Mexique : bienvenue à Oaxaca la rebelle

En quatre mois, Oaxaca est devenue le chaudron où fermentent toutes les passions du Mexique. Pourtant, ce joyau touristique niché au creux des sierras reste en certains lieux une ville radieuse : devant l'église Santo-Domingo, les amoureux s'embrassent ; dans les patios ombragés, les restaurants offrent toujours les sept sauces aux couleurs de forêt et de terre ardente. Au fond des verres, le mezcal verse l'insouciance et l'oubli.

Il faut aller vers le Zocalo, la place coloniale à arcades, pour découvrir des centaines de grévistes qui campent en famille sous la tente, avec leurs marmites et leurs postes de télévision. Vitres brisées, le palais du gouvernement de l'Etat d'Oaxéaca prononcer "O-a-haca" est fermé depuis de longues semaines - tout comme le tribunal supérieur de justice, le siège du Congrès ou le secrétariat des finances. Partout, des banderoles proclament le précaire pouvoir de l'APPO, l'Assemblée populaire du peuple d'Oaxéaca.

Les vendeurs à la sauvette proposent des chants révolutionnaires et des DVD signés "Avant-garde prolétaire" ou "Collectif du 6 juillet". Les rues menant au centre historique sont obstruées par des barricades en métal, parfois marquées de traces d'incendie et d'impacts de balles. Fresques, affichettes, graffitis exigent le départ d'Ulises Ruiz, qualifié d'"assassin", de "brigand", d'"oppresseur".

Ulises Ruiz est le gouverneur. Un cacique du Parti révolutionnaire institutionnel. Le PRI, écarté du pouvoir central en 2000 après soixante-dix ans de règne, tient encore sous sa coupe l'Etat d'Oaxéaca, l'un des plus pauvres du pays : 65 % des foyers n'ont pas l'eau courante, 20 % des enfants restent en marge du système éducatif, la majorité des femmes souffrent de malnutrition. "Jésus, mon doux ami, lit-on sur l'autel d'une église, donne-moi la patience pour souffrir, la force pour travailler, le courage pour résister aux épreuves." Les citoyens d'Oaxéaca ont usé leur patience, pas leur courage.

LA RÉVOLTE DES HUMILIÉS

Ulises Ruiz, élu en 2004 dans des conditions douteuses, a vite fait l'unanimité contre lui - oubliant peut-être que trois de ses prédécesseurs, en 1947, 1952 et 1977, ont été déposés sous la pression populaire. "Il a enlevé le pavé colonial du Zocalo et l'a remplacé par du ciment, a mutilé des lauriers centenaires, tout ça pour distribuer des contrats à ses copains", s'indigne un couple de petits entrepreneurs d'âge mûr, réticent à donner son identité "parce que... poum !", dit l'épouse avec un geste éloquent, convaincue que le gouverneur fait abattre les opposants. Les associations de défense des droits de l'homme signalent 5 morts depuis mai (les autorités n'en reconnaissent que 3), 4 arrestations et de nombreuses brutalités.

La rumeur accuse surtout M. Ruiz d'avoir siphonné une bonne partie du budget public afin de financer la campagne de Roberto Madrazo, candidat du PRI à la présidentielle du 2 juillet. La proximité entre les deux hommes semble l'une des causes du conflit. Celui-ci a débuté, en mai, par une grève des enseignants avec de classiques revendications salariales. La section 22 du Syndicat national des enseignants (SNTE) se distingue depuis un quart de siècle par sa combativité et compte 30 000 membres dans l'Etat d'Oaxéaca. Mais beaucoup croient que la dirigeante du SNTE, Elba Esther Gordillo, voulait déstabiliser M. Ruiz pour mieux détruire Roberto Madrazo, son ennemi intime au sein du PRI.

La situation a dégénéré lorsque la police a tenté de déloger à coups de grenades lacrymogènes les grévistes installés dans le centre-ville, à l'aube du 14 juin. "Cela fait des années que les pouvoirs en place nous ont exploités, frappés, négligés. Ce mouvement est historique", insiste Ismaël Sanmartin, directeur du quotidien Noticias. Le mouvement s'est étendu et radicalisé, avec des marches réunissant des centaines de milliers de personnes, des barrages de routes, des occupations d'édifices publics dans l'espoir de faire constater la "vacance des pouvoirs constitués", puis avec la création de l'Assemblée populaire.

Celle-ci rassemble tout ce que la région compte de révoltés, d'humiliés, des étudiants marxistes-léninistes aux vieux leaders paysans qui ont croupi des années en prison, en passant par les mouvements indiens, la section 22, les écologistes. "Ruiz est la mèche qui a tout fait exploser", racontait Maria del Carmen Lopez, coordinatrice du front des femmes, lors d'une rencontre avec l'eurodéputée allemande Erika Mann, du SPD, le 15 septembre à Oaxéaca. "Il symbolise des décennies de manque de respect envers nos communautés, un système qui nous emmenait sous la menace aux meetings du PRI, et nous jetait ensuite un sandwich ou un tee-shirt !"

Depuis la fin août, le ministre fédéral de l'intérieur, Carlos Abascal, s'est efforcé en vain de s'entendre avec les rebelles. Plus d'un million d'élèves restent sans école, le tourisme est sinistré, les transporteurs ont peur de risquer à Oaxéaca camions et cargaisons, les entreprises locales font la grève des impôts.

"Qu'Ulises s'en aille ! Ensuite, tout est négociable", répondent les irréductibles. Mais, vainqueur contesté de l'élection du 2 juillet, le Parti d'action nationale - la droite catholique - a trop besoin du soutien du PRI pour sacrifier le gouverneur. "Si Ulises tombe, Felipe Calderon (le président élu, contesté par son opposant de gauche, Lopez Obrador) tombera aussi", avertissent les conservateurs. Beaucoup prédisent une intervention de l'armée, tout en redoutant ses effets sur un pays en pleine crise post-électorale.

Joëlle Stolz
Source le Monde 21.09.06

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