Bolivie après la tempête : pour Mister Bush & Cie, la double leçon bolivienne et bolivarienne
Jean Araud
Le 11 avril 2002, éclate au Vénézuéla un coup d'état organisé par l'oligarchie et orchestré par Washington. Le président Chavez est arrêté puis emprisonné mais le peuple réclame en masse sa restitution et 47 heures plus tard, il se réinstalle sur la chaise présidentielle.
Les oligarques fuient comme des lapins et Washington remballe discrètement ses tireurs d'élites et officiers d'ambassade ayant paradé avec les putschistes. Durant ces 47 heures, le monde dit « démocratique » n’a pas bronché, hormis le porte-parole de Washington et celui de Madrid qui reconnaissent immédiatement le président usurpateur qui s'était autoproclamé.
En mai 2008, l'oligarchie bolivienne, bien sûr elle aussi orchestrée par Washington, tente un coup similaire en Bolivie… mais elle oublie que les temps ont changé.
Pendant la période qui a précédé le 4 mai, date de la consultation populaire organisée unilatéralement dans le département de Santa Cruz, une savante campagne médiatique offrit un véritable concert, aux accents wagnériens, avec cacophonie des menaces diverses prédisant les pires des maux pour la Bolivie et son président Morales. De soi-disant journalistes virtuoses affinèrent des «andante» de sécession, des «allegro» de coup d'état, des «adagio» de guerre civile et un «presto agitato» d'un Kosovo-bis avec un final en fanfare pour un président pourtant élu démocratiquement.
Le 4 mai au soir, la symphonie reste inachevée lorsque le chef d'orchestre mit une sourdine en apprenant que la prise des installations du gouvernement, qui était au programme, faisait relâche. Une bande d'oligarques, prétendant avoir du sang arien, avait échoué face à un président de pure race indigène et ses troupes de «pauvres diables autochtones».
Alors qu' une bonne partie du continent observait avec une préoccupation justifiée les évènements et alors que, même un dur à cuire comme Castro craignait une catastrophe pour la région, que s'était-il donc passé dans une Bolivie au passé pourtant riche en coups d'états?
L'enjeu était pourtant de taille.
La déstabilisation du deuxième pays le plus riche en gaz du continent et d'une Bolivie sans frontières maritimes, la construction d’un simple gazoduc donnant accès au Pacifique via le Pérou complaisant, puis l’installation d’une flotte de méthaniers mettant le cap sur des ports de Basse Californie, le tour aurait été joué pour alimenter des goinfres en ressources énergétiques obtenues à bas prix grâce à des complices locaux.
La leçon bolivienne.
En Bolivie, deux adversaires se sont livré bataille.
D'une part, une bande d'oligarques originaires des Balkans attaquait avec son élite de quelques néo –nazis, nostalgique de ses lettres de noblesse et avec pour icône le SS notoire Klaus Barbie qui écuma la Bolivie durant 32 ans. D'autre part, un peuple d'indiens en habits traditionnels résistait en rangs serrés derrière celui des leurs à qui il avait confié sa destinée.
Face à l'échec de son favori, la symphonie
médiatique tenta alors de jouer une marche funèbre pour nous annoncer
les obsèques d'Evo Morales, grâce aux 87% de suffrages favorables
au séparatisme de Santa Cruz. Pourcentage presque exact …. mais
avec un petit oubli: 85% mais avec seulement 28% de votants. Et les médias
ont aussi oublié de faire le simple calcul du pourcentage favorable au
séparatisme versus la population. Alors qu'ils font la une de leurs
87% de Santa Cruz, ils oublient de mentionner les 72% d’abstentionnistes
qui, à quelques lieux de là, à Cochabamba, manifestent
en masse leur opposition à la prétendue consultation populaire
et brûlent des urnes après avoir détecté des tentatives
de fraude électorale. Pour Santa Cruz, le stratagème du mensonge
répété mille fois ne parvient pas à fabriquer une
fausse vérité et le piège journalistique échoue.
Il faut aussi noter que l'ambassadeur américain Goldberg passait
le plus clair de son temps, non à sa résidence de La Paz, mais
à Santa Cruz, sans doute pour y exercer son savoir-faire et l’expérience
acquise dans ses postes antérieurs : le Kosovo et la Bosnie.
L'orchestre médiatique remballa dès lors ses partitions,
avec une leçon à transmettre discrètement en coulisses
au ténor.
La leçon tirée de l’expérience bolivienne est que, désormais, certains peuples d'Amérique du Sud sont fermement décidés à choisir leurs leaders et ne sont plus disposés aux manipulations d'antan.
La leçon bolivarienne des pays frères.
La leçon bolivarienne sera plus difficile à apprendre
pour le mauvais élève américain. Washington considère
l'Amérique Latine comme une arrière cour où il peut
à sa guise mettre en place les présidents qui lui conviennent
ou tout simplement liquider les non-alignés. Cela était vrai il
y a deux décennies mais ne l’est plus à ce jour.
Les uns après les autres, les peuples de la majorité des pays
sud-américains décident d'assumer leurs destinées,
de ne plus voir leurs ressources bradées et encore moins de permettre
que d'autres s'en emparent.
Ces peuples ont aussi décidé de leur souveraineté et choisi
d'être gouvernés par l'un des leurs. C'est ainsi
que peu à peu sont apparus des Hugo Chavez, Lula da Silva, Cristina Kirchner,
Evo Morales, Rafael Correa, Daniel Ortega et le nouveau venu, Fernando Lugo.
Désormais, une bonne partie de l'Amérique mal nommée
« latine » n'est plus dirigée par des oligarques fabriqués
dans les grandes universités occidentales et téléguidés
par Washington mais au contraire par des patriotes issus du peuple.
Le monde unipolaire, pour un temps hérité de la disparition de
l'Union Soviétique, redevient multipolaire. L'Union Européenne,
la Chine, la Russie et bien d'autres, y compris la jeune Amérique
du Sud, s'organisent en de nouveaux blocs de puissances, chacun avec ses
particularités.
L'Union Européenne, qui regroupe 27 états aux profondes
différences historiques, sociales et raciales, doit dialoguer par interprètes
interposés pour traduire ses 27 langues officielles aux racines diverses,
en essayant d'oublier que son territoire a été le théâtre
des deux grandes guerres mondiales.
Les différences ethniques sont aussi marquées pour les Etats-Unis,
réunis par la force, sans même posséder de langue officielle,
et qui doivent leur existence au fait que des conquérants ont renié
leur patrie d'origine, ont décimé les tribus autochtones
pour s'emparer de leurs terres avant de s'octroyer celles des voisins,
ce que ponctuent les noms de Los Angeles, San Francisco, Nevada, Colorado et
autres sur sa géographie.
Les nations du continent sud-américain ont d'autres caractéristiques.
Toutes parlent la même langue ou une langue similaire.
Toutes ont lutté durant trois siècles contre le même envahisseur.
Chacune l’a fait avec son «libertador», plusieurs sous la
bannière de Simon Bolivar mais toutes ont hérité du bolivarianisme.
Aucun réel grand conflit ne les a jamais opposées. Et, dans le
cas du Venezuela, ses forces armées ne sont sorties des frontières
qu'en armées libératrices de cinq pays opprimés par
le joug espagnol, ou plus récemment en missions humanitaires face à
des situations de désastres.
Malgré quelques visions différentes, ces pays se considèrent
«paises hermanos » (pays frères) et leurs présidents
se réunissent en tête-à-tête et à huit clos
sans le moindre besoin de quiconque pour traduire. Observer une rencontre de
Chavez, Lula, Morales, Ortega et Correa, c’est être témoin
d'amitié spontanée et de franche camaraderie d'où
sont exclus les ronds de jambes et les embarras diplomatiques.
Face à la menace de déstabilisation de la Bolivie,
la «fille de prédilection» de Simon Bolivar qui la fonda,
les pays frères ont vite serré les coudes pour la défendre.
Lorsque le président Evo Morales s’est trouvé en péril,
ses grands frères homologues ont vite réagi au point qu' aucun
des sempiternels organismes internationaux, habitués à mettre
leur nez dans des affaires qui ne les regardent pas, n'ont pas osé
cette fois donner leur aval à la prétendue consultation populaire
de Santa Cruz.
La leçon bolivarienne avait d'ailleurs déjà un préambule
mais le mauvais élève ne l'avait pas retenu. L’attaque
par l'armée colombienne, aidée par les US basés à
Manta, d’un campement des FARC sur le territoire équatorien, a
été condamnée à la quasi unanimité par de
nombreux pays sud-américains, réunis au sommet de Saint Domingue.Peu
de temps après, la situation se répétait au siège
même de la OEA, Organisation des Etats Américains, et bien que
sur son propre territoire, Washington ne put comme à son habitude tirer
les ficelles ni manipuler la plupart des ministres présents.Face à
l'agression d'un faux-frère, les pays-frères avaient
serré les coudes avec succès. La Colombie dut reconnaitre son
méfait et piteusement promettre qu'elle ne recommencerait plus.
Le mauvais élève refuse d'apprendre ses leçons et fait un caprice
Le mauvais élève va bientôt quitter la
Maison Blanche mais refuse cependant d'apprendre ses leçons et
fait un caprice. Il réactive sa 4ème Flotte qu'il expédie
en Amérique du Sud à partir du 1er juillet. Créée
pour assurer une prétendue protection du chemin de fer de Panama, elle
était désarmée depuis plus de 50 ans. Sa vidéo de
promotion est éloquente de contradictions: sur des commentaires de démocratie,
d'aide humanitaire, de droits de l'homme, de contacts avec les populations
et autres bla-bla-bla, les images sont celles de porte-avions, d’engins
de débarquements, d’avions armés jusqu'aux dents avec
en plus un arsenal nucléaire. Sûrement pas par hasard son commandant,
le contre-amiral Joseph Kernan, a une surprenante formation au sein des Marines
et est un spécialiste d'opérations de débarquements
sur la stratégie de «pénétrer, agir, se retirer».
Le bail des troupes US basées à Manta n’ayant pas été
reconduit par l'Equateur, Uribe s'est empressé d'offrir
ses services pour accueillir celles-ci sur le territoire colombien. Il faut
reconnaître qu'il est difficile pour le président d'un
pays grand producteur de drogue de refuser quoique ce soit à son meilleur
client. Et qu' il est difficile de présider un pays où règne
une guerre civile depuis 60 ans, où la moitié des membres du Congrès
sont emprisonnés ou mis en examen pour des affaires de narcotrafic et
de paramilitarisme.
Dans le même temps les pays-frères s'organisent.
Ils mettent en place Pétrosur et Pétroamérica
pour assurer leur indépendance énergétique. Télésur,
qui est une chaîne de télévision continentale. La Banque
du Sud pour ne plus déposer les réserves sur des banques de l'hémisphère
nord. Des trocs de pétrole, tracteurs, vaches, assistance médicales,
constructions navales et autres accords bilatéraux à l'échelle
de leur continent.
Et surtout l'ALBA, l'Alternative Bolivarienne qui fait face à
l'ALCA (ZLEA) du libre commerce. Ce 23 mai dernier, comme par hasard la
Colombie s’étant dérobée, c'est à Brasilia
qu' est signé entre douze pays la création de l’UNASUR,
l'Union de Nations Sud-Américaines, avec pour accord de principe
la création d’un Conseil de Défense, version OTAN pour l'Amérique
du Sud.
Washington multiplie les agressions et provocations surtout via la Colombie
qui est à ses ordres. Attaque sur le territoire équatorien, tentative
de déstabilisation en Bolivie, pénétration de militaires
colombiens au Vénézuéla, survol par un appareil de l'US
Navy des eaux territoriales vénézuéliennes. Sans oublier
le super ordinateur portable des FARC qui, tel un chapeau de prestidigitateur,
fournit à la demande des documents contre Chavez ou Correa et …
pas un seul mot à l'encontre du gouvernement d'Uribe. Les
guérilleros ont fait la surprise de n'avoir jamais écrit
la moindre critique à l'encontre de leur ennemi !
Pourtant le mauvais élève devient maintenant très dangereux. Il sait qu' il va partir et n'a plus rien à perdre.
Il multiplie ses provocations et avec force médias complices,
diffuse à tous vents de fausses informations pour justifier aux yeux
du monde la nouvelle invasion dont il rêve. Une guerre n'est-elle
pas le meilleur des moteurs pour réactiver l'économie des
USA? En ce moment où cette économie semble en avoir bien besoin,
démocrates et républicains doivent bien s'entendre en particulier
sur ce point, comme par le passé, et comme le démontrent leurs
antécédents communs de 40 campagnes de bombardements sur 28 nations
et 159 interventions plus ou moins sous couvert dans 91 pays.
Les pays-frères ne se laisseront pas facilement piéger, serreront
sûrement les coudes pour aider le frère en danger et n'accepteront
pas facilement l'aventure d'un conflit destiné à déstabiliser
leur région.
Une simple analyse de la carte géopolitique contemporaine de l'Amérique
du Sud devrait être aussi une leçon supplémentaire. Le bloc
des pays frères bolivariens fidèles (Argentine, Bolivie, Brésil,
Equateur et Venezuela) occupe 14 des 17 millions de kilomètres carrés
du continent et regroupe quelques 285 millions d'habitants.
Le sénateur Robert J. Dole l'avait clairement exposé devant
le Congrès de Washington: «Le contrôle du Venezuela passe
par l'occupation de la Colombie». Bush a bien appris en revanche
cette leçon-là comme le prouve son zèle à implanter
une logistique militaire en Colombie, suffisante pour contrôler tout le
continent.
Si, comme dans le cas de l'Irak ou de l'Afghanistan,
l’Europe semble prête à baisser pudiquement les yeux pour
refuser de voir le cauchemar des hécatombes, il semblerait en revanche
que la Russie et la Chine soient plus fermes dans leurs intentions de jouer
un rôle dans le concert des nations.
Le chasseur de sous-marin de l'US Navy qui reniflait dans les Caraïbes,
parce qu'il aurait fait une erreur de navigation d’ après
Washington, devait probablement vérifier la sécurité du
secteur pour sa 4ème Flotte.
En Irak, les troupes de Bush se sont livrées au pillage des musées
et des bibliothèques et à la destruction irréversible du
témoignage culturel d'un berceau de la civilisation. N'ayant
pour principal héritage culturel qu' un chapeau texan et des bottes
de cow-boys, ces soldats et mercenaires sont sans doute allergiques aux grandes
civilisations. Et la 4ème Flotte a peut être, entre ses missions
«humanitaires», celle de détruire l'héritage
précolombien des peuples sud-américains, bien sûr après
la mission prioritaire de s'emparer de leurs ressources.
Déjà les Etats-Unis préparent leur opinion publique.
Un texte scolaire de classe de 6ème apprend à
la nouvelle génération que l'Amazonie sera sous contrôle
des USA et de l'ONU pour sauvegarder l'eau et l'oxygène
de la planète. D’ après son descriptif, «il s'agit
d'une région située en Amérique du Sud, partie de
huit pays différents, étranges, irresponsables, autoritaires,
peuples cruels, incultes, ignorants, primitifs et trafiquants de drogue qui
peuvent causer la mort du monde d'ici peu d'années».
(Page 76 de l'Introduction à la Géographie de David Norman
utilisée par la Junior High School). Le texte est illustré par
une carte délimitée de l'Amazonie, les territoires des pays
limitrophes amputés et la légende est claire et nette : «Nous
pouvons voir la localisation de la réserve internationale. C’est
une partie de 8 pays d'Amérique du Sud: Brésil, Bolivie,
Pérou, Colombie, Venezuela, Guyana, Surinam et Guyane Française.
Certains des plus pauvres et misérables pays du monde».
Probablement la 4ème Flotte a des missions très diversifiées:
déstabilisation de la région, destruction du patrimoine culturel,
invasions et occupations de territoires pour sauver la planète.
Tous les pays-frères le savent. Mister Bush & Cie. doivent eux aussi
savoir que la majorité du peuple sud-américain n'est plus
ce qu' il était et que les vents tournent en Amérique du
Sud.
Caracas, mai 2008
Transmission par www.michelcollon.info