Les véritables raisons de l’intervention nord-américaine
en Colombie
Impériaux prétextes
Doug Stokes
Cet article invite à examiner la continuité de
la politique contre-insurrectionnelle en Colombie dans la période de
l’ après-Guerre froide. J’expose trois arguments principaux
se rapportant à cette continuité.
D’abord j’explique que les Etats-Unis ont des intérêts
économiques considérables en Amérique du sud, ce qui nécessite
la préservation de la « stabilité » indispensable
à ces intérêts. Dans le cadre de cet effort pour maintenir
la stabilité, la politique contre-insurrectionnelle des Etats-Unis a
été employée pour soumettre les groupes armés colombiens
et les secteurs progressistes de la société civile.
En deuxième lieu, pour les Etats-Unis il est particulièrement
important de préserver l’accès au pétrole d’Amérique
du sud. De plus, leur volonté de garder l’accès au pétrole
d’Amérique du sud s’est accentuée quand les fournisseurs
traditionnels des Etats-Unis au Moyen-orient sont devenus potentiellement instables
après les deux guerres du Golfe.
Troisièmement, j’explique que l’héritage
de l’idéologie contre-insurrectionnelle continue d’influencer
la perception des Insurgés aussi bien de la part des planificateurs colombiens
que de la part des planificateurs nord-américains. Cela conduit à
continuer de favoriser la solution militaire aux problèmes de la Colombie.
En somme j’identifie trois raisons qui expliquent la
continuité de la politique contre-insurrectionnelle sponsorisée
par les Etats-Unis en Colombie. Ces raisons sont le résultat des intérêts
stratégiques et économiques des Etats-Unis et d’une idéologie
dominante qui est restée la même après la Guerre froide.
Je ne souhaite pas affirmer que l’une de ces explications est plus importante
qu' une autre, ou encore que ces raisons fournissent un bloc explicatif
exhaustif de la politique nord-américaine. Je pense cependant que tous
ces facteurs influencent la politique nord-américaine et qu' ils
sont les facteurs principaux à l’origine de la politique contre-insurrectionnelle
des Etats-Unis en Colombie. Je commence par examiner les intérêts
économiques des Etats-Unis et leur importance afin d’expliquer
l’interventionnisme des Etats-Unis dans la Colombie de l’ après-Guerre
froide.
L’interventionnisme nord-américain en Colombie
recherchait la stabilisation d’une série d’arrangements sociaux,
économiques et politiques, perçus comme avantageux pour les Etats-Unis.
Le moyen principal pour obtenir cette stabilisation reste l’entraînement
et le financement de l’armée colombienne pour d’une part
détruire les Insurgés armés à l’intérieur
des frontières colombiennes et d’autre part pacifier les forces
sociales progressistes non armées au moyen du paramilitarisme. Durant
la Guerre froide cette politique se présentait comme nécessaire
dans le cadre du conflit bipolaire, tandis que durant l’ après-Guerre
froide le discours a été modifié, les nouveaux prétextes
devenant la guerre à la drogue et la guerre au terrorisme. La stabilité
n’était pas définie comme le meilleur arrangement favorable
à la majorité du peuple colombien -par exemple des arrangements
démocratiques inclusifs ou une réforme agraire- mais était
entendue comme le meilleur arrangement permettant de protéger le système
économique et le système politique colombiens de la pression populaire
et d’assurer la stabilité de la classe dominante alliée
à l’empire des Etats-Unis. A propos de la recherche de la stabilité
de la part des Etats-Unis, William Robinson explique que la stabilisation d’une
relation politique et économique donnée comporte deux dimensions,
une dimension nationale et une dimension internationale :
« La politique étrangère des Etats-Unis
vise à préserver la stabilité d’une certaine forme
d’arrangements, sociaux, politiques et économiques, dans chacun
des pays où les Etats-Unis interviennent, ainsi que dans le système
international pris dans son ensemble. La stabilité des arrangements et
des relations qui forment un système international dans lequel les Etats-Unis
ont disposé d’ une position dominante est considérée
comme essentielle pour les intérêts [nord-]américains, il
en va de la « sécurité nationale ». Lorsque ces arrangements
sont menacés les Etats-Unis recherchent l’élimination de
la menace. »
L’analyse de Robinson concernant la stabilisation des
arrangements sur le plan national et à l’échelle internationale
donne en résumé les considérations des planificateurs de
la politique nord-américaine dans la recherche de la stabilité
pour la Colombie. C’est-à-dire que l’intervention nord-américaine
en Colombie ne peut pas être séparée d’un ensemble
de considérations régionales, considérations économiques,
stratégiques et politiques, qui transcendent les notions juridiques conventionnelles
de souveraineté.
Comme je le montrerai maintenant, l’entremêlement
des capitaux colombiens et nord-américains continue de requérir
la préservation d’une stabilité orientée vers le
maintien d’un climat favorable aux investissements, donc d’un marché
sans restriction permettant le retour des capitaux vers les Etats-Unis pour
les transnationales. Le caractère interdépendant de l’économie
politique des Etats-Unis et des marchés latino-américains a été
clairement posé par les planificateurs nord-américains. Par exemple,
l’ex-commandant en chef du Commandement Sud des Etats-Unis (USSOUTHCOM),
le Général Peter Pace, qui supervise les programmes d’assistance
en matière de sécurité dans toute l’Amérique
latine, a déclaré que les intérêts nationaux vitaux
des Etats-Unis, ce qui est perçu comme « d’une très
grande importance pour la survie, la sécurité et la vitalité
de notre nation », incluaient le maintien d’une stabilité
impliquant la préservation de relations socio-économiques de type
capitaliste et le maintien d’un accès ininterrompu et illimité
aux marchés latino-américains pour les transnationales nord-américaines
dans la période de l’ après-Guerre froide. Pace a expliqué
que « notre commerce sur le continent américain représente
46% des exportations [nord-]américaines, et nous envisageons de faire
croître ce pourcentage dans le futur ».
Il a également expliqué derrière l’intervention
militaire nord-américaine en Colombie se trouvait la nécessité
de maintenir « une stabilité continue, nécessaire pour l’accès
aux marchés de la zone de responsabilité du USSOUTHCOM, laquelle
est essentielle pour la continuité de l’expansion économique
et pour la prospérité des Etats-Unis ». L’assistance
pour la sécurité offerte par les Etats-Unis à l’armée
colombienne était nécessaire puisqu' une éventuelle
« perte de nos marchés caribéens et latino-américains
nuirait sérieusement à la bonne santé de l’économie
[nord-]américaine ».
A son tour l’actuel commandant en chef du USSOUTHCOM,
le général James T. Hill, exprime les mêmes inquiétudes
que Pace : « Les Etats-Unis réalisent plus de 360 milliards de
dollars de commerce annuellement avec l’Amérique latine et les
Caraïbes, presque autant qu' avec toute la Communauté Européenne
[sic] ». Ces relations commerciales devraient croître, continue-t-il,
et vers l’année 2010 « le commerce avec l’Amérique
latine devrait dépasser la somme du commerce avec la Communauté
européenne [sic] et avec le Japon ». Par ailleurs, le néolibéralisme
impulsé par les Etats-Unis devrait lier davantage l’intégration
de l’Amérique latine au capital nord-américain, «
ces relations ne croîtront que lorsque nous progresserons conformément
à la vision du Président, c’est-à-dire avec la Zone
de libre-échange des Amériques (ZLEA) [ALCA] ». Le général
Hill souligne l’utilité des formations et des aides militaires
nord-américaines et l’importance de la « coopération
en matière de sécurité effectuée par le Commandement
Sud » [USSOUTHCOM] qui renforce « l’influence [nord-]américaine,
garantit des amitiés et dissuade les adversaires potentiels »,
tout en promouvant une stabilité du marché « au moyen d’entraînements,
de l’équipement et du développement des capacités
des forces de sécurité alliées ».
Plus important, Hill assure que le « Commandement Sud
jouera un rôle essentiel pour développer des forces du sécurité
éventuellement aptes à gouverner dans la région, particulièrement
en Colombie ». Hill et Pace expriment clairement, cependant, que l’assistance
nord-américaine en matière de sécurité, spécialement
en Colombie, sert à renforcer l’ordre international néolibéral
promu par les Etats-Unis en préservant l’accès au marché
pour les transnationales nord-américaines (les principaux capitaux nord-américains
présents en Colombie). La principale menace non étatique à
cette stabilité néolibérale dans la région sud-américaine
ce sont les Insurgés colombiens. La stabilité requiert donc l’éradication
de cette menace.
Marc Grossman, sous-secrétaire d’Etat nord-américain
aux affaires politiques, a exposé la logique à l’œuvre
avec la plus grande clarté, déclarant que les Insurgés
colombiens « représentent un danger pour les 4,3 milliards d’investissements
directs [nord-]américains en Colombie. Ils attaquent régulièrement
les intérêts des Etats-Unis , comme la voie ferrée de l’entreprise
minière Drummond Coal Mining ou le pipeline de Caño Limón
de l’entreprise Occidental Petroleum ». Le propos de Grossman révèle
le rôle primordial que les intérêts économiques, notamment
pétroliers, jouent dans l’intervention nord-américaine en
Colombie.
Les intérêts pétroliers des Etats-Unis
en Amérique du sud.
En dehors de l’intérêt général
des Etats-Unis pour le maintien de l’accès aux marchés colombiens,
la préservation de l’accès des Etats-Unis au pétrole
sud-américain est une considération fondamentale pour l’interventionnisme
des Etats-Unis en Colombie. La consommation de pétrole des Etats-Unis
a augmenté de 15% de 1990 à 1999.
Analysant la dépendance pétrolière des
Etats-Unis le National Energy Report (le Rapport sur l’énergie)
produit par le vice-président Dick Cheney prévoit que les Etats-Unis
devront de plus en plus compter sur les ressources de l’extérieur.
Ce Rapport explique que « la part de la consommation de pétrole
aux Etats-Unis correspondant aux importations devrait croître de 52% en
2000 à 64% en 2020. Ainsi en 2020 les deux tiers de notre pétrole,
pour nos stations d’essence ou pour notre chauffage, pourraient provenir
de pays étrangers. »
Plus important, le Rapport souligne que « l’origine
de ce pétrole importé a changé notablement ces trente dernières
années, nos importations provenant de plus en plus de l’hémisphère
occidental. Malgré les progrès dans la diversification de nos
fournisseurs ces deux dernières décennies, les Etats-Unis et l’économie
globale demeurent vulnérables à des perturbations dans l’approvisionnement
en pétrole ».
Le Rapport recommandait ensuite au Etats-Unis de faire de la
sécurité énergétique une priorité de leur
politique commerciale et de leur politique étrangère... La sécurité
de l’approvisionnement en énergie pour les Etats-Unis est renforcée
par différents facteurs qui caractérisent nos relations diplomatiques...
Ces facteurs sont de natures diverses, la proximité géographique,
les accords de libre-échange, les réseaux intégrés
de pipelines, les investissements réciproques dans le secteur énergétique,
les politiques de sécurité intégrées et, par-dessus
tout, la fiabilité des approvisionnements à long terme. Les Etats-Unis
ont cherché à diminuer leur dépendance stratégique
vis-à-vis du pétrole du Moyen-Orient, selon le Rapport, lequel
préconise que la sécurité énergétique des
Etats-Unis devienne une priorité de la politique étrangère.
La Colombie est déjà le septième fournisseur
en pétrole des Etats-Unis et on a découvert en Colombie d’immenses
réserves. Encore plus important, l’instabilité en Colombie
menace la stabilité régionale, notamment le voisin de la Colombie,
le Venezuela, premier fournisseur de pétrole des Etats-Unis. Le sénateur
républicain Paul D. Coverdell a expliqué la focalisation de l’interventionnisme
nord-américain en Colombie par le fait que la « déstabilisation
de la Colombie » affecte directement « le Venezuela voisin, aujourd’hui
considéré comme notre principal fournisseur. En fait la situation
pétrolière en Amérique latine est très semblable
à celle du Moyen-Orient, sauf que la Colombie nous fournit aujourd’hui
plus de pétrole que le Koweït de jadis. Cette crise, comme celle
du Koweït, risque de s’étendre à de nombreux pays,
qui sont tous des alliés ».
Pace avait évoqué les considérations stratégiques
plus larges de l’accès des Etats-Unis au pétrole d’Amérique
du sud, et avait relié l’intervention des Etats-Unis en Colombie
aux craintes de l’instabilité régionale générée
par les FARC . Il commençait par expliquer l’importance du pétrole
sud-américain pour les Etats-Unis et soulignait la « fausse perception
très répandue » qui voudrait que les Etats-Unis «
soient complètement dépendant du Moyen-Orient » pour le
pétrole, alors que le Venezuela fournit « de 15 à 19% de
notre pétrole selon les fluctuations mensuelles ». Pace soulignait
ensuite que « le conflit interne en Colombie représente une menace
directe pour la stabilité régionale » et pour les intérêts
pétroliers des Etats-Unis, « le Venezuela, l’Equateur et
le Panama » étant rendus « très vulnérables
à la déstabilisation en raison de l’activité des
Insurgés sur leurs frontières ».
L’économie politique pétrolière
des Etats-Unis s’est peu à peu écartée des ressources
moyen-orientales pour s’orienter vers une plus grande dépendance
vis-à-vis du pétrole de l’Amérique du sud. L’existence
des Insurgés à l’intérieur de la Colombie ne menace
donc pas seulement les intérêts économiques des transnationales
pétrolières nord-américaines en Colombie même, mais
représente également une menace stratégique pour l’économie
des Etats-Unis (qui dépend fortement du pétrole d’Amérique
du sud) parce qu' ils déstabilisent la région, en raison
des contrecoups du conflit, comme les vagues de réfugiés, et en
raison de leur potentielle entrée en contact avec d’autres forces
insurgées dans la région.
L’accès au pétrole d’Amérique
du sud est devenu une préoccupation encore supérieure pour les
planificateurs nord-américains après l’attaque du 11 Septembre
et à la suite de l’instabilité chronique de l’Irak
générée par l’occupation anglo-américaine.
L’ambassadrice nord-américaine en Colombie, Anne Patterson, a expliqué
qu' « après le 11 Septembre, le problème de la sécurité
pétrolière est devenu une priorité pour les Etats-Unis
», particulièrement « depuis que les ressources pétrolières
traditionnelles des Etats-Unis » au Moyen-Orient sont « moins sûres
». En faisant de la Colombie un fournisseur de pétrole, «
le plus important pays pétrolier de la région » «
après le Mexique et le Venezuela », les Etats-Unis se donnent «
une petite marge d’action », et en cas de crise et ils pourraient
« éviter la spéculation sur les prix du pétrole ».
L’importance du pétrole colombien pour les Etats-Unis
s’est clairement manifestée lors de la demande du gouvernement
Bush de 98 millions de dollars dans le cadre de l’Initiative Régionale
Andine (IRA), pour former une unité contre-insurrectionnelle spécialement
entraînée. A la différence des autres brigades contre-insurrectionnelles,
cette brigade se consacrera exclusivement à protéger le pipeline
pétrolier (de 800 km) de Caño Limón appartenant à
la multinationale nord-américaine Occidental Petroleum. Le secrétaire
d’Etat Colin Powell a expliqué que cet argent serait utilisé
pour « entraîner et équiper deux brigades des forces armées
colombiennes qui protégeront le pipeline » afin de prévenir
les attaques des rebelles qui « nous privent de nos sources de pétrole
». L’ambassadrice Patterson a ensuite expliqué que bien que
cet argent ne soit pas donné sous le prétexte de la lutte contre
la drogue « c’est quelque chose que nous devons faire » parce
que c’est « important pour le futur du pays, pour nos ressources
pétrolières et pour la confiance de nos investisseurs ».
Cette nouvelle structure de sécurité entre les
Etats-Unis, les brigades contre-insurrectionnelles de l’armée colombienne
et les transnationales pétrolières nord-américaines ne
fait qu' officialiser une relation ancienne. En décembre 1998 par
exemple des mercenaires nord-américains, travaillant pour l’entreprise
de sécurité nord-américaine AirScan (qui depuis 1997 supervise
la protection des pipelines de l’Occidental Petroleum en Colombie), étaient
impliqués dans la planification d’une attaque militaire contre
une supposée colonne des FARC près du village de Santo Domingo
dans le département de l’Arauca. Lors de l’attaque un hélicoptère
de l’armée colombienne avait lancé une bombe sur le village,
tuant 18 civils dont 9 enfants. Aucun guérillero des FARC n’a été
tué. Les pilotes de l’hélicoptère ont déclaré
aux enquêteurs colombiens que l’opération avait été
planifiée dans les locaux de l’Occidental Petroleum. Egalement
en 1998, le Parlement européen a voté une résolution condamnant
la British Petroleum pour son financeme nt de groupes paramilitaires en Colombie
afin de protéger son pipeline.
L’unité contre-insurrectionnelle spéciale
pour le pipeline officialisera donc cette relation intime et ancienne, et emploiera
les brigades dites « anti-narcotiques » pour la protection des intérêts
économiques des Etats-Unis. Bush lui-même l’a exprimé
clairement quand en 2003 il a déclaré que « le budget étendra
la portée des brigades anti-narcotiques dans le sud de la Colombie et
il permettra dans le même temps de commencer à entraîner
de nouvelles unités pour protéger un pipeline pétrolier
vital pour le pays. En 2001 la Colombie fournissait environ 02% des importations
pétrolières des Etats-Unis, il y avait donc intérêt
mutuel à protéger les richesses économiques ». Bref,
la présence déstabilisatrice des FARC et de l’ELN combinée
aux attaques contre les pipelines des grandes transnationales pétrolières
a nécessité l’élimination de ces groupes de façon
à garantir une source de pétrole relativement sûre en dehors
du Moyen-Orient. En plus de ces intérêts stratégiques et
économiques, l’idéologie contre-insurrectionnelle reste
prédominante.
L’idéologie contre-insurrectionnelle
La permanence d’une idéologie contre-insurrectionnelle
aide également à expliquer la continuité de la guerre contre-insurrectionnelle
soutenue par les Etats-Unis dans la Colombie contemporaine, et en particulier
les raisons pour lesquelles autant de civils continuent d’être les
cibles des forces paramilitaires soutenues par les Etats-Unis.
Tout au long de la Guerre froide l’idéologie contre-insurrectionnelle
servait à militariser les relations entre les forces armées et
la société. La subversion se trouva intimement liée aux
revendications pour des changements sociaux, économiques et politiques.
Dans le même temps les organisations se trouvant naturellement sur le
devant de la scène pour demander des changements -les syndicats, les
défenseurs des droits humains, les leaders populaires, etc.- sont devenues
les cibles légitimes du terrorisme d’Etat, notamment au moyen des
forces paramilitaires, lesquelles permettent de séparer la politique
« officielle » de l’Etat et la pratique « non officielle
» de l’Etat. Comme l’a rapporté Human Rights Watch,
la réorganisation des réseaux de l’armée colombienne,
effectuée par les Etats-Unis en 1991 à la suite de la Directive
200-05/91, a signifié l’incorporation des réseaux de paramilitaires
colombiens dans l’appareil de sécurité. C’est la preuve
écrite la plus édifiante de la continuité de la stratégie
contre-insurrectionnelle préconisée sous la forme d’un terrorisme
d’Etat clandestin durant la période de l’ après-Guerre
froide. Ce qui est implicite dans cette stratégie c’est l’existence
de l’idéologie contre-insurrectionnelle, laquelle établissait
la nature des relations entre l’Etat colombien et certains secteurs de
la société. La preuve de cela c’est non seulement la continuité
de la répression contre les forces sociales progressistes par les paramilitaires
mais c’est également la désignation de ces forces sociales
comme des cibles légitimes par l’idéologie officielle elle-même.
Par exemple en 2002, le général Carlos Ospina,
le commandant de l’armée mettait un signe = entre la critique des
militaires colombiens pour leur non-respect des droits humains et le soutien
aux FARC : « Il y a une coïncidence entre ce que disent les FARC
et ce disent ces types [les organisations de défense des droits humains].
Je n’accuse personne, mais il y a une jolie coïncidence. »
De la même façon, son collègue le brigadier-général
José Arturo Camelo, chef de la division de justice pénale militaire,
a offert un discours en 2002 lors d’une conférence organisée
à Washington par l’armée des Etats-Unis. Il avait alors
déclaré que les organisations de défense des droits humains
menaient une « guerre judiciaire » contre les militaires et il dénonçait
ces organisations comme « amis des subversifs » et acteurs d’une
stratégie coordonnée par les guérillas.
Pedro Juan Moreno, conseiller du président Uribe en
matière de sécurité et d’intelligence, a déclaré
explicitement que les ONG étaient des cibles légitimes de l’intelligence
militaire colombienne et qu' elles agissaient comme des couvertures pour
les organisations insurgées. Moreno a déclaré que «
le travail d’intelligence doit être effectué également
au sein de ces ONG, parce que ce sont elles qui ont détruit le pays...
Les subversifs travaillent également avec un masque, ils travaillent
abrités dans ces organisations ». Fernando Londoño, le ministre
de l’intérieur et de la justice, a même assimilé les
écologistes à la subversion et a déclaré qu' il
continue d’exister une conspiration communiste internationale pour affaiblir
les militaires colombiens au moyen d’une politique environnementaliste
:
« La Colombie est la victime d’une conspiration
internationale dans laquelle participent écologistes et communistes ...
Cette conspiration diabolique se manifeste également lorsque les Forces
armées sont amenées devant des tribunaux sans la moindre preuve...
Les politologues nous disent que le communisme est mort, mais les communistes
ne le sont pas et ils continuent d’exister avec leurs idées et
leur volonté de fracturer la société contemporaine. Souvent
ils sont vêtus de vert, ils sont alors les partis verts... Ils se réunissent
pour décider où ils vont frapper et ils frappent douloureusement
le prestige et la vitalité des Colombiens. »
Encore plus édifiant, le récent discours du président
colombien Uribe Vélez devant la haute hiérarchie de l’armée
colombienne réunie pour l’intronisation du nouveau général
des Forces armées, Edgar Lésmez. Uribe Vélez a déclaré
que « lorsque les terroristes commencent à se sentir affaiblis,
ils envoient immédiatement leurs porte-parole pour parler des droits
humains ». Il a fait une distinction entre les organisations de défense
des droits humains « respectables » (mais il a assurément
manqué de spécifier les critères de la respectabilité
et il a manqué de signaler quels groupes il avait en tête) et les
autres organisations qui seraient « des agitateurs politiques au service
du terrorisme, des lâches qui se cachent derrière le drapeau des
droits humains, de façon à regagner pour les terroristes l’espace
qu' ils ont perdu face aux Forces armées et face à la société.
»
Nous observons donc une claire continuité d’une
idéologie contre-insurrectionnelle au niveau de l’Etat colombien
qui met encore un signe = entre, d’une part, la subversion et, d’autre
part, les manifestations de la vie démocratique et les organisations
de la société civile. La continuité de cette idéologie
implique la continuité de la répression contre les secteurs qualifiés
de « subversifs ». Par exemple, en 2002 plus de 8000 assassinats
politiques ont été commis en Colombie, 80% de ces meurtres étant
commis par les paramilitaires. 75% des syndicalistes tués dans le monde
sont des Colombiens tués par les paramilitaires (près de 370 en
2001 et 2002), tandis que 2,7 millions de personnes ont été contraintes
de quitter leurs maisons.
Selon les Nations Unies, les enseignants et les instituteurs
sont « les salariés qui sont le plus souvent touchés par
les assassinats, les menaces et les déplacements provoqués par
la violence ». Les groupes paramilitaires s’en prennent aussi régulièrement
aux militants des droits humains, aux leaders indigènes et aux organisateurs
des communautés. L’idéologie contre-insurrectionnelle continue
ainsi de modeler les relations sociales entre l’Etat colombien et les
organisations de la société civile.
L’idéologie contre-insurrectionnelle fonctionne
notamment pour justifier la répression dirigée contre les secteurs
progressistes de la société colombienne qui sont à l’avant-garde
de la résistance aux réformes néolibérales prônées
par les Etats-Unis et qui dénoncent les attentats aux droits humains
résultant du terrorisme d’Etat colombien soutenu par les Etats-Unis.
Le présent égal au passé
Durant la Guerre froide il y avait un assortiment d’intérêts
et de considérations qui conduisaient à l’interventionnisme
des Etats-Unis en Colombie et, malgré les affirmations du contraire,
ces intérêts demeurent inchangés. Par exemple, l’accès
des Etats-Unis au pétrole sud-américain était une considération
importante pour le lancement de la politique d’assistance contre-insurrectionnelle
des Etats-Unis au début des années 1960.
La Colombie était un des plus grands marchés
de l’Amérique du sud pour les investissements nord-américains
directs à l’étranger, et déjà en 1959 ils
étaient concentrés dans les hydrocarbures (l’industrie pétrolière
comptait pour environ 50 % de tous les investissements nord-américains
en Colombie en 1959). Tout au long de la Guerre froide, les planificateurs nord-américains
avaient continuellement peur de l’instabilité générée
par l’existence des Insurgés des FARC et par la menace que ces
derniers faisaient peser sur les relations socio-économiques capitalistes
en Colombie. Par exemple, en 1959 le Département d’Etat des Etats-Unis
considérait qu' « il serait difficile de tirer la conclusion
qu' il existe un danger communiste en raison de l’existence de la
guérilla », cependant « la persistance de problèmes
non réglés en Colombie aide les communistes dans leurs objectifs
» et complique l’« établissement d’une démocratie
pro-[nord-]américaine et favorable à la libre-entreprise ».
Dans une candide déclaration montrant la menace symbolique
posée par les Insurgés aux hauts intérêts des Etats-Unis,
et qui pourrait presque être une déclaration de principe de la
politique contemporaine des Etats-Unis (bien que sans l’anticommunisme
de Guerre froide), le Département d’Etat déclarait en 1964
qu' « un de nos principaux objectifs c’est l’élimination
du soutien potentiel pour les subversifs constitué par l’existence
de groupes de bandits, de bandes de guérillas, et ‘‘d’enclaves’’
contrôlées par les communistes » dans le sud de la Colombie.
Toujours à propos des intérêts stratégiques
nord-américains, le colonel Edward Lansdale, secrétaire assistant
à la défense pour les opérations spéciales, expliquait
en 1960 que l’assistance contre-insurrectionnelle des Etats-Unis aux militaires
colombiens était destinée à « corriger la situation
d’insurrection politique » en Colombie, « endroit vital pour
notre propre sécurité nationale » en raison de sa proximité
avec la « Zone du Canal de Panama ». Faisant écho à
la déclaration de Lansdale, en 2000 Pace expliquait que les Etats-Unis
avaient intérêt à éliminer les FARC puisque les Etats-Unis
ont besoin de maintenir leur liberté d’accès au Canal de
Panama. « [P]articulièrement important : la continuité de
l’accès au Canal de Panama - un point stratégique et une
ligne de communication dont l’éventuelle fermeture aurait un impact
certain sur le commerce mondial... »
Bref, les intérêts qui inspirent la politique
des Etats-Unis contemporains en Colombie demeurent remarquablement inchangés.
L’objectif est toujours de défendre les démocraties capitalistes
« de libre entreprise » pro-nord-américaines contre leur
menace intérieure, de défendre la continuité de l’accès
au pétrole et aux marchés d’Amérique du sud et de
détruire les forces sociales d’opposition symboliques ou réelles.
Plus grave, en plus de la continuité de ces intérêts
il y a eu la continuité des principaux mécanismes considérés
comme les meilleurs pour parvenir à ces fins : la guerre contre-insurrectionnelle
financée par les Etats-Unis. En fait, la principale discontinuité
ce sont les prétextes employés pour justifier le financement ininterrompu
de l’armée colombienne par les Etats-Unis.
Nous l’avons vu, les prétextes ont évolué
de l’anticommunisme de Guerre froide pour passer à une nouvelle
« guerre à la drogue », puis finalement à une «
guerre à la terreur » dans la période de l’ après-Guerre
froide. Pourquoi les Etats-Unis ont-ils changé leurs discours et pourquoi
avaient-ils employé ces discours à l’origine ? Pour faire
accepter l’interventionnisme nord-américain en présentant
un prétexte « éthique ».
Il est clair que les Etats-Unis ont poursuivi une stratégie
contre-insurrectionnelle en Colombie pendant la période de l’ après-Guerre
froide. Cette stratégie a eu des conséquences désastreuses
pour la sécurité humaine en Colombie. En même temps que
le prolongement de cette politique il y a eu une discontinuité des prétextes
justifiant l’interventionnisme nord-américain. Pourquoi ? D’abord,
le plus clair, la fin de la Guerre froide rend difficile, aussi bien pour les
citoyens nord-américains que pour l’opinion internationale, l’approbation
des interventions des Etats-Unis à l’étranger. Avant la
fin de la Guerre froide, les agences officielles de propagande des Etats-Unis
telles que l’Office of Public Diplomacy (OPD) étaient orientées
vers la manipulation de la perception de la politique nord-américaine
afin de faire accepter l’interventionnisme des Etats-Unis en Amérique
latine par l’opinion nord-américaine et par l’opinion internationale.
Ils étaient particulièrement soucieux de susciter
une approbation des interventions du gouvernement Reagan en Amérique
centrale, contre les Insurgés salvadoriens et contre le gouvernement
(FSLN) du Nicaragua. L’OPD en était notamment arrivé à
la conclusion, avant la fin de la Guerre froide, que l’anti-communisme
devenait un prétexte de moins en moins crédible pour justifier
l’interventionnisme nord-américain en Amérique latine. Un
mémorandum de l’OPD expliquait que de nouveaux thèmes de
propagande devaient être développés pour « accentuer
et exploiter les caractères négatifs de nos adversaires ».
Ces thèmes ont été identifiés dans un important
mémorandum qui fait la lumière sur l’évolution des
thèmes de propagande des Etats-Unis et sur le développement de
nouveaux thèmes avant la fin de la Guerre froide. Ce mémorandum
énonce une série de « perceptions avantageuses » devant
être accentuées pour permettre au gouvernement de présenter
l’aide aux contras nicaraguayens comme relevant de « l’intérêt
vital des Etats-Unis ». Ces [« perceptions avantageuses »
étaient basées sur le fait que « le FSLN est raciste et
réprime les droits humains » et que « le FSLN est lié
au terrorisme international ».
Ces thèmes ont été trouvés en utilisant
les sondages « afin de connaître ce qui provoque l’hostilité
des [nord?]Américains contre les sandinistes [du FSLN] » et ainsi
forger un sentiment consensuel favorable à l’interventionnisme
nord-américain.
Les documents internes concernant les thèmes de propagande
de l’OPD offrent une vue extraordinaire de l’évolution de
la stratégie des Etats-Unis pour la présentation au grand public
de leurs interventions en Amérique latine. Concernant la Colombie et
l’utilisation de la théorie de la guerre à la drogue comme
prétexte, John Waghelstein, éminent spécialiste nord-américain
de la contre-insurrection, avait relevé l’utilité d’insister
sur la drogue pour faire accepter l’interventionnisme nord-américain
aux publics appropriés. Il expliquait que le prétexte de la guerre
à la drogue permet « d’induire dans l’esprit du public
[nord-]américain et au Congrès l’idée selon laquelle
l’existence d’un lien avec la drogue implique la nécessité
de soutenir la lutte contre les guérillas, contre les narcoterroristes
de notre hémisphère ». Une fois le lien fait entre les guérillas
et la drogue, « le Congrès pourra difficilement s’opposer
à un soutien à nos alliés, sous la forme d’entraînements,
de conseillers et d’une assistance en matière sécurité,
ce qui est nécessaire à la mise en œuvre de notre politique
» contre-insurrectionnelle, tandis que « ces groupes d’universitaires
ou de gens d’Eglise » qui ont « soutenu les insurrections
en Amérique latine » se trouveront « du côté
du mal au moment d’échanger des arguments moraux ». Plus
important, les Etats-Unis « se trouveraient moralement en position de
force au moment de lancer une offensive concertée impliquant le Département
de la défense ainsi que d’autres forces. » Cette théorie
de la narcoguérilla a également été utilisée
par les entreprises de relation publique au service de l’Etat colombien
lui-même.
Des sondages réalisés en 1987 montraient que
76% des citoyens des Etats-Unis pensaient que le gouvernement colombien était
corrompu et violait les droits humains, et 80% voulaient qu' il soit sanctionné.
Pour contrer cette perception et pour faciliter le flux de l’aide nord-américaine,
l’Etat colombien a employé les services d’une des plus grandes
entreprises nord-américaines de relations publiques, le groupe Sawyer/Miller.
Le travail des spécialistes en relations publiques était de transformer
la perception de l’Etat colombien comme un Etat corrompu et violant les
droits humains en un Etat allié aux Etats-Unis dans sa soi-disant «
guerre à la drogue ».
David Meszaros, le directeur du projet Colombie de Sawyer/Miller,
expliquait que « la mission principale est de former les médias
[nord?]américains à propos de la Colombie, obtenir une bonne couverture,
et nourrir les contacts avec des journalistes, des éditorialistes et
des penseurs. Le message c’est qu' il y a des bons et des méchants
en Colombie et que le gouvernement est du côté des bons ».
On suppose que « les méchants » étaient les Insurgés
colombiens.
Tout en travaillant à cette nouvelle perception le groupe
Sawyer/Miller a réalisé des sondages et des rencontres pour évaluer
l’opinion publique. Rien qu' en 1991, la Colombie a investi 3,1 millions
de dollars pour une campagne publicitaire. La campagne a fait passer des annonces
publicitaires dans les journaux et des publicités à la télévision,
lesquelles visaient les décideurs politiques de Washington. Les publicités
avaient toutes le même thème. Elles demandaient au peuple nord-américain
de penser à la bravoure des militaires colombiens, insistaient sur le
fait que les militaires colombiens étaient engagés dans une guerre
contre la drogue ; ces publicités tentaient de modifier la perception
des Colombiens comme fournisseurs de drogue des Etats-Unis, pays consommateur.
Il est difficile de mesurer l’efficacité de la campagne en raison
de l’absence de sondages d’opinion immédiatement après
l’arrêt de la campagne en tant que telle. Ce qui est clair, cependant,
c’est que l’aide militaire des Etats-Unis a continué tout
au long de la période d’ après-Guerre froide. De plus, la
perception populaire actuelle de l’Etat colombien c’est qu' il
est maintenant du côté de la guerre des Etats-Unis contre la drogue
et la terreur et qu' il est une « victime » du terrorisme des
narcoguérilla.
Ainsi les relations publiques et le maniement de la perception
populaire de la politique internationale sont prépondérants dans
la légitimation de l’interventionnisme des Etats-Unis aussi bien
pour le public nord-américain que pour l’opinion internationale.
L’analyse des documents internes soutenant la théorie de la «
narcoguérilla » révèle qu' ils ont été
produits clairement et délibérément comme un instrument
destiné convaincre l’opinion nord-américaine et internationale
de la nécessité persistante de l’interventionnisme des Etats-Unis.
Cette théorie -combinée à la théorie
ascendante de la contre-terreur- permet aux planificateurs nord-américains
de faire d’une pierre deux coups. D’abord elle caractérise
l’interventionnisme postérieur à la Guerre froide comme
parfaitement éthique tant que les cibles des interventions des Etats-Unis
restent considérées nuisibles (donc des cibles légitimes).
Ensuite elle permet un engagement militaire des Etats-Unis, puisque la drogue
et le terrorisme sont populairement considérés comme de terribles
menaces pour la sécurité nationale des Etats-Unis. De ce point
de vue le discours sur la guerre à la drogue et sur la guerre à
la terreur permet la continuation des financements militaires des Etats-Unis
aux militaires colombiens, lesquels sont quant à eux financés
et entraînés pour défendre les intérêts centraux
des Etats-Unis.
source Zmag.org , 14 octobre 2003. transmis par www.michelcollon.info
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