Cambodge. Les demies vérités qui sonnent comme
de complets mensonges : Veltroni et Pol Pot
DOMENICO LOSURDO
Les crimes de Pol Pot sont semblables à ceux
pratiqués par le Troisième Reich à Auschwitz, et communisme
et nazisme sont les deux faces de l’horreur du 20ème siècle :
ces déclarations de Walter Veltroni (maire de Rome et président
du tout « nouveau » Partito Democratico, ndt) ne pouvaient
pas ne pas susciter les applaudissements de la « grande »
presse d’information. L’idéologie dominante est aujourd’hui
plus que jamais affairée à traiter comme des assassins purs et
simples, voire comme des assassins de masse, les grandes personnalités
du mouvement communiste, qu' il s’agisse de Lénine, Staline,
Mao Tsé Tong ou Tito. Et, naturellement, de Pol Pot. Et c’est sur
ce dernier justement (explicitement cité par le secrétaire tant
acclamé du Partito Democratico) que j’entends m’arrêter,
non pas certes pour le réhabiliter, mais pour mettre en relief le
caractère farcesque des procès qui caractérisent, idéalement,
le Nuremberg anticommuniste qui a cours de nos jours. Pour ce faire, je me servirai
presque exclusivement de la monographie écrite par un journaliste qui
a travaillé pour le Times, l’ Economist et la BBC.
Commençons donc par nous poser une question :
quand et comment a débuté la tragédie qui a culminé
dans l’horreur du régime de Pol Pot ?
Voici une première réponse :
« Aux débuts des années 70, le président Richard
Nixon et son conseiller Henry Kissinger ordonnèrent de lancer sur les
zones rurales du Cambodge plus de bombes que n’ furent lancées
sur le japon pendant la deuxième guerre mondiale, tuant au moins 750.000
paysans cambodgiens » (Johnson 2001, p.31).
Le calcul du livre auquel j’ai fait référence est plus prudent :
les victime se monteraient à « un demi million ».
Il reste certain cependant que « les bombes tombèrent en masse
et surtout sur la population civile », qui en sortit décimée,
avec des survivants horriblement marqués dans leur corps et en tout cas
traumatisés par l’expérience quotidienne des bombardements
terroristes ; et par la fuite des campagnes (réduites à un
« paysage lunaire ») vers les villes restées aux
mains des troupes gouvernementales et donc épargnées de cet enfer.
Mais, ces villes, toujours en proie au chaos à la suite de l’afflux
croissant de réfugiés, contraints à mener « une
existence précaire aux limites de la mort de faim » ;
à la fin de la guerre, dans la seule capitale, il y avait deux millions
de cambodgiens déracinés par la guerre et amassés dans
des « taudis » et « bidonvilles »,
les malades et blessés hospitalisés mais « avec peu
d’espoir de survie » (Short 2005, p. 351, 287, 289-90, 334
et 361-62). Il faut ajouter à tout cela les « massacres à
grande échelle » perpétrés par les troupes de
Lon Nol, arrivé au pouvoir en 1970 par un coup d’Etat préparé
à Washington. Voilà de quelle manière le régime,
alimenté par « des centaines de millions de dollars »
venant des Etats-Unis, affronte le problème que représentent les
minorités ethniques : « Dans les villages vietnamiens
des faubourgs au nord de Pnom Penh, au moins trois mille habitants, tous des
hommes au dessus de 15 ans, furent raflés, amenés le long du fleuve
et fusillés. Les femmes qui restaient furent violées ».
Ou bien : « Dans la zone dite du Bec de Perroquet, les détenus
(vietnamiens) d’un camp furent prévenus d’une attaque vietcong
imminente, et reçurent l’ordre de s’enfuir. Tandis qu' ils
couraient, les gardes cambodgiens (alliés ou asservis par les Usa) ouvrirent
le feu avec leurs mitrailleuses ». Ce ne sont que deux exemples.
Des témoignages de journalistes autorisés parlent de l’impression
qu' on retirait immédiatement de la visite de tel ou tel lieu analogue
à ceux qu' ils venaient de voir : « On aurait dit
une boucherie et ça en avait l’odeur » (Short 2005,
p.18 et 277-78).
Il est clair que la fureur des troupes de Lon Nol ne s’abat
pas que sur les vietnamiens : « les communistes faits prisonniers
étaient vite supprimés » ; de plus les responsables
de tels assassinats aimaient se faire photographier alors qu' ils exhibaient,
fiers et souriants, les têtes coupées des guérilleros (Short
2005, p.331 ; voir aussi la photo des pages 376 et 377). Il serait d’autre
part faux de mettre au compte exclusif des asiatiques les atrocités qu' on
a pu voir au Cambodge et, plus généralement, en Indochine. On
reste pensif au récit du témoignage d’un enseignant américain
dans une revue américaine, à propos d’un agent de la Cia,
qui vécut au Laos, « d’une maison décorée
avec une couronne d’oreilles arrachées aux têtes de communistes
(indochinois) morts » (cf. Losurdo 2007, p.24).
A ce point, une nouvelle question s’impose : y a-t-il
un lien entre le premier acte de la tragédie cambodgienne et les suivants ?
Dans son engagement à minimiser un tel rapport, le livre que j’ai
cité n’est pas exempt de contradictions ou oscillations :
« Il est possible que les bombardements aient contribué à
créer un climat qui allait conduire à l’extrémisme.
Mais la guerre à terre l’aurait de toutes façons fait ».
La « guerre à terre » était-elle une fatalité ?
N’est-ce pas de la guerre en tant que telle qu' il faut partir ?
« L’équation « pas de guerre au Vietnam,
pas de Khmers rouges » est trop simpliste, mais reflète une
vérité indéniable » (Short 2005, p.289 et 586).
Le collaborateur du Times, de l’Economist et de la Bbc a des
difficultés à l’admettre, et pourtant, on déduit
de ses propres formulations embarrassées que les premiers responsables
de la tragédie sont à chercher à Washington.
Mais il ressort de son récit une vérité plus bouleversante
encore en regard de la vulgate aujourd’hui à la mode. Voici de
quelle façon le journaliste-écrivain anglais rapporte la conquête
de Pnom Penh par les guérilleros : après tout ce qui s’était
passé « cela aurait pu aller beaucoup mais beaucoup plus mal »
(Short 2005, p.359). Au moins pour ce qui concerne la toute première
phase de la gestion du pouvoir, Pol Pot reçoit ici un diplôme de
modération qu' on pourrait difficilement attribuer aux dirigeants
de Washington !
D’autre part, les nouveaux gouvernants étaient confrontés
à des difficultés réelles et dramatiques : les Usa
allaient-ils lancer une nouvelle vague de bombardements terroristes ? Et
comment nourrir une population urbaine qui avait augmenté démesurément,
avec une agriculture dévastée à cause de la transformation
des campagnes en « un paysage lunaire » ? Comment
faire face à la menace de la Cia qui, dans les villes, « avait
installé des émetteurs radios secrets et des cellules d’espionnage
clandestin « (Short 2005, p. 380-81) ? Certes, c’est
aussi le populisme extrémiste et visionnaire de Pol Pot qui a déterminé
la décision d’évacuer les villes, mais cette attitude même
est poussée par le spectacle de villes terriblement surpeuplées,
exposées à la menace de l’ennemi et en proie au chaos, avec
une population en grande partie dans l’incapacité d’accomplir
une fonction productive.
En conclusion : pourquoi le jugement moral devrait-il
être plus sévère sur Pol Pot que sur Nixon et Kissinger
(les responsables de la guerre) ? L’auteur anglais lui même
auquel je me réfère constamment, tandis qu' il repousse d’un
côté l’explication intentionnaliste des massacres dans lesquels
débouche l’aventure de Pol Pot (« ce ne fut jamais la
ligne politique du PCK », c’est-à-dire du parti communiste
cambodgien ; « l’objectif n’était pas de
détruire, mais de transformer »), observe d’autre part,
à propos de la férocité de la guerre étasunienne :
« Les bombardements étaient devenus un symbole de virilité »
(Short 2005, p. 382et 326). On doit ajouter qu' après la conquête
du pouvoir, au cours du conflit ultérieur au Vietnam, Pol Pot fut soutenu
sur le plan politique et diplomatique par les Etats-Unis. Et, cependant, l’idéologie
dominante passe sous silence le rôle prioritaire et décisif de
Nixon et Kissinger dans la tragédie cambodgienne. C’est connu :
les barbares sont toujours à l’extérieur de l’Occident,
et s’il faut procéder à la criminalisation de dirigeants
politiques occidentaux, ceux-ci sont les responsables de la révolution
mais jamais de la guerre.
Cette hypocrisie est d’autant plus répugnante
que, tandis que Pol Pot a cessé de tourmenter et de tuer, la guerre étasunienne
continue à faire sentir ses effets avec force. « Dans toute
l’Indochine il y a des gens qui meurent de faim, de maladie et des engins
non explosés » (Chomsky, Hernan 2005, p.60). En ce qui concerne
le Vietnam au moins, on peut se référer au calcul fait il y a
quelques temps par un journal conservateur français selon lequel, trente
ans après la fin des hostilités, il y avait encore « quatre
millions » de victimes dont le corps était dévasté
par le « terrible agent orange » (de la couleur de la
dioxine déversée sans compter par les avions américains
sur tout un peuple (cf. Losurdo 2007, p. 10). Et au Cambodge ? J’entends
ici attirer l’attention surtout sur une effet particulier des bombardements
étasuniens, en me référant toujours à l’auteur
anglais cité plusieurs fois : « Les paysans devinrent
la proie d’une terreur aveugle. Leur esprit se bloquaient et ils erraient
muets, sans parler pendant trois ou quatre jours » a rappelé
un jeune habitant d’un village. « Leur cerveau était
complètement désorienté (…) ils n’arrivaient
même pas à avaler un repas ». Et nombre d’entre
eux n’arrivaient jamais à se reprendre (Short 2005, p.289et 290,
note). Une conclusion s’impose : se concentrer exclusivement sur
Pol Pot signifie se contenter de passer sous silence les principaux responsables
de l’horreur.
Revenons à Veltroni. La criminalisation à laquelle
il procède du mouvement communiste dans son ensemble et de la grande
aventure qui a commencé avec la révolution d’octobre est
l’autre face de l’embellissement de l’Occident capitaliste
et impérialiste, avec effacement généreux de tous ses crimes.
En ce sens, les déclarations du secrétaire du Partito democratico
non seulement sont une insulte à la vérité historique,
mais ouvrent aussi la voie aux nouvelles agressions, aux nouvelles guerres et
aux nouveaux crimes que les dirigeants de Washington sont en train de préparer.
Publié dans “Gramsci oggi” novembre
2007, p. 5-6
Traduit de l’italien par Marie-Ange
Patrizio
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