Gafanatum 3 : Une nouvelle chance pour le capitalisme ?

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Cet article est le troisième volet d'une série consacrée aux géants du numérique Google, Apple, Face Book et Amazon. Nous vous encourageons vivement à donner votre avis en le commentant sur cettte page.
publié le : 2 décembre 2018

En nous mettant en contact direct avec le marché, la 'révolution numérique' ferait de chacun le maître du jeu économique, et inaugurerait une ère nouvelle d'émancipation, dont l’individu serait le centre. On a pu y trouver la promesse d'« une autre fin de l’histoire, heureuse et connectée » voire le rêve d’une « fin du capitalisme ». Ne doit-on pas d'abord y reconnaître un nouveau cycle, inédit, de l'histoire de cette formation économique et sociale, prolongeant et parachevant le demi-siècle d'un néolibéralisme de plus en plus contesté ?

Le tout numérique, nouvel impératif du capitalisme mondialisé

Les multinationales du numérique ne remplacent ni ne contestent les firmes géantes au coeur du complexe militaro-industriel, de l’énergie, de la chimie, et de la grande distribution. Elles se sont en quelques années imposées parmi les plus grandes capitalisations boursières, comme le nouveau super-géant du numérique 'Alphabet,' réunissant depuis 2015 toutes les activités et filiales de Google . Dans cette dernière étape de la privatisation du monde poursuivie par les néolibéraux, les géants du net ont aussi l'ambition d'asseoir un nouveau mode de domination du capital sur l’économie mondialisée : la production y apparaît seconde, derrière les échanges et le commerce, dominés par la publicité, le marketing et le management.

Le développement du commerce en ligne, dont Amazon est avec le chinois Alibaba (1999, 485 milliards de $ de capitalisation boursière) la plus célèbre et la plus puissante expression, poursuit la logique mondiale de distribution tendant, via une concurrence intégrale reposant désormais sur une foule de comparateurs, à l'abaissement maximum des coûts de production et de distribution, au cœur de l'actuelle guerre économique : on a pu parler d'une hyper-concurrence, s'appuyant sur la financiarisation et la déréglementation néo-libérales, auxquelles s'est ajoutée la dématérialisation digitale nouvel instrument d'une mobilité planétaire immédiate et sans limite. C'est, dans le quotidien de milliards d'individus, l'offre permanente d'innombrables sites et « plateformes » pour des produits et des services de toute sorte, ajustés désormais à tout instant et à chacun. Ainsi, parmi les dernières nées de la pieuvre numérique, les sociétés Uber et AirBnB font miroiter la possibilité pour les détenteurs de biens aussi modestes qu'une voiture ou un simple logement d'en tirer des revenus, compensant souvent de trop faibles salaires et pensions. Par les commissions qu'elles prélèvent, ces plateformes accumulent des fortunes colossales, en même temps qu'elles s'attaquent frontalement aux commerces dits 'physiques' et aux services 'traditionnels' comme les taxis et l'hôtellerie. Cette « économie de plate-forme » abusivement dénommée 'économie collaborative', voire 'économie de partage' connaît, grâce au net, un développement exponentiel, et repose sur le modèle de la « startup » , comme l'ont été à l'origine tous les géants du numérique.

Commentaire de l'auteur

Ce dossier critique ne prétend rien découvrir. Il rassemble simplement des informations et des points de vue épars, et comporte sans aucun doute erreurs et omissions . Que les lecteurs veuillent bien me les signaler, et apporter les rectifications et compléments nécessaires. Car il est avant tout destiné à ouvrir un débat largement confisqué par les géants du numérique.

Ce qui est en cause, c'est la passation de pouvoir en cours de la raison humaine à la raison numérique, c'est à dire à des systèmes chargés de diriger nos comportements faisant fi du respect des personnes et de leur dignité. Ils conduisent aussi - et surtout ? - à un abandon du collectif, au profit de tribus provisoires et de communautés intéressées, ignorantes des valeurs de solidarité et d'égalité sans lesquelles il n'est pas de fraternité ni de liberté digne de ce nom. C'est, pour citer une nouvelle fois Eric Sadin, une « entreprise de liquidation du politique ». En reprendre le contrôle est donc une question politique centrale. Et c'est l'ensemble et la logique du système qui doivent être repensés. Quelles attitudes, quelles luttes, quelles limites imposer à une numérisation totale du monde, abandonnée de surcroît aux intérêts privés ?

En tant qu'utilisateurs des immenses possibilités offertes par ces nouveaux outils numériques mais confisquées par des oligarques aux ambitions illimitées et par les pouvoirs d'état qui leur sont liés, nous pouvons dès aujourd'hui organiser une résistance au quotidien, en nous saisissant des autres voies et systèmes vraiment collaboratifs, dont les logiciels libres, ou des services de type coopératif, de préférence gratuits, permettant à chacun de se réapproprier la maîtrise des outils. Ce qui suppose un effort gigantesque de formation, comportant bien entendu un apprentissage technique, mais ayant aussi (surtout ?) une dimension profondément critique.

Nous avons vu aussi que les critiques courantes ne remettent jamais en question le caractère profondément capitaliste de l'enfermement dans le « soft-totalitarisme » numérique : la reconquête par les travailleurs et les peuples de ces géants économiques apparaît pourtant comme l'une des conditions nécessaires pour le bonheur commun. Ce qui signifie arracher aux anciens et nouveaux oligarques de tous les secteurs, dans le numérique comme dans l'industrie, l'énergie ou la grande distribution, le pouvoir de décider que leur donne la propriété des capitaux. Les voies possibles de cette reconquête sont nombreuses : de la piste des communs à la nationalisation et à la socialisation, de l'expropriation à la cotisation universelle et aux services publics, aucune ne doit être ignorée et toutes peuvent être explorées. Mais tout dépendra en définitive de notre capacité à développer le mouvement social pour révolutionner l'état des choses existant.

Pierre Lenormand

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