Quand l'Etat
colombien espionne ses opposants
Depuis cinq ans, d'influents médias colombiens entre
autres la revue Semana ont commencé à ébruiter ce
que les organisations de défense des droits humains savaient déjà :
les hauts responsables du Département administratif de Sécurité (DAS),
service de renseignement politique qui dépend directement du président
de la République, chargeaient des chefs paramilitaires d'assassiner les
opposants. L'un de ces fonctionnaires, M. Rafael García, a reconnu
que nombre d'opérations de « guerre sale » menées
par le DAS ont été financées grâce à l'argent
du trafic de cocaïne. Malgré leur gravité, ces informations,
comme tant d'autres, sont restées sans suite dans la rubrique « justice
nationale ».
En parallèle, on découvrait que l'ordre d'espionner
illégalement des défenseurs des droits humains, des opposants
politiques et des journalistes « étiquetés »
de gauche partait du Palais présidentiel de Nariño. Ces personnes
étant « censées collaborer » avec les « terroristes »
de la guérilla, la mise en lumière de ces méthodes a été
traitée comme une information banale. Les réactions ont commencé
à changer lorsque les médias ont dévoilé que cet
espionnage illégal touchait aussi des magistrats de la Cour suprême
de justice et des dirigeants des partis traditionnels.
La tension est montée lorsque des fonctionnaires du
DAS ont été mis en examen. Le chef suprême du DAS, c'est-à-dire
le président Alvaro Uribe, a pris leur défense, proposant même
de mettre sa main au feu tant il était convaincu de leur innocence. Peu
de temps après, certains d'entre eux dont l'ancien directeur général
de l'institution, M. Jorge Noguera ont été incarcérés.
M. Uribe a alors affirmé que cela ne faisait que servir la « stratégie
de déstabilisation » des « terroristes ».
A force d'être répétées, ces phrases ont fait office
de chantage menaçant.
Ce jusqu'au 15 avril, jour où le très populaire
directeur de l'information de RCN-Radio, Juan Gossain, a lu des extraits de
quelques pages arrivées jusqu'à lui, et qui font partie des documents
trouvés par le Corps technique d'investigation (CTI) de la Fiscalía
General de la Nation (sorte de ministère public) lors d'une perquisition
dans les locaux du DAS. Il y est prouvé que, depuis 2005, une stratégie
globale a été mise sur pied : espionnage, discrédit
des organisations non gouvernementales (ONG) et des opposants en particulier
le Front social et politique (centre-gauche) et la sénatrice Piedad
Córdoba (centre-gauche elle aussi) , programmation d'attentats
terroristes qui, ensuite, auraient été attribués aux organisations
de guérilla.
Toute cette information se trouve dans des dossiers portant
le nom d'opérations : « Amazonas », « Transmilenio »,
« Bahia », « Halloween », « Arauca »,
« Intercambio », « Risaralda »,
« Internet » et « Europa ». Dans
leur contenu figurent les méthodes suivantes : « Désinformer
la population favorable aux détracteurs du gouvernement » ;
« Créer des divisions à l'intérieur des mouvements
d'opposition » ; « Empêcher la concrétisation
de manifestations convoquées par l'opposition » ; « Neutraliser
les actions déstabilisatrices des ONG en Colombie et dans le monde » ;
« Stratégies : discrédit et sabotage. Action :
alliance avec services de renseignement étrangers, communiqués
et dénonciations sur des sites Internet, guerre juridique » ;
« Utilisation des médias, des enquêtes d'opinion
.. des chats » ; « Sabotage : terrorisme,
explosifs, incendies, service public, technologique. Pression : menaces
et chantage. »
après avoir lu ce qui précède, le journaliste
en colère a déclaré : « Nous, Colombiens,
avons le droit de savoir qui a essayé de transformer le pays en un Etat
de policiers et de terroristes d'Etat. (...) Qui a conçu le plan
macabre consistant à persécuter les opposants, réels ou
imaginaires, comme s'ils étaient des délinquants ? Qui est
derrière cela ? Trois détectives du DAS ? Ne me faites
pas rire ! .. Nous voulons savoir si le DAS est une institution
respectable de l'Etat ou un repaire de bandits. Il n'y a que les bandits pour
agir ainsi : persécuter les autres, poser des bombes pour faire
croire que c'est l'oeuvre de l'opposition... .. (1) »
Le 20 avril, c'est RCN-TV qui fait d'autres révélations :
les activités du DAS ont dépassé les frontières
de la Colombie. « Les actions de surveillance apparemment illégales
que le DAS a exercées à l'étranger sur ceux que le gouvernement
considérait comme des ennemis ou des opposants du gouvernement ont été
inscrites dans un dossier nommé «Europe ». L'Opération
Europe a eu comme objectif de neutraliser l'influence du système juridique
européen, de la Commission des droits humains du Parlement européen,
du Bureau du Haut-commissariat aux droits humains de l'Organisation des Nations
unies (ONU) et des gouvernements nationaux. Unique stratégie : discréditer
ces organismes en lançant des communiqués et des dénonciations
sur Internet et en menant une guerre juridique contre eux.
Des séminaires, des forums et des ateliers organisés
par différentes ONG ont donné lieu à des rapports confidentiels
et à la constitution d'un « album photographique et clinique »
de ceux qui y assistaient. « L'album clinique » est le
nom donné depuis les années 1950 par la Central Intelligence
Agency (CIA) à l'étude psychiatrique personnelle (Psychiatric
Personality Study, PPS) de ceux qu'elle considère comme des « ennemis ».
Il comprend des rapports d'enquête de psychologues, de psychiatres, de
journalistes, etc., sur la personnalité présumée et le
comportement du sujet étudié, depuis son enfance, y compris ses
éventuelles maladies et même ses « goûts »
sexuels. Les « études » sont menées à
partir de l'analyse des conférences, écrits et autres activités
réalisées par le sujet étudié (2).
« Dans les archives du DAS récupérées
par le CTI, a révélé RCN-TV, figurent, par exemple,
les copies des passeports et les CV de citoyens européens, centraméricains
et sud-américains ayant visité la Colombie ou ayant participé
à ces événements. .. Le DAS a envoyé en Europe
son fonctionnaire German Villalba qui a installé, dans différentes
capitales de ce continent, un bureau satellite d'où il dirigeait un groupe
chargé de la surveillance ; [celle-ci inclut] des enregistrements
vidéo et audio, des photographies et un registre de déplacements
des personnes visées, pour la plupart des Colombiens résidant
ou en visite dans des pays comme la Suisse, la France et l'Espagne, et auxquels
le DAS a collé l'étiquette d'«adversaires de l'actuel gouvernement
colombien», et d'«agitateurs contre Uribe en tournée». »
Par ailleurs, « la découverte d'un dossier
nommé «Parlement européen» dans lequel étaient
cités les noms des parlementaires européens sympathisants du gouvernement
colombien, et ceux des non sympathisants, a attiré l'attention des enquêteurs
... »
après avoir écouté les déclarations
de quelques fonctionnaires devant la Fiscalía, M. Cesar Julio
Valencia Copete, ancien président de la Cour suprême de justice,
s'est dit, sur RCN-TV, « horrifié » de constater
que le palais présidentiel « était non seulement
le destinataire des informations liées à ces surveillances illégales,
mais aussi celui qui dirigeait et manipulait ces surveillances, ou chuzadas
comme on les a surnommées ».
Le président Uribe s'est contenté d'affirmer
qu'il ignorait tout de cette affaire. Reste une question : que savent de
tout cela les autorités des pays européens concernés ?
Notes
(1) http://www.rcnradio.com/node/22862
(2) Pour en savoir plus, lire Gordon Thomas,
Las armas secretas de la CIA, Ediciones B, Barcelone, 2007.
Source : http://www.monde-diplomatique.fr/carnet/2010-04-27-Colombie
avril 2010
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