Le « post-extractivisme » : une stratégie politique pour l’Équateur et les pays du Sud

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Camille Delannois, Sébastien Gillard pour information
publié le 20 septembre 2019

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Les expériences « post-néolibérales » [1] en Amérique latine (principalement au Venezuela, en Bolivie et en Équateur) ont suscité beaucoup d’intérêt et de sympathie de la part des militants se réclamant de l’altermondialisme, qui y ont vu des cas concrets à opposer aux tenants de l’orthodoxie libérale. L’actualité récente nous amène à reconsidérer ces expériences politiques, évoquer leurs limites pour penser leur dépassement, sans renier les progrès sociaux qu’elles ont pu produire. Nous proposons ici une analyse qui fait suite à la réalisation de notre reportage, Le dilemme équatorien, et qui pense le « post-extractivisme » comme une solution anticapitaliste radicale, mais aussi comme une nécessité écologique indéniable.

I. Une dépendance historique aux matières premières

Depuis la période coloniale, la conquête des ressources minières – et, de manière plus générale, des ressources naturelles – constitue un enjeu central en Amérique latine. Elle sera le moyen d’incorporer cette région du monde dans l’économie mondiale dans le but de nourrir les économies européennes et permettre leur industrialisation. Cette domination politique et économique engendre une relation de subordination et d’asservissement que nous qualifions d’impérialiste. Malgré l’apparition des Etats-nations à la fin du XIXème siècle, le capitalisme poursuivra cette logique coloniale. Les grands propriétaires terriens à la tête de ces nouveaux États latino-américains prouveront leur dévouement à insérer les nouveaux pays décolonisés dans l’économie mondiale de marché par l’entremise du développement des voies de communication et les exportations de matières premières à grande échelle. « Les transformations sociales résultant de la révolution industrielle et la croissance économique en Europe (surtout en Allemagne, Angleterre, France et Belgique) et aux États-Unis, développent un marché consommateur de matières premières, qui devient la destinée de 70% des exportations latino-américaines. » (Alcàzar cité par Magasich, 2015).

L’Equateur n’échappe pas à la règle en exportant principalement du cacao, des bananes, des fleurs et des crevettes. C’est au cours des années 1970 que le secteur pétrolier connaîtra son essor, qui amènera le pays à rejoindre l’OPEP en 1973. En 2016, le pays a produit près de 548.000 barils de pétrole par jour, dont 70% était destiné à l’exportation. Ce secteur représente ainsi 60% de ses exportations et 40% des revenus de l’Etat. Sur base du modèle de « l’avantage comparatif » de Ricardo, et à l’instar des autres pays du Sud, l’Equateur a favorisé ses exportations tout en important les produits manufacturés provenant des pays industrialisés. Une logique qui compliqua le développement de l’économie nationale, tout en confinant ses travailleurs à des conditions de travail pénibles. « Le modèle exportateur de matières premières a des limites structurelles qui bloquent le développement de nouveaux secteurs économiques. Le succès des exportations n’est possible qu’en rémunérant faiblement le travail des cultivateurs et des mineurs ; l’augmentation de leurs revenus rendrait les matières premières peu concurrentielles. » (Magasich, 2015). Les conséquences de cette politique sont multiples : manque de diversification de l’économie, dépendance aux marchés internationaux et aux cours des matières premières, dépendance vis-à-vis des pays du Nord concernant les produits manufacturés, endettement, retard d’industrialisation.

II. Dette et extractivisme

L’exportation de matières premières couplée à l’importation de produits manufacturés va inexorablement générer une balance commerciale négative. L’Équateur va alors s’endetter auprès d’institutions comme la Banque mondiale (BM) ou le Fonds monétaire international (FMI). Ces prêts sont conditionnés par le « consensus de Washington », un ensemble de mesures d’ajustement structurel devant libéraliser l’économie équatorienne et l’insérer davantage dans le marché mondial en garantissant l’approvisionnement en matières premières aux pays du Nord. Ces réformes structurelles creusent encore davantage la dette et renforcent la dépendance à l’extractivisme [2] pour garantir le remboursement de celle-ci. Des investissements permettent de développer des réseaux électriques, des autoroutes, des ports, etc. Cependant, ils n’ont bénéficié qu’aux classes les plus riches alors que la dette fut mise à la charge des populations les plus pauvres. « En 1982, le FMI arrive en Équateur avec un comité de sages, représentant tous les grands créanciers. Le pays est poussé à emprunter de plus en plus pour rembourser ses vieilles obligations… De 1980 à 2005, le remboursement de la dette correspondait à 50% du budget national, ce qui représentait 3 à 4 milliards par an. Seulement 4% du budget allait à la santé » (Kitidi et Hatzistefanou, 2011).

Après la révolte populaire et l’élection présidentielle remportée par le militaire Lucio Guttiérez fin 2002, une nouvelle entente est conclue avec le FMI et des mesures d’austérité sont décidées, alors que le nouveau président avait promis une politique sociale. Son vice-président, Alfredo Palacio, remplace Lucio Guttiérez, évincé par le Congrès, et reprend les rênes du pays en 2005. Rafael Correa, alors ministre de l’Économie et des Finances, s’oppose à l’utilisation de la majorité des revenus pétroliers pour rembourser la dette et annonce que 80% de ceux-ci doivent être destinés à augmenter les dépenses sociales dans l’éducation, dans la santé et dans la création d’emplois et seul 20% doivent aller au remboursement de la dette. La Banque mondiale refuse de continuer à prêter de l’argent à l’Équateur si cette mesure est appliquée. Rafael Correa, n’acceptant pas l’intrusion de la Banque mondiale dans les affaires internes du pays, préfère démissionner plutôt que de céder.

Cette décision le rend célèbre et lui permet de remporter les élections présidentielles de 2006. Correa propose alors la renégociation de la dette extérieure de l’Équateur. Il ira même jusqu’à limoger les représentants de la Banque mondiale et à demander à ceux du FMI de quitter le bâtiment de la Banque centrale. Il nomme une commission chargée de l’audit de la dette, qui se compose majoritairement de délégués de mouvements sociaux, de quatre organes d’État et des délégués de campagnes internationales dont le CADTM (Comité pour l’annulation de la dette du Tiers Monde) représenté par le Belge Eric Toussaint. L’article deux du décret présidentiel définit l’audit de la dette comme suit : « L’audit intégral se définit comme l’action de contrôle destinée à examiner et à évaluer le processus d’endettement et/ou de renégociation de la dette publique, l’origine et l’affectation des ressources ainsi que les projets financés par la dette interne et externe, afin de déterminer sa légitimité, sa légalité, sa transparence, sa qualité et son efficacité, sur la base des aspects légaux et financiers, des impacts économiques, sociaux, régionaux, écologiques et sur l’égalité des sexes, les nationalités et les populations » (Correa, 2007). En septembre 2008, la commission présente ses conclusions, basées sur l’analyse des différents prêts de 1976 à 2006, et démontre qu’une grande part de ceux-ci ont été accordés en violation des règles élémentaires. L’Équateur décide alors de suspendre le remboursement de sa dette externe, faisant ainsi chuter le prix des titres équatoriens, et ensuite de racheter 91% de ces titres pour 900 millions de dollars. L’économie réalisée grâce à ces rachats fut estimé à environ 7 milliards de dollars. Cette décision s’accompagne de la diminution du service de la dette, passant de 32% à 15% du budget, ainsi que de l’augmentation des dépenses sociales, qui passent de 12% à 25%.

La nouvelle constitution, adoptée en septembre 2008, révise sérieusement les conditions d’endettement. L’article 290, par exemple, soumet plusieurs règles à l’endettement : 1. On ne recourra à l’endettement public que si les rentrées fiscales et les ressources provenant de la coopération internationale sont insuffisantes. 2. On veillera à ce que l’endettement public n’affecte pas la souveraineté nationale, les droits humains, le bien-être et la préservation de la nature. 3. L’endettement public financera exclusivement des programmes et projets d’investissement dans le domaine des infrastructures, ou des programmes et projets qui génèrent des ressources permettant le remboursement. On ne pourra refinancer une dette publique déjà existante qu’à condition que les nouvelles modalités soient plus avantageuses pour l’Équateur. 4. L’« étatisation » des dettes privées est interdite. (Correa, 2015) Pourtant, depuis 2009, la dette extérieure de l’Équateur est repartie à la hausse, hausse qui s’accélère avec la chute du prix du pétrole en 2014, pour atteindre 34 milliards de dollars en décembre 2016, soit 38,7% du PIB. Le pays a emprunté 6,3 milliards (février 2014) auprès des banques publiques chinoises à des taux d’intérêts très élevés, oscillant entre 6% et 8%. La Chine finance d’ailleurs en partie le projet d’exploitation pétrolière du parc Yasuni et le remboursement des prêts est garanti par la livraison de pétrole. D’aucuns dénoncent un nouvel impérialisme (Collectif Aldeah, 2015).

III. Les réussites sociales du gouvernement de Rafael Correa

Depuis 2007, l’investissement social est devenu un des mécanismes qui garantit la redistribution de richesses et permet le développement de la justice sociale. En 2013, 46% des dépenses du budget général de l’Etat étaient destinées aux dépenses d’ordre social (santé, éducation, bien-être social, logement) (Gabriela Gublin Guerrero, 2014). La politique de Correa aura permis des investissements majeurs ainsi que la réduction des inégalités [3] .
En matière de santé publique, par exemple, les dépenses du gouvernement équatorien sont passées de 5,9% en 2006 à 9,2% du PIB en 2014. Grâce au renforcement des services publics dans les domaines de la santé [4] et de l’éducation (voir infra) et grâce à d’autres nouvelles réformes, l’Équateur est passé de 32,8 % de la population sous le seuil de pauvreté en 2010 à 22,5 % en 2014 (Banque mondiale, 2014).
Dans la continuité du plan national du buen vivir [5] , l’éducation prend une place importante au cœur des réformes et des dépenses sociales. L’Etat équatorien investit dans de grands projets d’éducation supérieure gratuite. L’objectif est « d’arrêter la fuite des cerveaux et d’attirer les meilleurs chez nous » résume le ministre de l’Éducation Guillaume Long. Ces réformes font également, et surtout, partie d’un projet éducatif très ambitieux de la part du gouvernement équatorien, qui participe à l’objectif de transformation de la matrice productive du pays.

Yachay – qui signifie connaissance en quechua – est la première ville du millénaire. Celle-ci fut créée pour promouvoir le développement et la recherche, la science et les technologies appliquées nécessaires pour atteindre les objectifs du plan national du buen vivir. L’objectif de cette « cité de la connaissance » est de transformer le pays en « exportateur de savoir », un axe primordial pour une nouvelle structure économique.
Cette nouvelle structure laisserait derrière elle une matrice productive trop dépendante de l’exportation de matières premières. Les disciplines dans lesquelles le gouvernement investit par le biais de ces universités sont les télécommunications, la chimie, les sciences médicales et la nanotechnologie. Générateur d’emplois, Yachay a pour ambition de devenir un incontournable dans le réseau de développement des technologies en Amérique latine, la création de nouveaux projets high-tech agro-industriel ou le développement d’énergies renouvelables par exemple. Actuellement, la biomédecine et la nanotechnologie sont les deux disciplines qui concentrent le plus grand nombre d’étudiants, respectivement 17 et 12% (La Hora, 6 octobre 2017).

Dans la même veine que Yachay, Ikiam – qui signifie forêt tropicale en shuar – a récemment fêté ses 3 ans et accueille des étudiants provenant de 24 provinces différentes d’Equateur. Les laboratoires à ciel ouvert sont le grand atout de cette université. En effet, la forêt amazonienne, et en particulier la réserve biologique Colonso-Chalupas, borde les bâtiments scolaires. Cette réserve est une zone protégée, qui recouvre 90.000 hectares de forêt vierge, et abrite des arbres de plus de 400 ans. La variété des paysages qu’elle recouvre, de 477 mètres (au-dessus du niveau de la mer) à 4480 mètres, fait d’elle un laboratoire unique pour mener à bien les recherches sur le climat.
Pour Alberto Acosta, ancien ministre de l’Énergie sous Rafael Correa, « les investissements dans l’éducation sont plus que nécessaires », cependant, il regrette que « les projets d’éducation s’inscrivent dans une vision de développement, de l’extractivisme et du capitalisme néolibéral où l’on favorise l’individuel et non le collectif » (Bindelle, L., Bottin, C., Delannois, C., Gillard, S., 2017).

IV. Limites du modèle exportateur et perspectives de dépassement

Une stratégie économique basée sur l’exportation des ressources naturelles dépend nécessairement de la croissance des pays industrialisés. Alors que le gouvernement équatorien brandit la souveraineté comme un étendard récupéré suite à « la longue et triste nuit néolibérale » [6] , le pays renforce en réalité sa dépendance aux marchés et confie ainsi ses réussites économiques au bon vouloir des soubresauts du capitalisme.
La possibilité d’un effondrement [7] devrait pousser l’Équateur, ainsi que les autres pays du Sud, à s’extraire au plus vite des marchés mondiaux. Une telle décision permettrait d’appliquer la souveraineté de manière radicale et, surtout, de créer un espace de résilience à cet effondrement. Elle implique la nécessité de repenser la notion de protectionnisme au-delà de la caricature libérale du repli sur soi autarcique ou de la critique marxiste selon laquelle il s’agirait d’un compromis de classe.

Loin du protectionnisme qui permit aux puissances impériales de garantir leur supériorité [8] , et dont Karl Marx faisait la critique dans son Discours sur la question du libre-échange [9], ce nouveau protectionnisme devra nécessairement être anticapitaliste.
Contraire aux intérêts de classe des grands exportateurs, il introduira nécessairement la question de la propriété privée des moyens de production et pourra mener à l’expropriation et à la réforme agraire. Il sera l’occasion de repenser la question du modèle agricole pour en finir avec le modèle agro-exportateur et promouvoir l’agriculture paysanne. Riche en emplois et respectueuse de l’environnement, cette dernière permet également de conserver les particularités culturelles face à la standardisation capitaliste (Houtart, 2017). Face au consensus autour du triptyque : « modernisation, industrialisation et développement » (Thomas, 2017) s’impose alors un nouveau plan pour les pays du Sud : « protectionnisme, expropriation et post-développement ». Ce post-développement s’incarnerait alors dans un buen vivir repensé pour concilier justice sociale et environnementale, en redynamisant le concept indigène.

Notes

  • [1] Cette appellation fait référence à l’article de Houtart F. (2016) « Amérique latine : Fin d’un cycle ou épuisement du post-néolibaralisme ? »,
  • [2] « L’extractivisme fait référence à l’extraction de produits minéraux présents à l’état naturel dans le sous-sol. » (Commission Justice et Paix, 2015)
  • [3] L’indice GINI a diminué de 9 points en passant de 54.3% en 2007 à 45.4% en 2014. Pour rappel, plus l’on tend vers 0, plus l’égalité croît.
  • [4] La couverture sociale est rendue universelle et obligatoire pour tous les salariés en 2008 et s’étend à leurs conjoints et leurs enfants à partir de 2010 sans cotisations supplémentaires. (Ramirez, 2018)
  • [5] L’utilisation de l’expression buen vivir est complexe en Equateur. Le gouvernement l’a inscrite dans la Constitution et l’utilise pour qualifier son plan national de développement. Mais les organisations indigènes lui reprochent de détourner ce terme de sa véritable signification, d’origine quechua.
  • [6] Expression phare utilisée par Rafael Correa
  • [7] Voir par exemple Duterme R. (2016), De quoi l’effondrement est-il le nom ?, Paris, Utopia. Ou Servigne P. (2015), Comment tout peut s’effondrer, Paris, Le Seuil.
  • [8] Voir Chang H-J. (2003), « Du protectionnisme au libre-échangisme, une conversion opportuniste. »,
  • [9] Marx K. (2014), Discours sur la question du libre-échange, Paris, Edition du Sextant.

Source :cetri

 

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