En Équateur, le néolibéralisme par surprise

 accueil    amerique_latine    equateur 

Franklin Ramírez Gallegos Enseignant-chercheur en science politique (Équateur). Pendant la présidence de M. Rafael Correa (2007-2017), l’Équateur a souvent enthousiasmé les progressistes : en réduisant la pauvreté ; en imposant une restructuration de sa dette aux investisseurs ; en accordant l’asile politique à M. Julian Assange, le fondateur de WikiLeaks… Comment expliquer le virage à cent quatre-vingts degrés de son successeur Lenín Moreno, élu pour mener la même politique ?
publié décembre 2018

envoyer à un ami  recommander à un ami

mai 2017. La prise de fonctions de M. Lenín Moreno comme président de l’Équateur suscite un soupir de soulagement chez les progressistes latino-américains. En l’emportant face au banquier Guillermo Lasso, M. Moreno vient de mettre un coup d’arrêt à la percée de la droite dans la région après les élections de M. Horacio Cartes au Paraguay en 2013 et de M. Mauricio Macri en Argentine en 2015, ou la nomination de M. Michel Temer au Brésil à la suite de la destitution (plus que contestée) de Mme Dilma Rousseff en 2016 [1].

Au cours de la campagne, M. Moreno a promis de poursuivre la « révolution citoyenne » de son prédécesseur Rafael Correa, un mélange de développement, de redistribution et de reconstruction de l’État. Il s’est également engagé à amender le style, jugé agressif et « verticaliste », du président sortant. Sa promesse ? Orchestrer un grand dialogue national pour en finir avec la polarisation politique, qui aurait épuisé une partie de la population. La remise en cause du modèle corréiste s’est renforcée avec la crise économique de 2015-2016 et les scandales de corruption touchant l’entourage de l’ancien chef de l’État. Pour M. Moreno, l’heure est au changement.

Une fois l’élection passée, le pays découvre que le « dialogue national » n’a qu’un objectif : opérer le rapprochement du palais Carondelet (siège du pouvoir exécutif) avec les élites anticorréistes. Tout juste ceint de l’écharpe présidentielle, M. Moreno agit comme si sa légitimité dépendait de sa capacité à opérer une réconciliation aussi insolite. Le programme qui vient de triompher dans les urnes, et qui risquerait d’entraver le « dialogue », semble s’être volatilisé. Restauration du pouvoir des marchés, alignement sur la politique étrangère américaine : les premières mesures de M. Moreno stupéfient la gauche régionale. Elles enthousiasment la droite. L’adversaire principal que se choisit le nouveau président ? L’homme dont il avait promis de poursuivre la politique, et dont il a été le vice-président pendant six ans, de 2007 à 2013 : M. Correa. La « révolution citoyenne », ce projet politique qui a transformé le pays, venait de porter au pouvoir un homme qui s’appliquerait à la défaire.

En février 2018, le gouvernement de M. Moreno organise un référendum présenté comme indispensable pour combattre la corruption. Son but réel : affaiblir l’ancien président, encore très apprécié d’une partie de la population. Sur les sept propositions soumises au vote, l’une interdit aux dirigeants politiques de postuler plus de deux fois à la même fonction ; l’autre permet de destituer des fonctionnaires nommés au Conseil de participation citoyenne et de contrôle social jugés proches de l’ex-chef de l’État. M. Moreno réussit son pari et l’emporte assez largement. Ne pouvant plus se présenter à l’élection présidentielle de 2021, M. Correa est fragilisé. L’appel d’air provoqué par le départ de ses proches transforme le palais présidentiel en un nid douillet vers lequel se précipitent les représentants de l’élite, du patronat et de la droite.

« Gaspillage populiste »

Fondé par M. Correa en 2006, Alianza País (Alliance pays, AP) était devenu le parti le plus important depuis la fin de la dictature, en 1979. En 2017, il a obtenu la majorité au Parlement, même si son groupe est passé de 100 sièges en 2013 à 74 (sur 137). Au plus fort du conflit entre MM. Correa et Moreno, le tribunal électoral décide de placer le parti sous le contrôle des proches du second, obligeant ses adversaires politiques à tenter de fonder une nouvelle structure. Celle-ci peine toutefois à se matérialiser du fait des entraves que les autorités électorales — désormais proches de M. Moreno — placent sur son chemin [2]. L’implosion des forces qui, hier, incarnaient ensemble la « révolution citoyenne » a facilité le rapprochement des élites avec le président Moreno, qui n’a jamais conçu les partis et les mobilisations populaires comme des forces démocratiques utiles à la reconstruction de blocs politiques. Quelques mois plus tard, la nomination de M. Richard Martínez, patron des patrons équatoriens, au poste de ministre de l’économie renforce le pacte qui soutient le pouvoir de M. Moreno, alors que la scission entre corréistes et morénistes avait privé l’exécutif de majorité au Parlement.

Mais le nouveau clan au pouvoir ne se limite pas aux élites traditionnelles : il comprend également, à un niveau subalterne, des intellectuels identifiés comme « progressistes », des représentants de syndicats et des figures du mouvement indigène. Une situation qui a choqué une partie de la gauche régionale. En août 2018, par exemple, l’Argentin Adolfo Pérez Esquivel, lauréat du prix Nobel de la paix en 1980, adresse une lettre ouverte à la Confédération des nationalités indigènes d’Équateur (Conaie). M. Moreno vient alors de proposer à l’organisation de s’installer dans les locaux équatoriens de l’Union des nations sud-américaines (Unasur), que, à l’unisson de la droite locale, il entend affaiblir : « Lenín Moreno, aux côtés d’autres dirigeants de pays menant des politiques néolibérales, tente de détruire ces espaces d’intégration et de participation, écrit M. Pérez Esquivel. (…) Les peuples indigènes d’Équateur se sont toujours mobilisés pour la défense de leurs droits et de leurs libertés. Il serait lamentable qu’ils acceptent cette proposition, qui vise à fragiliser nos démocraties. La Conaie ne peut ignorer le rôle déterminant qu’a joué l’Unasur pour désamorcer et dénoncer les coups d’État en Bolivie, en Équateur, au Paraguay et au Honduras, entre autres [3]. » Sa missive reste sans réponse.

Ayant opéré la réincorporation des intérêts patronaux et de la frange réactionnaire des organisations sociales et syndicales dans le giron de l’État — une démarche à laquelle M. Correa s’était toujours refusé —, le nouveau président parvient à gouverner avec un parti sans cohésion politique, sans base électorale et sans soutien populaire. Le pouvoir développe l’idée que la crise qui bouscule le pays s’expliquerait par le « gaspillage populiste ». M. Martínez met la barre à droite : objectif d’excédent budgétaire primaire, libéralisation commerciale, flexibilisation du code du travail. La loi de développement productif, votée en août 2018, impose l’austérité tout en éradiquant les politiques de développement et de redistribution du précédent mandat.

Dans le domaine des impôts, le texte prévoit une amnistie pour les particuliers mauvais payeurs ainsi qu’une série de cadeaux à destination des grandes entreprises, au prétexte de « favoriser le retour des investisseurs ». Présentée comme une mesure destinée à financer l’État, la loi entérine l’insubordination fiscale des puissants. En outre, le premier article de la loi organique de défense des droits du travail est supprimé. Il permettait aux autorités de poursuivre les propriétaires d’entreprises ayant attenté aux intérêts de leurs salariés en dissimulant des ressources ou en vidant les ateliers de leurs machines.

S’agissant des politiques de développement, le pouvoir renonce à taxer les hausses extraordinaires du prix des matières premières ou les rapatriements de devises. Comme le gouvernement brésilien, il s’interdit de faire croître les dépenses publiques de plus de 3 % par an et restreint les déficits budgétaires au seul remboursement des intérêts de la dette. L’investissement a disparu de la boîte à outils des politiques publiques ; les privatisations, en revanche, sont facilitées par le biais de subventions garanties sur plusieurs années. N’hésitant pas à enfreindre la Constitution, le pouvoir adopte le système international d’arbitrage des contentieux pour tous les investissements étrangers [4].

Outre sa participation à l’affaiblissement de l’Unasur et de la Communauté d’États latino-américains et caraïbes (Celac), M. Moreno propose l’entrée de l’Équateur au sein de l’Alliance du Pacifique, une organisation libre-échangiste rassemblant les États latino-américains pilotés par des conservateurs. Il se prononce contre l’asile accordé à M. Julian Assange, le fondateur de WikiLeaks, retranché dans l’ambassade équatorienne à Londres et qui vient d’être inculpé aux États-Unis (lire « Pour Julian Assange »).

La « débâcle populiste » que dénoncent les néolibéraux équatoriens paraît difficile à démontrer : entre 2007 et 2016, le taux de pauvreté a chuté de 37 à 23 %, tandis que le produit intérieur brut bondissait de 68 %. Ils s’en prévalent néanmoins pour réorganiser la société de façon à complaire aux marchés internationaux. Mais les principes de leur nouvelle économie ressemblent fort aux vieilles logiques de rente qui entretenaient l’oligarchie d’antan.

Dans un pays qui venait de connaître un long cycle d’hégémonie du courant progressiste incarné par M. Correa, il aura fallu une profonde transformation du rapport de forces et des mécanismes de légitimation du pouvoir pour qu’un tel tête-à-queue suscite si peu de résistances. Comment expliquer l’instauration de ce « néolibéralisme par surprise » ?

Cette expression a été forgée en 2001 par l’intellectuelle Susan Stokes [5]. Elle tentait alors d’analyser le déficit de légitimité démocratique de gouvernements latino-américains qui, tel celui de M. Moreno aujourd’hui, étaient parvenus au pouvoir avec un programme diamétralement opposé aux recettes libérales traditionnelles, et qui les avaient pourtant appliquées à la lettre. Dans le Pérou des années 1990, M. Alberto Fujimori dépassa la difficulté — avec un tel brio qu’il parvint à se faire réélire — en promettant la sécurité et l’ordre (face à la menace de la guérilla du Sentier lumineux) en échange de l’ajustement structurel. L’Équateur de 2018, lui, présente son virage comme la conséquence de la « crise morale du corréisme ». Le combat contre la corruption devient ici le principal mécanisme de légitimation du néolibéralisme.

La lutte contre la corruption conjugue deux éléments complémentaires : l’activisme politique de la justice et de vigoureuses campagnes médiatiques visant à brouiller la mémoire populaire. Les manœuvres contre le corréisme se multiplient dans un circuit qui alimente à la fois les décisions gouvernementales, les buzz sur les réseaux sociaux et les « unes » des journaux. Il ne s’agit plus de juger des suspects, mais d’ériger les tribunaux en instances légitimes pour évaluer la pertinence de telle ou telle politique. Alors que l’ancien vice-président Jorge Glas — accusé d’association de malfaiteurs — est en prison et que M. Correa, qui vit en Belgique, a fait l’objet d’un mandat d’arrêt international [6], le pouvoir parvient peu à peu à mettre en doute les réussites de ce que les Équatoriens avaient pourtant baptisé la « décennie gagnée » de 2007-2017 : croissance économique, réduction de la pauvreté et des inégalités…

Le récit qui justifie l’opération judiciaire et médiatique réussit à imposer une idée : l’« État obèse et opaque » associé à la gauche est incapable de la plus élémentaire éthique. Il conduirait donc, mécaniquement, à la débauche et à la crise. Le pouvoir et les médias équatoriens rejoignent le chœur régional quand ils expliquent que les politiques redistributives de la gauche ont mené à la corruption [7], suggérant dans le même souffle que l’austérité relèverait dans ces conditions d’un impératif moral.

Une question se pose : l’opération aurait-elle été possible si M. Moreno n’avait pas pu tirer profit d’une crise réelle au sein de la « révolution citoyenne » ? L’impunité dont avaient joui jusqu’ici les responsables de malversations a conduit une partie de la population à donner raison au gouvernement. De sorte que, en dépit de la nature arbitraire de la campagne anticorréiste, la lutte contre la corruption a désormais été érigée en problème public majeur. Dans un tel contexte, les progressistes peuvent-ils se contenter d’expliquer leurs déboires par la « trahison de Moreno » ? Ignorant l’exigence populaire d’intégrité, une telle stratégie fragiliserait le propos de tous ceux qui tentent de démontrer que le néolibéralisme n’est pas un remède aux prétendus excès de la gauche, mais un projet politique inégalitaire.

Le camp progressiste se retrouve divisé entre une gauche opposée à M. Correa et un corréisme toujours militant, mais affaibli par les attaques politico-judiciaires du pouvoir et par sa propre incapacité à l’autocritique. Dès lors, la possibilité d’un nouveau virage à gauche semble incertaine. La droite, même si elle partage le pouvoir de fait, n’a pas gagné une élection présidentielle depuis 1998 ; un effondrement de la popularité du régime actuel pourrait saper ses espoirs de revenir aux affaires par les urnes. Dans un tel cas de figure, et tout comme l’ancien président brésilien Temer, M. Moreno serait parvenu à dévorer à la fois ceux qui l’ont porté au pouvoir et ceux qui ont soutenu sa croisade antipopulaire. Chacun connaît désormais la suite de l’histoire au Brésil.

Notes

  • [1] Lire Anne Vigna, « Au Brésil, la crise galvanise les droites », Le Monde diplomatique, décembre 2017.
  • [2] Le groupe corréiste compte vingt-neuf députés.
  • [3] « Carta pública de Adolfo Pérez Esquivel a la Conaie », TeleSur, 29 août 2018.
  • [4] Lire Benoît Bréville et Martine Bulard, « Des tribunaux pour détrousser les Etats », Le Monde diplomatique, juin 2014.
  • [5] Susan Stokes, Mandates and Democracy. Neoliberalism by Surprise in Latin America, Cambridge University Press, 2001.
  • [6] Levé par Interpol en septembre 2018 du fait de la « nature politique » du procès en cours, qui concerne l’enlèvement d’un député en 2012.
  • [7] Lire Renaud Lambert, « Le Brésil est-il fasciste ? ? », Le Monde diplomatique, novembre 2018.

Source :le monde diplomatique

 

 accueil    amerique_latine    equateur