a
deux niveaux d'abstraction successifs.
Primo, c'est d'un dollar "fictif" dont il est question, choisi par
convention pour faciliter la comparaison de pays à pays: on a traduit
en "moins d'un dollar" les très pauvres gagne-pain qui, dans
la devise locale, correspondent partout dans le monde à cette unité
de comparaison.
Le second degré d'abstraction est plus subtil. Car ce qu'on a converti
en "moins d'un dollar" est censé représenter un pouvoir
d'achat partout identique. Dit autrement, avec le dollar fictif qu'on lui a
attribué, un pauvre du Tchad, par exemple, est censé pouvoir payer
des choses d'une valeur égale à ce que peut se payer le pauvre
de Paris, Dakar, Shanghai ou Caracas qui dispose d'un même revenu. C'est
pourquoi on parle en général, dans ce type de raisonnement, de
dollars "à parité d'achat" (PPA). Il y a une certaine
logique au raisonnement. Chacun en a fait l'expérience en vacances: dans
certains pays, la vie coûte moins cher et, avec nos euros, on peut se
payer bien plus de choses que chez soi. Il faut donc, lorsqu'on veut comparer
des revenus d'un pays à l'autre, tenir compte de ce que ceux-ci permettent
réellement d'acheter.
L'hamburger, monnaie universelle
Dans ce registre, une des méthodes les plus amusantes
est le "Big Mac Index" établi par le journal financier The
Economist. Depuis 1986, il établit un tableau qui compare le prix de
l'hamburger Big Mac dans 120 pays, en dollars, au taux de change courant et
sur la base de son coût aux Etats-Unis. C'est instructif. Ce tableau fait
ainsi apparaître que, en 2007, le Big Mac coûtait 49% plus cher
au Danemark, et 53% moins en Malaisie [2]
. Là, il faut bien comprendre. Ces chiffres n'ont de sens que pour le
touriste américain moyen, c'est lui qui payera plus cher au Danemark
et moins en Malaisie, c'est son pouvoir d'achat qui est tantôt supérieur,
tantôt inférieur. Le Danois, suppose-t-on, à la grosse louche,
gagne en moyenne 49% de plus qu'on ne le fait aux Etats-Unis, et le Malaisien
53% en moins. Dit autrement, pour eux, le prix du hamburger correspond grosso
modo à leur pouvoir d'achat et il est, donc, identique, ce n'est que
lorsqu'on se déplace d'un pays à l'autre, lorsqu'on les compare,
qu'apparaît une différence. Une différence de quoi? Une
différence de "taux de change" du hamburger. Lorsque l'Américain
change ses dollars en euros, au Danemark, il perd 49%.[3]
Peut-on étendre ces petits calculs culinaires à
l'ensemble des économies concernées? Certains le font. Ils diront
alors que les richesses produites au Danemark sont, comparées à
celles des Etats-Unis, surévaluées de 49%. Ce n'est pas illogique.
En sortant de son portefeuille un montant augmenté de 49%, le Danois
ne voit pas son hamburger grossir d'autant, il ne reçoit pas un Big Mac
qui pèserait 49% de plus que celui consommé aux Etats-Unis, il
obtient la même chose, il n'est plus "riche" qu'en apparence,
c'est une sorte d'illusion d'optique due au caractère biaisé des
taux de change courants.
On peut raisonner de la même manière au sujet
du PIB de la zone euro. Selon le Big Mac Index, il comporte, tout comme le PIB
chinois, un fort élément de rembourrage, étant surévalué
de 22% en 2007. Est-ce à dire que le PIB 2007 de la zone euro (quelque
9.650 milliards d'euros) serait une sorte de "faux en écritures",
qu'il faudrait en réalité en retrancher 22%, c'est-à-dire
éliminer environ 2.000 milliards d'euros, qui ne seraient que fumée
et poudre aux yeux?
Non, naturellement. Appliquée à la zone euro,
personne ne prendrait au sérieux cette forme de démonstration.
Il en va autrement, eurocentrisme oblige, de la Chine. Là, comme on l'a
vu, la Banque mondiale annonce que, pour apprécier correctement le poids
de son PIB, il convient de le réduire de 40%. Cela ne signifie pas que,
par un coup de baguette magique, près de la moitié des richesses
produites en Chine, telles qu'établies dans la devise nationale (ou converties
en dollars au taux de change courant), seraient soudain parties en fumée.
Il faut distinguer. Exprimé en dollars courants, le PIB demeure à
son niveau officiel, soit quelque 2.000 milliards de dollars; converti en dollars
à parité de pouvoir d'achat, par contre, il grimpe à 6.000
milliards de dollars PPA[4]
. Dans le premier cas, ce sont des dollars réels, dans le second, des
dollars fictifs. Ce sont à ces derniers que la Banque mondiale s'est
attaquée.
Elle n'a pas utilisé l'index hamburger. L'hamburger
a en effet le défaut d'être un piètre équivalent
général. Il suppose que tout le monde en mange partout, que ce
soit dans les villages reculés de Chine ou des Cévennes, bref
qu'il soit le miroir, exact et chatoyant, des économies du monde entier.
Il ne l'est pas, on s'en doute. Les petits calculs de la Banque mondiale se
veulent plus scientifiques. Cela se discute.
Une autre école de sorcellerie
Pour établir des tableaux comparatifs à parité
de pouvoir d'achat (PPA), la Banque mondiale se base, un peu comme l'Europe
procède pour déterminer l'indice des prix à la consommation
(dont on connaît les carences), sur un "panier de marchandises et
de services" censé refléter la consommation type des économies
étudiées. Cela suppose, comme souligne l'Economist, de beaucoup
travailler au "pifomètre"[5]
. Il faut relever les prix de quelque 800 marchandises et services et, puis,
les supposer corrects. Comme note le Financial Times, déterminer le panier
du consommateur type pour des populations de plus d'un milliard "qui soit
fidèlement représentatif est presque impossible"[6]
.Il faut ensuite les convertir en dollars "paritaires", ce qui ne
va pas de soi. Dans le cas de la Chine, ainsi, la Banque mondiale s'est appuyée
sur les calculs de la Banque de développement asiatique, qui n'a pas,
en cherchant à établir une conversion "paritaire", pris
pour étalon le dollar américain, mais celui de Hong Kong... Pifomètre,
en d'autres termes: on a supposé que la valeur relative de ces deux devises
est restée constante.
C'est dire que l'échafaudage est fragile, et trompeur.
Il faut savoir, en effet, que la plupart des données à parité
de pouvoir d'achat diffusées jusqu'il y a peu reposaient sur des extrapolations
établies à partir de relevés de prix datant de 1993. L'Inde
n'avait plus participé à ce type d'enquête depuis 1985.
Et la Chine a attendu 2005 pour se prêter à l'exercice –
ce qui, soit dit en passant, exonère la Banque mondiale de tout reproche
d'incompétence: sans la collaboration des autorités chinoises,
son "armée d'experts bien payés" pouvait difficilement
faire mieux.
Il y a plus gênant. L'idée même de standardiser
les niveaux de vie autour du "dollar à parité d'achat"
(calculé et promu par la Banque mondiale depuis 1990 pour populariser
ses programmes de lutte contre la pauvreté) se heurte à de multiples
objections méthodologiques[7]
. Le fameux "moins d'un dollar par jour", ainsi, est calculé
sur la base de la formulation – large part d'arbitraire – d'une
pauvreté médiane établie par les autorités locales
de dix pays du Sud en 1993, avec conversion ensuite en dollars, puis extension
à tous les autres pays. Est-ce fiable? Une étude sur l'enquête
"budget des ménages" en Inde a montré qu'en réduisant
de moitié la période d'enquête, le nombre de pauvres chutait,
lui aussi, de moitié...
Ajouter à cela que parmi les 800 produits et services
censés livrer le profil type du consommateur moyen mondial, on a inclus
les voyages en avion et l'achat d'ordinateurs, ce qui ne correspond guère
au "schéma" de consommation des plus pauvres. Mieux, précise
le même article: "L'inclusion de services tend à sous-évaluer
le niveau des prix dans les pays pauvres, grâce au bas coût de la
main-d'oeuvre, alors que les pauvres, typiquement, achètent plutôt
des produits, en premier lieu alimentaires." Conclusion: à prendre
avec des pincettes.
Retour à l'économie réelle
Cela vaut également pour la Chine. Terminons par là.
Supposons un instant qu'il faille réellement retrancher 40% de son produit
intérieur brut pour avoir une photographie aérienne correcte de
son économie.
Cela ne changera rien à son taux de croissance annuel,
qu'on sait impressionnant: le PIB chinois a crû de 370% entre 1978 et
2004, soit une moyenne de 9% annuelle[8]
. Cela n'éliminera pas, non plus, le fait que l'économie chinoise
a créé, en vingt ans, quelque 120 millions d'emplois[9]
.
Et, même si on assiste à des écarts de
niveaux de vie tapageurs entre les nouveaux riches et les masses anonymes, il
n'en demeure pas moins, significativement, que Wider, l'Institut de recherche
en économie de développement des Nations unies, gratifie la Chine
d'un statut particulier. Il y a à cela de bonnes raisons, comme l'exprime
son directeur Anthony Shorrock: en Chine, "le niveau moyen des richesses
est modeste et ces richesses sont bien réparties au regard des normes
internationales"[10]
Alors? Alors mieux vaut avancer prudemment avec la calculette.
Dans le dossier "PIB chinois", il y a peut-être
plus intéressant à creuser. Grâce à la révision
de la Banque mondiale, des pays comme la Chine et l'Inde (également raboté
de 40%) se voient arrimés de manière plus nette parmi les pays
pauvres de monde, qui se voient par là conférés un poids
plus important sur l'échiquier mondial.
On ne mettra pas sur le compte du hasard que la presse officielle
chinoise ait accueilli sans déplaisir l'opération de démolition
du PIB national, car elle hâtera, à l'entendre, "la réforme"
de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international, et ce pour
"bénéficier aux émergents"[11]
Ni le fait que, peu après, la Banque mondiale ait désigné
un économiste chinois, Lin Yifu, comme son "économiste en
chef", c'est-à-dire la personnalité numéro 2 de l'institution[12]
. Voilà sans doute qui n'a rien de fictif...
Erik Rydberg/Gresea
Notes :
1 L'ONG internationale Comité pour
l'annulation de la dette du Tiers-monde (CADTM) en fournit une illustration
emblématique avec son texte: "Erreurs statistiques de la Banque
mondiale en Chine: 200 millions de pauvres en plus", diffusé à
partir du 12 janvier 2008 sur de nombreux sites.
2 The Economist, 7 juillet 2007.
3 L'affaire peut être inversée,
en prenant non plus les Etats-Unis et son dollar comme étalon, mais l'Europe
et son euro. C'est ainsi que, commentant le recul de 17% de la valeur boursière
des 500 plus grandes entreprises aux Etats-Unis en mars 2008, John Anthers corrige
aussitôt en présentant le chiffre comme une "illusion due
au dollar faible: exprimée en euros, la chute est de 27%" (Financial
Times, 11 mars 2008).
4 Michel Aglietta et Yves Landry, La
Chine vers la superpuissance, Economica, 2007.
5 The Economist, "A less fiery dragon?",
1 décembre 2007.
6 Financial Times, "From riches
to rags", 19 décembre 2007.
7 Voir "How to count the poor",
Wall Street Journal, 1 juin 2007.
8 Aglietta et Landry 2007, déjà
cité.
9 Finances et développement, vol.
44, n°3, septembre 2007.
10 Financial Times, 6 décembre
2006.
11 La Chine Nouvelle, 20 décembre
2007.
12 L'Echo, 16 février
2008.
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