Elections présidentielles Autrefois mouvement guérillero,
le FMLN a troqué sa rhétorique révolutionnaire pour des
options politiques
« pragmatiques ».
par Jacob Wheeler 14 mars 2009
Banderoles rouges, treillis vert olive et musique de marche
de style soviétique emplissent le Parc Cuscatlán le 12 octobre,
alors que des centaines de fidèles membres du parti Front Farabundo Marti
pour la libération nationale (FMLN) du Salvador font la fête dans
la capitale de la nation.
Ils célèbrent ce qui aurait été
le 78e anniversaire de Jorge Schafik Handal, l’un des pères fondateurs
du mouvement et candidat à la présidentielle en 2004, décédé
il y a deux ans.
Les orateurs font éclater les applaudissements en mentionnant
les noms du président vénézuélien Hugo Chavez, du
président bolivien Evo Morales et du défunt révolutionnaire
Che Guevara. Des adolescents, enfants d’anciens rebelles, présentent
une pièce de théâtre sur le danger que représente
l’oubli des massacres que les militaires salvadoriens ont perpétrés
durant la sanglante guerre civile de douze ans, laquelle a pris fin en 1992.
Un discours de la femme de Schafik Handal, Tanya, déclenche des larmes
de nostalgie chez beaucoup dans la foule. Elle conclut en plaçant une
rose rouge à la base du Mur de la mémoire et de la vérité
du parc, sur lequel sont inscrits les noms de près de 35 000 civils tués
durant la guerre.
Le clou du spectacle est peut-être Alberto Lima, de 14
ans, qui monte sur scène et, avec une voix aigüe d’adolescent,
annonce la mort des capitalistes partout dans le monde. Puis il ramasse un bâton
par terre et le prend dans ses bras comme s’il s’agissait d’une
arme.
A la vue de telles scènes, on n’en voudrait à
personne de penser que les conflits de l’ère de la Guerre froide
en Amérique latine sont sur le point de ressurgir à nouveau. Mais
un curieux vent de changement souffle au sein du parti FMLN, époussetant
la vieille garde ou, peut être, la poussant vers les oubliettes de l’Histoire.
Une approche pragmatique
Le Salvador verra [a vu] des élections parlementaires
se tenir en janvier et des élections présidentielles en mars,
et el frente (ou « le front »)- tel que le parti du FMLN est régulièrement
appelé ici – est pressenti pour gagner la présidence pour
la première fois depuis que cinq groupes rebelles ont fondé le
parti en 1980.
Le candidat présidentiel du FMLN, Mauricio Funes, 49
ans, n’a rejoint que récemment le parti. Il est bien connu au Salvador
comme journaliste politique et animateur télé. La longue émission
du matin de Funes a été un des seuls programmes nationaux qui
a constamment critiqués le gouvernement de droite du parti de l’Alliance
républicaine nationaliste (ARENA), au pouvoir au Salvador depuis 1988.
L’ARENA a été formé par des acteurs
militaires-clés durant la guerre civile. Ils étaient menés
par le major Roberto D’Aubuisson, un chef d’escadron de la mort
accusé d’avoir commandité l’assassinat de l’archevêque
Oscar Romero en 1980. (…)
A la différence de la vieille garde et de Schafik Handal,
qui perdit l’élection de 2004 [1]
à la faveur d’une victoire écrasante de l’actuel président,
Antonio Saca, Funes ne prêche pas la rhétorique de la révolution
communiste.
Lors des évènements officiels dans la capitale,
Funes porte costume et cravate. Sur les routes de campagne, il arbore toujours
une chemise guayabera blanche – au lieu d’un vêtement agrémenté
de la bannière rouge et de l’étoile blanche qui orne le
drapeau du FMLN, tel que les anciens candidats du parti le faisaient.
La rhétorique et les politiques de Funes sont beaucoup
plus sociale-démocrates que socialistes. Il met souvent en avant son
amitié avec les chefs d’Etat de centre gauche, comme le Brésilien
Luiz Iniácio Lula da Silva, l’Argentine Cristina Kirchner et l’Espagnol
José Luis Rodriguez Zapatero. Il a effectué plusieurs voyages
aux Etats-Unis pour rencontrer le secrétaire délégué
aux Affaires de l’hémisphère occidental Thomas Shannon,
le député démocrate James McGovern et d’autres.
Plus important encore pour son image de pragmatique, Funes
n’a jamais combattu pendant la guerre civile.
Catastrophe néolibérale
Si el frente gagne la présidence en mars, il héritera
d’un pays désespéré. Durant les 20 ans où
l’ARENA a gouverné, le Salvador a pâti de réformes
économiques néolibérales qui ont conduit à la privatisation
de services sociaux et détruit des emplois, essentiellement dans le secteur
de l’agriculture. Paul D. Almeida, un professeur de l’université
de Georgetown, a écrit dans son livre publié en 2006, Les vagues
de la protestation : la lutte populaire au Salvador, 1925-2005, que la génération
des opposants d’ après-guerre s’est battue non pas pour des
terres ou pour renverser le gouvernement, mais pour s’opposer à
la privatisation des besoins humains vitaux tels que la médecine, l’éducation
et l’accès à l’eau. En retour des centaines de millions
de dollars que les Etats-Unis ont envoyés au gouvernement pendant la
guerre, Washington a insisté pour semer les graines de la libéralisation
de l’économie d’ après guerre.
De plus, la répression a continué. En juillet
2007, la police salvadorienne a arrêté 14 activistes dans la ville
de Suchitoto, alors qu' ils protestaient contre la privatisation de l’eau.
Ils ont été jugés sous le coup de la « Loi spéciale
contre les actes de terrorisme » du gouvernement, qui a été
modelée sur le Patriot Act états-unien.
Julia Evelyn Martinez, une économiste progressiste de
l’Université d’Amérique centrale, affirme que la privatisation
des services sociaux, l’adoption par le Salvador du dollar en 2001 et
les accords de libre-échange – comme l’Accord de libre-échange
entre les Etats-Unis et l’Amérique centrale (CAFTA) – ont
placé le pays à la merci de multinationales étrangères
et l’ont rendu trop dépendant des importations. Les envois de devises
des Salvadoriens vivant aux Etats-Unis – qui, cela peut surprendre, représentent
20% du produit intérieur brut (PIB) du pays – maintiennent l’économie
hors de l’eau, alors que près d’un tiers du total des Salvadoriens
vit à l’étranger.
Pendant ce temps, la nourriture et les prix du carburant ont
explosé au Salvador. Une boîte de haricots qui coûtait 30
centimes il y deux ans se vend maintenant à plus d’un dollar. Les
prix de l’essence ont atteint les 5 dollars le gallon (3,78 litres) à
la mi-octobre. Ces produits de base coûtent plus cher au Salvador que
n’importe où aux Etats-Unis. Environ 100 000 Salvadoriens –
à peu près un sur soixante – sont passés sous le
seuil de pauvreté entre septembre 2007 et juin 2008, selon le Programme
alimentaire mondial.
Martinez dit que la première chose à laquelle
le nouveau gouvernement doit s’atteler est de défaire toutes les
politiques néolibérales qui ont été mises en place
au Salvador depuis 1989. Elle suggère que le nouveau président
et le parlement mettent l’accent sur le développement des marchés
internes : « Cela inciterait les entreprises à produire pour le
marché interne, et pas uniquement pour certains groupes de population
», déclare Martinez. « A l’inverse, toutes les opportunités
de développement sont tournées vers l’extérieur du
pays, sous la forme d’envois de devises, de ‘maquiladoras’
[qui exportent des vêtements bon marché] ou de besoin d’investissements
étrangers. »
Le Programme des Nations unies pour le développement
(PNUD) a rapporté récemment que 62,4% de la jeunesse salvadorienne
est sous-employée – manquant de travail suffisant pour mener une
vie digne – alors que cela touche la moitié de la population totale.
Le manque de marchés soutenables à l’intérieur du
Salvador laisse nombre de jeunes avec deux options : s’arranger pour trouver
9 000 dollars – tarif en vigueur d’un « coyote » pour
faire passer quelqu' un aux Etats-Unis – ou rejoindre un gang.
Le capitalisme moderne ou la voie vers le socialisme ?
Le parti au pouvoir, l’ARENA, a envahi les ondes, les
quotidiens et les oreilles disposées à écouter au sein
de l’administration Bush [en fonction jusqu' en janvier dernier ]
avec une rhétorique selon laquelle une victoire présidentielle
du FMLN reviendrait à la prise du Salvador par un communiste –
voire pire. Le 18 septembre, à l’American Enterprise Institute
– un think tank conservateur à Washington –, la ministre
salvadorienne des Affaires étrangères, Marisol Argueta, en a appelé
au gouvernement états-unien afin qu' il ne laisse pas de «
dangereux populistes » gagner la prochaine élection.
Deux quotidiens nationaux du Salvador, El Diario de Hoy et
La Prensa Grafica, ont publié des reportages quasi quotidiens tentant
de lier le FMLN à l’argent du pétrole vénézuélien
de Chavez, aux activités de trafic de drogue et d’armes des rebelles
colombiens, les FARC, à la vision mondiale du dictateur cubain Fidel
Castro, ou à la suppression de la démocratie par le président
nicaraguayen Daniel Ortega. Tony Saca de l’ARENA n’a eu de cesse
de traiter Funes de marionnette du FMLN, racontant à la chaîne
‘CNN en espagnol’ en février : « Si ça vole
comme un canard, nage comme un canard et mange comme un canard, c’est
un canard… Le FMLN est un parti communiste. Ses idées n’ont
pas changé. »
Une travailleuse d’une organisation non gouvernementale
a raconté à In These Times qu' une vieille paysanne effrayée
lui avait récemment demandé s’il était vrai que si
el frente gagnait, les personnes âgées seraient « changées
en savon ». Mais le FMLN d’aujourd’hui est-il vraiment une
survivance de l’ère de la Guerre froide ? Renversera-t-il le capitalisme,
chassera t-il les compagnies étrangères, annulera-t-il les accords
de libre-échange et expropriera-t-il les terres ?
C’est peu probable, déclare l’économiste
Martinez.
« Si vous lisez leur plan de gouvernement, vous verrez
que c’est un plan pour moderniser le capitalisme au Salvador »,
dit-elle. « C’est un plan économique avec de meilleures opportunités
pour distribuer la richesse et les services au sein de la population, et [il]
insiste sur le combat contre la pauvreté et la garantie de la sécurité
alimentaire pour les secteurs qui ont traditionnellement été exclus
du processus politique… Ce à quoi nous assistons est un retour
au pragmatisme ».
Le plan en 96 pages du FMLN présente en couverture une
jeune femme dans une robe blanche. Elle s’apprête à donner
le sein à son enfant bien-portant. Derrière elle se trouve le
drapeau salvadorien bleu et blanc. Le texte en rouge sur la couverture, au dessus
du logo du parti affirme : « Nace la Esperanza, Viene el Cambio »
(« L’espoir renaît, le changement arrive »)
Dans ce plan, el frente propose de stimuler l’économie
au niveau local, en offrant par exemple des micro-crédits et micro-prêts
et investissements pour de petites – et moyennes – entreprises,
mais il n’explique guère quelles seront les entreprises ou les
membres de l’élite propriétaire de terres qui paiera davantage
d’impôts pour honorer la facture. Dans ce même manuel, on
peut trouver une lettre de deux pages de Funes et une lettre d’une page
du candidat à la vice-présidence du Salvador, Sánchez Cerén,
un membre de la vieille garde du parti. C’est là que plane le doute
sur la véritable « modernisation » du parti en fin de comptes.
Cerén, 65 ans, était connu comme le Comandante
Leonel González pendant la guerre, et a pris les rênes du parti
après la mort de Handal. Il était un des pères fondateurs
du Front de libération populaire, l’un des cinq groupes qui ont
fusionné pour former le FMLN en 1980.(…)
« Le FMLN... donne à Funes le titre de candidat
présidentiel, mais c’est tout », affirme Hernandez. «
Tous les candidats [au parlement] proviennent de la ligne dure, la linea dura.
Le candidat avance souvent une chose, mais le parti en affirme une autre. Ce
ne sont pas des erreurs, mais des manières de dire à Funes qui
commande réellement ».
Changement, poco a poco
Les photos omniprésentes de Guevara, et de Schafik Handal
flirtant avec les trois maestros du socialisme latino-américain –
Castro, Chávez et Morales – ornent toujours le hall du quartier
général sans prétention du FMLN à San Salvador.
Le ventilateur de plafond grince plus qu' il ne vrombit, et le café
à l’intérieur du distributeur est froid depuis longtemps.
Le peu d’argent dont dispose el frente pour la campagne n’est certainement
pas dépensé en fournitures de bureau.
Lorsque Sigfrido Reyes entre dans la pièce habillé
d’une chemise à carreau partiellement déboutonnée,
il n’apparaît pas tout de suite évident qu' il est le
chargé de communication du parti et l’un de ses membres les plus
influents.
Appelé Joaquin durant la guerre, Reyes, 48 ans, a depuis
obtenu un master en politique économique à l’Université
de Columbia à New York. Il a assisté à la Convention nationale
démocrate à Denver en août et s’est entretenu avec
les conseillers pour la politique étrangère d’Obama afin
d’aider à forger une relation entre le FMLN et les Démocrates.
« Tous les mouvements politiques, tous les corps sociaux,
changent », affirme Reyes. « Pour nous, le changement n’est
pas une mauvaise chose. C’est un stade naturel d’adaptation. Nous
ne croyons pas que le FMLN soit un parti qui représente juste la gauche
de la société, mais qu' il est obligé de représenter
d’autres secteurs. Nous ne représentons pas seulement les travailleurs,
mais aussi les entreprises nationales qui prennent le risque d’investir
dans notre pays ».
Le FMLN, dit-il, n’est pas « un corps monolithique
».
Le CAFTA est un exemple de sujet que certains des officiels
du FMLN ont condamné de manière catégorique durant la campagne.
Pour l’heure, Funes a déclaré qu' il ne se retirerait
pas de l’accord de libre-échange en tant que président.
Reyes concède cela, « On a dit au Salvador que
le CAFTA créerait des centaines d’emplois, qu' il inonderait
le pays d’investissements étrangers, de transferts de technologie,
et que les institutions de justice et du travail travailleraient mieux »,
dit-il. « La réalité est que cela n’est pas arrivé
».
Hato Hasbun, l’un des plus proches conseillers personnels
de Funes et autrefois son professeur de sociologie, refuse de suggérer
que le parti du FMLN pourrait procéder à des changements radicaux
après la prise de pouvoir.
« Nous devons respecter les accords internationaux qui
ont été signés », déclare Hasburn, «
mais rien n’est gravé dans le marbre, et nous n’allons pas
idéologiser le débat. Nous allons prendre des décisions
sur la base de la réalité actuelle. Nous voulons être un
gouvernement responsable, pas un gouvernement réactionnaire ».
A la différence du défunt Schafik Handal et d’autres
partisans de la ligne dure à l’intérieur d’el frente,
Funes bénéficie d’un soutien au sein de la communauté
d’affaires salvadorienne. Cet appui inclut une riche fraternité
de supporters sans attaches avec le FMLN, dont beaucoup se disent « amigos
de Mauricio » [« amis de Maurice »].
« Une des choses intéressantes à propos
de Funes est qu' il existe des secteurs d’affaires réellement
disposés à œuvrer à ses côtés »,
déclare Geoff Thale du Washington Office on Latin America, une coalition
qui promeut les droits de l’homme, la démocratie et la justice
économique et sociale dans la région. « Bien qu' ils
ne soient pas enthousiastes, ils restent mécontents des 20 ans de gouvernement
de l’ARENA ».
Thale déclare qu' il n’avait pas réalisé
combien les choses avaient changé depuis la guerre jusqu' à
ce qu' il rencontre récemment un ancien commandant de la guérilla,
qu' il connaissait, dans un hôtel à San Salvador. Lorsqu' il
lui a demandé ce qu' il était sur le point de faire, l’ancien
commandant a répondu qu' il partait pour un rendez-vous d’affaire
à la chambre de commerce.
Plaire à la base
Là où les critiques voient des messages confus
entre Funes et les partisans de la ligne dure du parti, Martinez n’y voit
qu' une simple différence dans l’approche politique. «
El frente est un parti social-démocrate maintenant, mais un parti qui
veut aller vers une révolution socialiste. Ils font cela pour leur base…
des gens vivant en zones rurales qui ont été combattants ou des
familles d’anciens combattants. Si el frente venait à renoncer
à son effort de construire une société socialiste, il perdrait
une bonne partie de ce qu' il considère comme son vote de solidarité,
son voto duro ».
En ce dimanche matin de la mi-octobre, le voto duro n’était
pas dur à identifier. Ces militants se promènent souvent en marée
rouge, chantant des chansons et récitant des poèmes en hommage
à leurs commandants disparus. De retour au Parc Cuscatlán, une
chanson bien connue retentit dans l’agréable climat centre-américain.
A l’autre bout du parc, une foule bien habillée est assise sous
une tente blanche, écoutant les hauts parleurs qui entonnaient la voix
de Frank Sinatra, et son ode à la ville du capitalisme, « New York,
New York »
Le Salvador reste un pays vivant entre le passé et le
présent — divisé idéologiquement entre la droite
et la gauche et conservant beaucoup des mêmes figures de la guerre civile,
lesquelles s’évertuent à crier en direction de tous ceux
qui veulent bien les écouter.
Mauricio Funes saura t-il combler ces divisions — ou
leur succombera-t-il — ; ceci reste une question à laquelle personne
ne peut répondre.
Notes:
[1] [RISAL] Voir à
ce sujet les articles publiés sur RISAL.info à l’époque
: www.risal.info/spip.php?mot253.
Source : In These Times, décembre 2008. http://www.risal.info/spip.php?article2469
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