Qu’elle était froide ma guerre

Heurs et malheurs de Georges F. Kennan, fonctionnaire d’ambassade dont les idées, même si elles étaient fausses, furent l’ossature logique du conflit Est-Ouest. Le « long telegram » et mister X.

MARCO D´ERAMO[1]

Le télégramme le plus influent et le plus cité du 20ème siècle fut envoyé à neuf heures du soir le 22 février 1946 du bureau du chiffre de l’ambassade des Etats-Unis à Moscou ; destinataire, le Secrétariat d’Etat, expéditeur, un obscur diplomate de second ordre, le conseiller George F. Kennan[2].

Il répondait à une demande d’analyses sur l’Union Soviétique et était d’une longueur disproportionnée pour les standards télégraphiques, 8000 mots ; si bien qu’il fut tout de suite baptisé le Long Telegram, (en réalité le texte que j’ai pu consulter contient seulement 5.400 mots, mais c’est beaucoup) : « Je m’excuse par avance pour cette surcharge du câble télégraphique, mais les questions concernées sont d’une si urgente importance surtout à la lumière des récents événements… ».

Quels étaient ces récents événements? La seconde guerre mondiale n’était finie que depuis six mois (la bombe atomique était tombée sur Hiroshima le 8 août de l’année d’avant) mais déjà le monde se divisait en deux blocs : le «  Long télégramme » précéda de très peu le discours dans lequel, le 5 mars, Winston Churchill forgea le terme « rideau de fer »  : « J’ai une grande admiration pour le valeureux peuple russe et pour mon camarade d’armes, le maréchal Staline (…) Il est de mon devoir cependant d’exposer quelques faits sur la situation actuelle en Europe. De Stettin sur la Baltique à Trieste sur l’Adriatique, un rideau de fer est tombé pour diviser le continent ».

Commença alors cette ère d’affrontement mondial pour laquelle Georges Orwell allait forger l’efficace appellation de « guerre froide » qui allait durer 42 ans, jusqu’à la chute du mur de Berlin, en 1989. La guerre froide a constitué l’horizon mental indépassable dans lequel l’humanité a vécu pendant presque un demi-siècle ; et pourtant, elle s’avère pour nous largement incompréhensible et incomprise.

C’est la mort de Georges Kennan, la semaine dernière, à Princeton, à l’âge de 101 ans, qui nous rappelle cette méprise historique. L’incompréhension est facile à saisir chez ceux qui n’ont atteint leur majorité qu’ après 1989, c’est-à-dire les gens qui ont vingt et trente ans aujourd’hui. Mais nous aussi, nous ne l’avons pas vraiment comprise, la guerre froide ;  nous non plus, qui y avons pourtant passé notre enfance et notre jeunesse. Et cela justement parce que nous sommes nés dedans (personnellement je suis né l’année où fut lancé le premier Plan Marshall et quand le bloc oriental créa le Cominform) ;  parce que c’était un fait établi. Et, justement parce que nous y sommes nés, nous n’avons jamais réalisé, heureusement, que nous avons passé notre vie au bord d’un gouffre.

« Le plus grand défi »

Le télégramme de Kennan exerça une influence telle exactement parce qu’il fut décisif pour établir les paramètres conceptuels de la guerre froide, en plus d’en suggérer la stratégie. Pendant ce temps on ratifiait l’idée que tenir tête à l’URSS était une guerre;c‘est sans aucun doute le plus grand défi que notre diplomatie ait jamais eu à affronter…. et il devrait être posé avec le même soin et la même ampleur que la solution d’un problème stratégique décisif en temps de guerre, et, si nécessaire, avec le même déploiement de planification ».

On lut et on fit circuler ce télégramme dans tous les cercles de Washington, parce qu’il offrait une description élégante, constellée d’observations prévoyantes (les colonies comme zone de prochain affrontement entre Est et Ouest) sur ce qui était en  train de devenir le vrai adversaire mondial : « Le pouvoir soviétique, à la différence de l’Allemagne hitlérienne, n’est pas schématique ni aventurier. Il ne travaille pas avec des plans préfixés. Il ne prend pas de risques non nécessaires. Inaccessible à la logique de la raison, il est hautement sensible à la logique  de la force. De ce fait, il peut facilement se retirer, et d’habitude il le fait, quand il rencontre une forte résistance, en n’importe quel point. Pour cette raison, si l’adversaire a une force suffisante et fait clairement savoir sa disposition à en user, il n’a à l’utiliser ensuite que rarement. Si les situations sont traitées de façon correcte, on n’a pas besoin de showdowns pour des questions de prestige ».

La « résistance appliquée en n’importe quel point » était le concept névralgique que Kennan va ensuite articuler dans une série de rapports confidentiels et qui deviendra la doctrine stratégique du « blocage », doctrine que Kennan allait formuler l’année suivante (1947) dans le numéro de juillet de la revue "Foreign Affairs", dans un article publié sous la signature codée de « X ». L’X fut adopté pour des raisons de sécurité, mais le véritable nom de l’auteur circula assez rapidement.

Le plus curieux est que ce X fournit à l’essai un prestige, une autorité, dont ne bénéficiera aucun des nombreux éclaircissements et rectifications successifs de Kennan. Voici comment Kennan formulait de façon lapidaire cette doctrine : « La pression soviétique contre les institutions libres du monde occidental est une chose qui peut être contenue au moyen d’une application habile et vigilante de contre force en une série de points géographiques et politiques déplacés en permanence, en correspondance avec les déplacements et les manœuvres de la politique soviétique ;  mais qui ne peut être ni atténuée ni aplanie ».

La métaphore hydrostatique est évidente[3], et donc la première objection à la doctrine du "containment"  -formulée par Walter Lippman – regarde la statique : le "containment" laissait toute l’initiative à l’URSS et se limitait au statu quo. En réalité Kennan repérait dans la fragilité interne de l’URSS, la pauvreté de sa propagande et dans les difficultés économiques des régimes européens, une série de points faibles sur lesquels exercer une pression dynamique, c’est-à-dire de guerre de propagande, de financement des pays européens : ce fut dans cette logique de l’ « endiguement» que Kennan fut l’infatigable auteur du Plan Marshall, financement pour la reconstruction d’ après-guerre, non seulement vers les pays européens « alliés », mais aussi vers l’URSS et ses satellites.

Le second malentendu limitait le containment au milieu militaire. Dans ses rapports confidentiels, c’est Kennan lui-même qui en ouvrit l’accès quand il proposa d’instituer dans l’appareil d’état étasunien un service de « guerre politique » (political welfare), qui deviendrait ensuite un directorat pour les opérations couvertes par la CIA, qu’il considéra ensuite comme la plus grave erreur de sa vie.

En réalité, la doctrine de l’endiguement était beaucoup plus fine. Elle favorisait par exemple l’instauration de régimes communistes en Occident : « Peut-être cette poche n’éclatera-t-elle pas tant qu’un de ces partis ne sera pas arrivé au pouvoir dans un pays non contigu avec le pouvoir militaire direct russe… Un régime communiste au pouvoir dans un pays de ce type, ou bien faillirait dans l’exercice de ses responsabilités, ou bien se discréditerait  aux yeux du peuple, ou encore se révolterait contre ses propres maîtres, répudierait l’autorité du Kremlin et mordrait la main de celui qui l’a dressé : dans tous les cas il serait plus favorable, à la longue,  aux intérêts de son pays et de la paix mondiale que ne l’est un parti d’opposition sans scrupules qui crache des calomnies depuis sa position avantageuse et sûre d’irresponsabilité ».

Dans cette optique Kennan prévoyait un affrontement entre l’URSS et la Chine communiste : «  Les hommes du Kremlin découvriraient à l’improviste que ce léger et fluide mouvement oriental, qu’ils croyaient tenir en main, a glissé doucement entre leurs doigts et qu’ils n’ont plus rien d’autre dans les mains qu’une révérence cérémonieuse et un imperceptible petit sourire chinois ».

Une leçon trop ignorée

La même prose de Kennan nous donne une leçon que nous autres européens ignorons trop souvent : celle de ne pas sous évaluer la classe dirigeante étasunienne. Contrairement  aux idées reçues, les Etats-Unis ont formé au cours du 20ème siècle un corps diplomatique habile, dont le Council on Foreign Relations a été le foyer et Kennan un des représentants : diplomate de carrière, venu d’en bas, d’une famille qui n’était pas riche, Kennan parlait sept langues en plus de l’anglais (allemand, russe, français, polonais, tchèque, portugais et norvégien) c’était un vrai cosmopolite, conservateur jusqu’à l’os, avec un sens très profond de la Realpolitik. Certaines de ses observations sont de vraies perles : « Vous n’imaginez pas combien le fait de disposer, par devers soi, d’une petite armée tranquille, peut aider à la courtoisie générale et à l’agrément de la diplomatie ».

Noam Chomsky cite un autre passage révélateur : « Nous avons environ 50% des richesses mondiales, mais seulement 6,3% de la population… dans cette situation il est évident que nous ne pouvons pas éviter de susciter envie et ressentiment à notre égard. Notre vraie mission pour l’avenir immédiat est de planifier des accords qui nous permettent de maintenir cette situation de disparité… De ce fait, nous devons nous abstenir de tous les sentimentalismes et de rêver les yeux ouverts. .. Nous devons arrêter de parler d’objectifs irréels comme les droits de l’homme, l’amélioration des conditions de vie et la démocratisation »[4].

Cette lucidité désenchantée ressemble à celle d’un diplomate de second ordre de la république florentine. Nicolo Macchiavelli aussi donna de grands conseils, mais ne fut pas écouté par la suite. De la même manière, le Long Telegram de Kennan devint un classique de la diplomatie US , mais sa carrière fut moins brillante: trop peu belliciste pour les faucons, trop cynique pour les liberaux. En 97, dans un article pour le New York Times, il critiqua l’administration Clinton pour sa décision d’élargir l’OTAN aux ex-pays de l’est européens : « On peut s’attendre à ce que cette décision enflamme les tendances nationalistes, militaristes et anti-occidentales dans l’opinion russe ; qu’elle ait un effet négatif sur le développement de la démocratie en Russie ; qu’elle réinstaure un climat de guerre froide dans les relations est-ouest et pousse la politique extérieure russe dans des directions qui ne seront pas du tout de notre goût ». Mais dans ses mémoires Kennan lançait aussi un avertissement que Georges W. Bush, Dick Cheney, Donald Rumsfeld et tous les néo conservateurs auraient bien fait d’écouter : « Nous ne devrions pas être trop effrayés par ceux qui aspirent à une domination mondiale. Aucun peuple n’est assez grand pour établir une hégémonie mondiale. Il existe des obstacles intrinsèques  à l’exercice de tout pouvoir d’influence dominant dans des zones qu’il est incapable d’occuper et de contrôler (to garrison and police) avec ses propres troupes… ».

Edition de mercredi 23 mars 2005 de il manifesto

Source : il manifesto

Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio

Notes

[1] Journaliste, diplômé en physique (Rome) puis sociologie à l’EHESS, élève de P. Bourdieu ; il a été correspondant de plusieurs journaux italiens aux USA et écrit depuis plusieurs années notamment des études sociologiques dans il manifesto.  Auteur de plusieurs essais sur les Etats-Unis dont : Via dal vento. Viaggio nel profondo sud degli Stati Uniti(Manifestolibri, août 2004 : Autant en emporte le vent. Voyage dans le sud profond des Etats-Unis, en cours de traduction). Il vit actuellement à New York. (Note de la traductrice).

[2]  Sur la politique de l’endiguement voir aussi : http://www.syn-rj.fr/ELLIT/Relinter/SOMMAIRE.htm

[3]Le mot contenimento, en italien, a deux racines qui rendent son sens diplomatique géo-stratégique: le premier est hydro-géologique, quand on crée des barrages pour "contenere" une crue; le deuxième (le mot change mais la racine est la même) est psychiatrique: la camisole de force est appelée aussi "contenzione", pour "contenere" les accès de folie ou de furie. Tout compte fait, puisqu’en italien "tattica di contenimento" peut se dire "tattica di arginamento", le terme le plus proche est "endiguement": c'est en ce sens qu'on parlait de contenimento de l'Union soviétique

[4]L'une des démonstrations les plus lucides et les plus éclairantes de cette stratégie [concernant la défense des intérêts américains] est l'œuvre de George Kennan, considéré comme un planificateur particulièrement humain, libéral et réfléchi - raisons pour lesquelles, justement, il dut quitter le Département d'état. Kennan dirigeait l'équipe chargée de la planification politique au Département d'état à la fin des années 1940. Dans le document qui suit, il en indiquait le principe directeur: « Avec seulement 6,3 % de la population mondiale, [...] Le jour n'est pas loin où nous allons devoir nous positionner en termes de rapport de forces pur. Et moins nous serons alors bridés par des slogans idéalistes, mieux nous nous en trouverons. » (Policy Planning Study - extrait de l'"Etude prospective pour la politique extérieure des Etats-Unis", 23 février 1948) Noam CHOMSKY, De la guerre comme politique étrangère des Etats-Unis, Marseille, Agone, 2002, page 31.

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