Le télégramme le plus influent et le plus
cité du 20ème siècle fut envoyé à neuf heures du soir le 22 février
1946 du bureau du chiffre de l’ambassade des
Etats-Unis à Moscou ; destinataire, le Secrétariat d’Etat, expéditeur,
un obscur diplomate de second ordre, le conseiller George F. Kennan. Il
répondait à une demande d’analyses sur l’Union Soviétique et était d’une
longueur disproportionnée pour les standards télégraphiques, 8000 mots ;
si bien qu’il fut tout de suite baptisé le Long
Telegram, (en réalité le texte que j’ai pu consulter contient
seulement 5.400 mots, mais c’est beaucoup) : « Je m’excuse par
avance pour cette surcharge du câble télégraphique, mais les questions concernées
sont d’une si urgente importance surtout à la lumière des récents événements… ».
Quels étaient ces récents événements? La seconde guerre mondiale n’était
finie que depuis six mois (la bombe atomique était tombée sur Hiroshima
le 8 août de l’année d’avant) mais déjà le monde se divisait en deux blocs :
le « Long télégramme » précéda de très peu le
discours dans lequel, le 5 mars, Winston Churchill forgea le terme « rideau
de fer » : « J’ai une grande admiration
pour le valeureux peuple russe et pour mon camarade d’armes, le maréchal
Staline (…) Il est de mon devoir cependant d’exposer quelques faits sur
la situation actuelle en Europe. De Stettin sur la Baltique à Trieste sur
l’Adriatique, un rideau de fer est tombé pour diviser le continent ».
Commença
alors cette ère d’affrontement mondial pour laquelle Georges Orwell allait
forger l’efficace appellation de « guerre froide » qui allait
durer 42 ans, jusqu’à la chute du mur de Berlin, en 1989. La guerre froide
a constitué l’horizon mental indépassable dans lequel l’humanité a vécu
pendant presque un demi-siècle ; et pourtant, elle s’avère pour nous
largement incompréhensible et incomprise. C’est la mort de Georges Kennan, la semaine dernière,
à Princeton, à l’âge de 101 ans, qui nous rappelle cette méprise historique.
L’incompréhension est facile à saisir chez ceux qui n’ont atteint leur majorité
qu’ après 1989, c’est-à-dire les gens qui ont vingt et trente ans aujourd’hui.
Mais nous aussi, nous ne l’avons pas vraiment comprise, la guerre froide ;
nous non plus, qui y avons pourtant passé notre enfance et notre jeunesse.
Et cela justement parce que nous sommes nés dedans (personnellement je suis
né l’année où fut lancé le premier Plan Marshall et quand le bloc oriental
créa le Cominform) ; parce que c’était un fait établi. Et, justement
parce que nous y sommes nés, nous n’avons jamais réalisé, heureusement,
que nous avons passé notre vie au bord d’un gouffre.
« Le plus grand défi »
Le
télégramme de Kennan exerça une influence telle
exactement parce qu’il fut décisif pour établir les paramètres conceptuels
de la guerre froide, en plus d’en suggérer
la stratégie. Pendant
ce temps on ratifiait l’idée que tenir tête à l’URSS était une guerre : « c‘est sans aucun doute
le plus grand défi que notre diplomatie ait jamais eu à affronter…. et il
devrait être posé avec le même soin et la même ampleur que la solution d’un
problème stratégique décisif en temps de guerre, et, si nécessaire, avec
le même déploiement de planification ».
On
lut et on fit circuler ce télégramme dans tous les cercles de Washington,
parce qu’il offrait une description élégante, constellée d’observations
prévoyantes (les colonies comme zone de prochain affrontement entre Est
et Ouest) sur ce qui était en train de devenir le vrai adversaire mondial :
« Le pouvoir soviétique, à la différence de l’Allemagne hitlérienne,
n’est pas schématique ni aventurier. Il ne travaille pas avec des plans
préfixés. Il ne prend pas de risques non nécessaires. Inaccessible à la
logique de la raison, il est hautement sensible à la logique de
la force. De
ce fait, il peut
facilement se retirer, et d’habitude il le fait, quand il rencontre une
forte résistance, en n’importe quel point. Pour cette raison, si l’adversaire
a une force suffisante et fait clairement savoir sa disposition à en user,
il n’a à l’utiliser ensuite que rarement. Si les situations sont traitées
de façon correcte, on n’a pas besoin de showdowns pour des questions de prestige ».
La
« résistance appliquée en n’importe quel point » était le concept
névralgique que Kennan va ensuite articuler dans une série de rapports confidentiels
et qui deviendra la doctrine stratégique du « blocage », doctrine
que Kennan allait formuler l’année suivante (1947) dans le numéro de juillet
de
la revue Foreign Affairs
, dans un
article publié sous la signature codée de « X ». L’X fut adopté
pour des raisons de sécurité, mais le véritable nom de l’auteur circula
assez rapidement. Le plus curieux est que ce X fournit à l’essai un prestige,
une autorité, dont ne bénéficiera aucun des nombreux éclaircissements et
rectifications successifs de Kennan. Voici comment Kennan formulait de façon
lapidaire cette doctrine : « La pression soviétique contre les
institutions libres du monde occidental est une chose qui peut être contenue
au moyen d’une application habile et vigilante de contre force en une série
de points géographiques et politiques déplacés en permanence, en correspondance
avec les déplacements et les manœuvres de la politique soviétique ;
mais qui ne peut être ni atténuée ni aplanie ». La métaphore hydrostatique
est évidente,
et donc la première objection à la doctrine du containment
-formulée par Walter Lippman – regarde la statique : le containment laissait toute l’initiative à
l’URSS et se limitait au statu quo. En réalité Kennan repérait dans la fragilité
interne de l’URSS, la pauvreté de sa propagande et dans les difficultés
économiques des régimes européens, une série de points faibles sur lesquels
exercer une pression dynamique, c’est-à-dire de guerre de propagande, de
financement des pays européens : ce fut dans cette logique de l’ « endiguement»
que Kennan fut l’infatigable auteur du Plan Marshall,
financement pour la reconstruction d’ après-guerre, non seulement vers les
pays européens « alliés », mais aussi vers l’URSS et ses satellites.
Le
second malentendu limitait le containment au milieu militaire. Dans ses rapports confidentiels, c’est Kennan lui-même
qui en ouvrit l’accès quand il proposa d’instituer dans l’appareil d’état
étasunien un service de « guerre politique » (political
welfare), qui deviendrait ensuite un directorat pour les opérations
couvertes par la CIA, qu’il considéra ensuite comme la plus grave erreur
de sa vie.
En
réalité, la doctrine de l’endiguement était beaucoup plus fine. Elle favorisait
par exemple l’instauration de régimes communistes en Occident : « Peut-être
cette poche n’éclatera-t-elle pas tant qu’un de ces partis ne sera pas arrivé
au pouvoir dans un pays non contigu avec le pouvoir militaire direct russe…
Un régime communiste au pouvoir dans un pays de ce type, ou bien faillirait
dans l’exercice de ses responsabilités, ou bien se discréditerait aux yeux
du peuple, ou encore se révolterait contre ses propres maîtres, répudierait
l’autorité du Kremlin et mordrait la main de celui qui l’a dressé :
dans tous les cas il serait plus favorable, à la longue, aux intérêts de
son pays et de la paix mondiale que ne l’est un parti d’opposition sans
scrupules qui crache des calomnies depuis sa position avantageuse et sûre
d’irresponsabilité ».
Dans
cette optique Kennan prévoyait un affrontement entre l’URSS et la Chine
communiste : « Les hommes du Kremlin découvriraient à l’improviste
que ce léger et fluide mouvement oriental, qu’ils croyaient tenir en main,
a glissé doucement entre leurs doigts et qu’ils n’ont plus rien d’autre
dans les mains qu’une révérence cérémonieuse et un imperceptible petit sourire
chinois ».
Une
leçon trop ignorée
La même prose de Kennan nous donne une leçon que nous autres européens ignorons
trop souvent : celle de ne pas sous évaluer la classe dirigeante étasunienne.
Contrairement aux idées reçues, les Etats-Unis ont formé au cours du 20ème siècle un corps diplomatique habile, dont le Council on Foreign Relations a
été le foyer et Kennan un des représentants :
diplomate de carrière, venu d’en bas, d’une famille qui n’était pas riche, Kennan parlait sept langues en plus de l’anglais (allemand,
russe, français, polonais, tchèque, portugais et norvégien) c’était un vrai
cosmopolite, conservateur jusqu’à l’os, avec un sens très profond de
la Realpolitik. Certaines
de ses observations
sont de vraies perles : « Vous n’imaginez pas combien le fait
de disposer, par devers soi, d’une petite armée tranquille, peut aider à
la courtoisie générale et à l’agrément de la diplomatie ». Noam Chomsky cite un autre passage révélateur : « Nous
avons environ 50% des richesses mondiales, mais seulement 6,3% de la population…
dans cette situation il est évident que nous ne pouvons pas éviter de susciter
envie et ressentiment à notre égard. Notre vraie mission pour l’avenir immédiat
est de planifier des accords qui nous permettent de maintenir cette situation
de disparité… De ce fait, nous devons nous abstenir de tous les sentimentalismes
et de rêver les yeux ouverts. .. Nous devons arrêter de parler d’objectifs
irréels comme les droits de l’homme, l’amélioration des conditions
de
vie
et la démocratisation ».
Cette lucidité désenchantée
ressemble à celle d’un diplomate de second ordre de la république florentine. Nicolo’ Macchiavelli aussi donna de grands conseils, mais ne fut pas écouté par
la suite. De
la même manière,
le Long Telegram de Kennan devint un classique de
la diplomatie US
, mais
sa carrière fut moins brillante: trop peu belliciste pour les faucons, trop
cynique pour les liberal. En 97, dans un article pour le New York Times, il critiqua l’administration
Clinton pour sa décision d’élargir l’OTAN aux ex-pays de l’est européens :
« On peut s’attendre à ce que cette décision enflamme les tendances
nationalistes, militaristes et anti-occidentales dans l’opinion russe ;
qu’elle ait un effet négatif sur le développement de la démocratie en Russie ;
qu’elle réinstaure un climat de guerre froide dans les relations est-ouest
et pousse la politique extérieure russe dans des directions qui ne seront
pas du tout de notre goût ». Mais dans ses mémoires Kennan lançait aussi un avertissement que Georges W. Bush,
Dick Cheney, Donald Rumsfeld et tous les néo conservateurs auraient bien fait d’écouter : « Nous
ne devrions pas être trop effrayés par ceux qui aspirent à une domination
mondiale. Aucun peuple n’est assez grand pour établir une hégémonie mondiale.
Il existe des obstacles intrinsèques à l’exercice de tout pouvoir d’influence
dominant dans des zones qu’il est incapable d’occuper et de contrôler (to garrison and police) avec ses propres troupes… ».
Edition de mercredi 23
mars 2005 de il manifesto
http://abbonati.ilmanifesto.it/Quotidiano-archivio/23-Marzo-2005/art105.php3
Traduit
de l’italien par
Marie-Ange Patrizio
Le
choix de certains termes pour la traduction et les notes de bas de page
ont été réalisées avec l’aide
de
Marco
d’Eramo,
Bernard Genet
(Comaguer,
Marseille),
Annie Lacroix-Riz
et François Weiser, professeurs d’histoire à l’Université Paris VII-Denis Diderot, et Marseille (Lycée Diderot).