Refusons la marche à la guerre

Le grand soir
mis à jour le : 22 Août, 2019

2014 : Innombrables commémorations de la Grande Guerre, multiples interrogations. Les plus jeunes, ébahis et incrédules, se demandent comment une telle ineptie funeste à été possible. La croient d’un autre siècle.

Mais les commémorations, devenues rituelles, ne sont que pures conventions et ne délivrent qu’une version aseptisée et consensuelle. L’histoire officielle qu’elles véhiculent n’aide en rien à comprendre la mécanique qui a broyé l’Europe et ses peuples. Dans le pire des cas elle présente la guerre comme un grand malheur, une fatalité, et conclue que « plus jamais ça ». Mais elle ne précise pas plus jamais quoi.

Dans le meilleur, elle mentionne la responsabilité des gouvernants, plus rarement celle des militaires et de l’état major. Si elle rappelle parfois les rôles de Jean Jaurès, de Rosa Luxembourg, rarement elle approfondit leurs arguments politiques, et presque jamais ne souligne la justesse et la clairvoyance de leur lutte. Il faut chercher soi-même les discours de Vaise et du Pré Saint Gervais, et l’assassinat du fondateur de l’Humanité est relégué au rang d’une péripétie de l’histoire. Du côté de la marche à la guerre, elle esquive souvent la responsabilité de Poincaré et de ses gouvernements. Elle ne dit pas l’aveuglement de Philippe Pétain, l’impréparation des chefs et leur incompréhension totale de ce qui allait advenir.

Elle évite de rappeler, bien sûr, le procès de l’assassin de Jean Jaurès, si révélateur : en mars 1919, à l’issue d’un procès ayant duré cinq jours, Raoul Villain est acquitté. Et la veuve de Jaurès est condamnée aux dépens du procès…

Il ne s’agit nullement d’une erreur judiciaire. En ce lendemain de guerre, les dirigeants politiques, les cadres de l’armée, les intellectuels, réalisent abasourdis l’ampleur de la boucherie et des destruction qu’ils ont laissées advenir ou même encouragées ; ils craignent la juste colère du pays. La nation toute entière n’ose regarder en face cette ineptie historique, les manipulations, les mensonges, les aveuglements, même lorsqu’elle en a été la victime. Les classes dirigeantes, surtout, redoutent avec terreur que le peuple ne comprenne enfin leur irresponsabilité, voire les intérêts criminels qui les ont guidées. Mais les victimes elles mêmes ne veulent pas voir rappeler leur propre aveuglement, le consentement abusé de beaucoup. Alors il est essentiel, vital, que personne ne se souvienne de Jean Jaurès, de son combat contre la guerre jusqu’à son dernier jour. L’amnésie est vitale pour la concorde, et surtout pour le maintien au pouvoir des mêmes classes. Personne ne doit rappeler que Jaurès, guidé par son analyse sociale, fut plus lucide que les hommes politiques et plus clairvoyant que les stratèges militaires. Que contre tous, il avait mis en garde contre les hécatombes imbéciles qui se profilaient. Avait montré comment militaires et pouvoirs économiques feraient bon marché des vies de travailleurs... Puis des autres. Avait crié à quel point la guerre était le stade suprême de l’exploitation des peuples par les classes possédantes.

Il fallait donc que l’assassin de Jaurès soit acquitté ; il fallait que son geste soit pris comme celui d’un patriote, qu’il occulte la lumière de la juste lutte de Jean Jaurès contre l’obscurantisme belliqueux. La guerre était devenue sacrée, et le président du tribunal déclara au prévenu : « Vous êtes un patriote Villain »...

L’histoire officielle, et le récit médiatique qui accompagne ces « commémorations » et « devoirs de mémoire » gomme donc tout cela. Mais surtout, au grand jamais elle ne rappelle qu’une guerre se mène toujours avec l’assentiment des peuples. Que les pouvoirs, lorsqu’ils se sont convaincus de l’intérêt que la guerre présente pour eux (pour cause de surproduction, de crise économique, de difficultés de politique intérieure...) savent trouver les mots, savent faire entonner des chants, trouvent les mises en scène, les arguments, les prétextes. Savent, quand besoin est, les créer, cela s’est vu. Savent cacher les risques, les conséquences, les malheurs. Savent faire oublier que dans une guerre, même si on la mène très loin, il y a des victimes des deux côtés. Savent faire croire que c’est l’autre qui a commencé, qu’il sera seul puni, et que la meilleure solution est de riposter. « On les aura ».

En 14-18, c’est connu, « on » devait être à Berlin avant Noël, avec si peu de morts. En 39-45, en Allemagne, on devait conquérir l’Europe, et jamais la fortune de guerre ne se retournerait, jamais un avion ennemi ne survolerait le Reich. Aux états-Unis même, il fallut des trésors de communication pour convaincre le peuple d’aller participer aux massacres européens puis asiatiques. Puis il y eut les Malouines, l’Afghanistan, l’Irak, et à chaque fois le scénario se reproduisit : celui de la manipulation, des demi-vérités et du mensonge, celui que la commission Chilcot vient de rendre public et officiel au Royaume Uni. Hélas, seule une petite fraction des populations, des intellectuels même, sait résister à ces sirènes. Seuls quelques dirigeants ont la lucidité ou le courage de ne pas hurler avec les fauteurs de guerre au risque de passer pour des anti patriotes ou des défaitistes.

C’est donc en dernier ressort les peuples eux mêmes qui sont l’ultime rempart contre ce qui est toujours présenté comme LA solution et qui est TOUJOURS le début d’une catastrophe. S’ils se laissent entraîner, plus rien n’arrête la marche à la guerre.

Or nous en sommes là. Pour des raisons dont tout le monde sait qu’elles ne sont pas pures, mais qui portent les jolis noms de droits de l’homme, de liberté, de sécurité, de lutte contre la barbarie, nos gouvernants nous entraînent aujourd’hui dans cet engrenage, se saisissent des terribles événements qui eux-mêmes s’inscrivent dans cette logique et en découlent pour partie. Afrique, Moyen-Orient, Ukraine, Corée, Chine même, les « ennemis » sont partout, qu’il faudrait aller étouffer dans l’œuf.

Et l’on voit ressurgir marseillaise, prestige de l’armée, apologie des armes, des avions de guerre, des technologies mortifères qui assureront l’anéantissement de l’ennemi sans risque aucun pour nous. Pourtant qui peut encore croire, plus qu’en Afghanistan, qu’en Irak, en Libye ou autrefois sur le sol européen, que la guerre apportera une solution ?

Mais aujourd’hui, et semble-t-il de manière croissante, les porte-paroles, les dirigeants politiques, les télévisions, la presse, sans mémoire, inconscients ou sans vergogne jouent ce jeu périlleux et nous mènent vers le gouffre. Puis les peuples, une grande partie tout au moins, se laissent emporter par la rhétorique, les « experts » et les images. Plus tard, trop tard, l’archiduc d’Autriche et Sarajevo l’ont montré, plus personne ne contrôle rien, et la logique de la guerre s’auto-alimente.

Puis voici qu’après l’abominable action criminelle du 14 juillet à Nice, la classe politique tétanisée sombre dans le déshonneur en tentant de s’emparer de l’événement. Et voici que dans la surenchère qui en découle, une partie de cette caste nous appelle maintenant à préparer la guerre civile en armant des milices dans nos rues. On en a vu l’efficacité à Beyrouth autrefois, en Syrie aujourd’hui... Voici même qu’on entend des voix appeler à « la guerre totale », rappelant un pathétique épisode, prélude à une défaite totale.

Il y a de quoi, aujourd’hui, être très inquiets, il y a de quoi se souvenir des marches vers la guerre, l’aveuglement n’est pas d’un autre temps. Il y a de quoi s’y opposer de toutes nos forces.

Gérard Collet

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