Il y a soixante ans ans, la Victoire. (1)

Allemagne nazie- URSS
UNE GUERRE A TROIS DIMENSIONS

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Du 22 juin 1941 au 9 mai 1945, l'Allemagne hitlérienne et l'URSS stalinienne sont en guerre. Jusqu'au débarquement anglo-américain du 6 juin 1944, sur les plages de Normandie, l'armées rouge est pratiquement la seule à tenir le "premier front". Et ses victoires, de l'avis général à l'époque, ont déterminé l'issue finale, consacrée par la capitulation nazie les 8 et 9 mai 1945.
Ce que fut le
rôle de l'URSS dans cette guerre n'est pas notre propos - la recherche sur ce chapître est loin d'être épuisée.  Ce qu'elle entraîna à l'Intérieur de l'Union soviétique, comme violences, déplacements de populations, bouleversements sociaux et politiques est encore un autre domaine. Nous voudrions seulement fixer ici quelques repères sur ce qui a caractérisé la guerre hitlérienne faite à l'URSS. Une guerre dont on comprendra aisément qu'elle était indispensable à l'accomplissement du projet nazi. Et dés lors, inévitable, quelles que fussent les tentatives de Staline d'y échapper, de retarder l'échéance, ou encore de déjouer les tentatives occidentales d'orienter les foudres hitlériennes vers une Union soviétique mal préparée et affaiblie, en 1938, par les purges qui avaient décapité l'armée rouge. C'est une guerre à trois dimensions: impérialiste, coloniale-raciste et politique anticommuniste. Autrement dit, elle participe à la fois du repartage des influences planétaires (et Staline ne se privera pas d'y participer, surtout après le victoire de 1945), de la conquête coloniale allemande "pimentée" par le racialisme nazi, et de la revanche de toutes les droites européennes contre la révolution bolchévique, à un moment , pour un certain temps encore, "un spectre hante l'Europe, le communisme".

Une entreprise impériale moderne.

La guerre est d'abord "impérialiste" au sens classique. L'Allemagne, retardataire dans le partage colonial du monde, revient à charge après sa défaite de 1914-18, en rivalité avec la Grande-Bretagne et la France. En Extrême-Orient, le Japon poursuit ses propres objectifs. Les Etats-Unis entreront dans la guerre lorsqu' en seront évidents les avantages, en termes de nouvelle hégémonie mondiale. Mais le paysage n'est plus celui de 1914. Les vieux empires ont disparu.  L'Europe, comme l'Amérique et le Japon, est emportée par les grands vents de l'industrialisation, du capitalisme et de la modernité. L'Allemagne se trouve désormais à la pointe, sinon en tête, de cette nouvelle civilisation. Elle entre cependant en rupture avec le libéralisme et professe un nationalisme ethniciste et un racialisme "aryen" dont la manifestation extrême - l'élimination des Juifs - est l'obsession de son nouveau leader nazi, Adolf Hitler. Le régime national-socialiste, porté au pouvoir en 1933 par les grandes entreprises et les classes moyennes, balaie les "obstacles" que constituent le mouvement ouvrier et les partis communiste et social-démocrate, sur la voie d'une "revanche" industrielle et guerrière. Elle se dote d'un système dirigiste et corporatiste, mais dans le respect de la propriété privée du capital. Les grandes firmes bénéficient d'un taux d'exploitation maximal y compris sous forme d'esclavagisme dans les camps de concentration. Elles auraient vocation à piloter l'intégration européenne dont l'économie capitaliste est déjà porteuse. Pour rappel: nombre d'entreprises européennes et américaines participent à l'effort industriel de guerre allemand. L'Occident libéral et l'Occident fasciste, en dépit de leurs divergences, sont imbriqués dans un même système socio-économique. Entre l'un et l'autre, entre forces conservatrices de type capitaliste (é l'Ouest) ou féodal-terrien (au Centre et à l'Est de l'Europe) se sont nouées des alliances. En 1918-20, aux côtés des forces contre-révolutionnaires en Russie, en Ukraine, en Pologne, en Allemagne, en Hongrie, en Roumanie, en Italie. En 1932-33, lorsque nationaux-socialistes, droite nationaliste et catholiques conservateurs, avec le grand capital allemand, se liguèrent pour hisser au pouvoir un Adolf Hitler qui, contrairement à la légende à nouveau répandue, n'eut jamais de majorité électorale en Allemagne, et encore moins d'adhésion massive du monde ouvrier. En Espagne, en 1936-39. Dans les pays baltes qui constituèrent, avec d'autres dictatures de droite d'Europe centrale et balkanique, le "cordon sanitaire" autour de l'URSS. En France en 1940, pour installer le régime de Vichy.
A l'Est, l'univers dont s'est emparé "la barbarie bolchévique" est très étranger au monde européen occidental. A la fois comme monde rural et civilisation "eurasienne", violentés par les transformations staliniennes, et comme système collectiviste encadrant l'industrialisation en dehors des normes du capitalisme marchand. Cet univers relativement autarcique, sans autres rapports avec les régimes allemands de Weimar et de Hitler que les accords bilatéraux d'états successifs de Rapallo en 1922, de la coopération militaire puis du Pacte Molotov-Ribbentrop de 1939, aurait pu rester à l'écart du conflit européen si ce n'était, précisément dans cet immense espace, l'URSS, que l'Allemagne nazie entendait redéployer son vieux rêve impérial - la
conquête d'un nouvel "espace vital". D'où la première spécificité de la guerre à l'Est: les peuples concernés ne connaîtront pas d'"occupants polis". Ce sera une guerre totale, à la vie et à la mort.

2. Une conquête coloniale et raciste.

Les chefs nazis (Hitler déjà dans "Mein Kampf" en 1923) ne dissimulent pas leurs objectifs coloniaux. Ceux-ci impliquent l'élimination de la Pologne en tant qu'état, de la "juiverie orientale" (qui n'est qu'une partie de la "question juive" à résoudre), de l'Union soviétique en tant qu'état fédératif de peuples d'"Untermenschen" (sous-hommes). Les Polonais et les Serbes entrent également dans cette catégorie. On notera que c'est lors de l'agression contre l'URSS le 22 juin 1941 et dans les premiers mois d'occupation, en Biélorussie, en Ukraine et en Russie que les "Einzatsgruppen" - bientôt relayés par la Werhmacht et les SS - procèdent aux premières éliminations massives de Juifs, de communistes, de prisonniers, de partisans et de villageois "complices" de la résistance. Autrement dit, le judéocide et l'extermination des populations slaves participent d'un seul et même processus. Dans la première année suivant l'invasion, quelque 3,5 millions de prisonniers soviétiques sont exterminés par les fusillades et la faim. Ultérieurement, dans les camps aménagés en Pologne et grâce aux nouvelles technologies (gaz), les Juifs "en tant que Juifs" seront la cible d'une destruction industrielle et systématique sans équivalent. Or, le projet nazi était gigantesque. Le "Plan de l'Est" conçu à Berlin par Goering et la fine fleur de l'intelligentsia scientifique envisage la mort de 30 millions de soviétiques dans le conflit à venir, et la déportation vers l'Est (la Sibérie) d'un autre "contingent" de 30 millions. A la place des morts et des déportés devaient s'établir des colons allemands en nombre limité capables de développer une agriculture moderne. C'était donc une grande entreprise de modernisation du monde rural archaïque de l'Est.

3. Une guerre politique contre le communisme.

Dans la troisième dimension - la guerre politique, visant la destruction du système et de l'état (objectifs différents de ceux poursuivis à l'Ouest) le projet nazi apparaît, dés le départ, comme une radicalisation de l'anticommunisme. Il renoue avec le combat inachevé que les pays, tant de l'axe que de l'Entente (les deux camps de 1914-18) avaient mené contre les Soviets en soutien à la contre-révolution en 1918-20. Pour une large fraction  de la bourgeoisie, des grands propriétaires et des clergés catholiques en Europe de l'entre-deux guerres, le fascisme en Italie, le franquisme en Espagne, le nazisme en Allemagne apparaissent comme des "remparts contre la barbarie judéo-bolchévique". A une époque où l'antisémitisme est de bon ton, l'association entre "Juifs" et "communistes" va de soi. Le théoricien Alfred Rosenberg a d'ailleurs mis au point une stratégie de dislocation de l'URSS jouant sur les nationalismes, notamment ukrainien et balte. Ce n'est pas seulement d'Allemagne - mais de toute l'Europe qu'ont afflué les armées, les légions et divisions SS "nationales" qui unirent leurs forces pour abattre le communisme athée.
Ces trois dimensions de la guerre hitlérienne contre l'URSS
détermineront largement les types d'occupation, de collaborations, de résistances, le caractère même de la victoire et de ses prolongements, en URSS et en Europe, en ce compris la guerre froide qui devait succéder à la temporaire alliance "contre nature" qu'avaient nouée l'URSS et les démocraties occidentales.
Elles expliquent aussi les perceptions contradictoires qu'on peut avoir de "la Victoire" soixante ans plus tard. Le fait que l'entreprise nazie, produit de "notre" modernité ait été brisée par des "peuples inférieurs", menés à la victoire par l'URSS, a certes été reconnu en 1945, mais reste à ce jour insupportable aux Occidentaux bien-pensants. D'autant qu' après la guerre politique contre le communisme, perdue par Hitler mais finalement gagnée par le camp euro-atlantique, les vastes espaces "libérés" à l'Est sont promis à de nouvelles formes de colonisation. La Victoire de 1945, implicitement mais très logiquement, est remise en question.

Jean-Marie Chauvier
3 mai 2005

(version développée d'un article paru dans "Le Drapeau Rouge", Bruxelles, mai 2005)

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