N’oublions pas les quatre millions de personnes déplacées
en Colombie
François Houtart
Alors que l’opinion internationale se préoccupe,
à raison, de la libération d'Ingrid Betancourt, ancienne
candidate à la présidence de la République colombienne
et se réjouit, à raison également, de la libération,
jeudi, de Clara Rojas et Consuelo Gonzales de Perdomo, peu d'attention
a été accordée au phénomène massif des personnes
déplacées dans ce pays. Or, après le Soudan (Darfour) et
la Somalie, la Colombie est le pays le plus affecté par ce problème,
qualifié par les Nations unies de « crime contre l'humanité
».
Il y a peu, une session d’un Tribunal international d'opinion, que
j'ai eu l'occasion de présider, s'est tenue au Parlement
colombien, en collaboration avec la Commission des droits de l'homme du
Sénat. Préparée par cinq sessions régionales et
par une abondante documentation, la session finale du Tribunal a pu constater
le caractère dramatique et massif d'une situation qui affecte plus
d'un Colombien sur huit.
Les témoignages se sont succédé, les uns plus émouvants
que les autres, en provenance surtout de populations rurales : paysans, communautés
indigènes, populations de descendance africaine.
Sans doute, la guerre interne explique-t-elle en partie cet
état de chose, mais la cause de loin la plus étendue est la concentration
des terres entre les mains de grands propriétaires, anciens ou nouveaux
et d'entreprises nationales ou transnationales : monocultures (notamment
la palme africaine pour les agrocarburants), mines (telles que Anglogold Ashanty),
pétrole (tel que Repsol, BP Oxy).Les déplacements forcés
se réalisent avec l'aide de l'armée et surtout des
paramilitaires et des sociétés privées de mercenaires,
comme en Irak. On dénombre les personnes massacrées par milliers.
La violence du processus est inouïe. J'ai eu l'occasion de
le vérifier sur place dans la région du Choco, près de
la frontière panaméenne et d’Arauca, le long de la frontière
du Venezuela. Aux paysans qui refusent d'abandonner leurs terres, il est
dit : « Si vous refusez, nous négocierons avec vos veuves. »
Les membres du jury du Tribunal ont eux-mêmes fait l'objet de menaces
de mort de la part du groupe paramilitaire Aguilas Negras (Aigles noirs).
Le préambule du verdict du tribunal explique l'origine de ce phénomène.
Le caractère massif des déplacements forcés en Colombie,
est-il écrit, révèle l'aspect structurel de la crise
humanitaire qui affecte plus de quatre millions de personnes, chiffre bien plus
élevé que les statistiques officielles, qui ne concernent que
les personnes qui se font enregistrer.
A partir de la moitié des années 80, les narcotrafiquants
colombiens décidèrent de rapatrier leurs devises dans le pays
et de les légaliser en achetant de grandes extensions des meilleures
terres, acquises de manière douteuse, en recourant généralement
à l'intimidation ou à l'expulsion. Les cartels de
narcotrafiquants, comme certains secteurs de l'oligarchie agraire, de
la classe politique et des militaires, créèrent une nouvelle version
du paramilitarisme, arguant de la nécessité de lutter contre la
guérilla. Naquit ainsi une alliance, grâce à laquelle les
paramilitaires éliminaient les membres des partis d'opposition
de gauche et des mouvements civiques qui luttaient pour une amélioration
du niveau de vie des populations, pouvant continuer leurs activités illicites,
qui finançaient une partie des activités politiques.
L'appropriation illégale des terres provoqua leur
concentration, et aussi une transformation de leur usage. De grandes extensions
de terres agricoles et de forêts furent transformées en élevages.
La vague de déplacements forcés connut une forte augmentation
durant la première moitié de la décennie 90, lorsqu'entrèrent
en jeu les politiques néolibérales facilitant les investissements
des sociétés multinationales, qui exigeaient la liberté
de s'approprier les espaces nécessaires aux mégaprojets
de type agricole, minier, pétrolier, portuaire, touristique.
Sous prétexte de lutter contre les incursions de la
guérilla, mais en fait surtout pour pouvoir exercer le contrôle
économique et politique de certaines régions du pays, fut créé
en 1977, le Plan Colombie, stratégie militaire financée par les
Etats-Unis. Les chiffres de déplacés atteignirent alors des sommets
inégalés précédemment. Bombardements, arrestations
massives, criminalisation des mouvements sociaux, forte présence militaire
dans certaines régions permettent de comprendre un tel accroissement.
Au début de cette décennie, les chiffres diminuent, tout en restant
élevés. Cela s'explique par le fait que d'immenses
extensions de terres ont déjà été vidées
de leurs populations et que les besoins ne sont plus aussi grands. Le gouvernement
colombien a promu une législation qui légalise les expropriations
des déplacés et assure l'impunité des nouveaux propriétaires
: loi de développement rural, loi de justice et paix, loi des mines,
loi du pétrole, etc.
La condamnation du Tribunal porta sur trois séries d'acteurs
: le gouvernement colombien, comme coupable de ce qui s'avère être
une politique d'Etat ; les grands propriétaires terriens et les
entreprises nationales et internationales, impliquées dans ce modèle
de croissance économique ; les gouvernements étrangers, qui directement
ou indirectement appuient l'Etat colombien, c’est-à-dire
les Etats-Unis avec leur aide militaire et économique, l'Union
européenne, avec ses programmes de coopération et plusieurs Etats
qui appuient leurs entreprises nationales en Colombie, tels que le Canada, l'Espagne,
la Suisse, la France.
Le président Uribe expliqua sa solution, le jour même du jugement
du Tribunal, lors d'une visite de membres du Parlement latino-américain
: « Les problèmes seront résolus, a-t-il déclaré,
cas par cas », ce qui individualise un problème structurel et marginalise
les mouvements sociaux et le processus sera administratif et non judiciaire,
ce qui entraîne l'impunité des responsables qui par ailleurs
voient leurs titres de propriété légalisés par d'autres
dispositions légales.
Alors, libérer Ingrid Betancourt, oui et tout de suite.
Mais la communauté internationale pourrait aussi se préoccuper
des millions d'autres Colombiens qui n'ont pas de nom.
www.michelcollon.info
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