Rwanda 94

Nicole Mokobodzki
publié le : 27 Juin, 2019

« Une histoire française, une histoire africaine, une histoire d' empire » Patrick de Saint-Exupéry

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Le dernier génocide du 20ème siècle

En parler est dérisoire, ne pas en parler est criminel. Raul Hilberg conclut « La destruction des Juifs d' Europe » sur le génocide du Rwanda, avec cette amère constatation : « L' histoire s' était répétée ». Il y a vingt ans, le 6 avril 1994, l' avion à bord duquel se trouvent les présidents du Burundi et du Rwanda est abattu. Les FAR (Forces Armées Rwandaises) ainsi que les Interahamwe (miliciens) vont alors en cent jours assassiner un million de Tutsis. Cela fait écho. Plus d' un million de morts selon le Collectif des Parties Civiles pour le Rwanda, un million selon la Croix-Rouge et huit cent mille « seulement » selon l' ONU. Tout génocide donne lieu à des protestations négationnistes ainsi qu' à des batailles de chiffres. Cela aussi fait écho. Ajoutons que ce génocide eut aussi ses Justes : des Hutus qui cachèrent des Tutsis, voire se battirent à leurs côtés ; des Français qui inlassablement œuvrent pour faire connaître la vérité. Leur conception de l' honneur de la France.

Le premier génocide du 20ème siècle : la colonisation en question

Coïncidence : si le dernier génocide du XXe siècle s' est produit en Afrique, dans un pays colonisé par les Allemands, puis placé sous mandat belge jusqu' à son indépendance en 1962, c' est aussi en Afrique qu' avait été commis, en 1904, le premier génocide du siècle, le massacre des Héréros[1], dans une colonie alors allemande, dont le premier gouverneur ne fut autre qu' Heinrich Goering, le père d' Hermann Goering. Autre écho. Il s' agissait d' exterminer ceux qui, avec leur chef, Samuel Maharéro, s' étaient soulevés contre le colonisateur. Bilan : 30 à 40 000 morts. A l' occasion du centenaire du massacre, la ministre allemande de la coopération a demandé pardon au peuple Héréro de Namibie. Peut-être que le premier crime, c' était la colonisation. Sans elle, ce massacre n' aurait pas eu lieu.

La colonisation belge

Quand la SDN place le Ruanda-Urundi sous la tutelle belge, la population compte théoriquement une majorité de Hutus, agriculteurs, une minorité de Tutsis, éleveurs, et quelques Twas, potiers. Tous parlent la même langue et, monothéistes dès avant la colonisation, seront plus tard, à 90% de fervents catholiques. L' organisation de la société est clanique et certains clans sont interethniques. Mais depuis le milieu du XIXe siècle, les colonisateurs sont adeptes des théories raciales. Ainsi les Belges sont-ils convaincus que, remarquables par leur haute stature, leur teint clair, leurs traits racés, leur intelligence, les Tutsis ne sont pas de vrais Noirs : ce sont des nilotiques qui forment une élite. Quoi de plus naturel dès lors que de s' appuyer sur eux pour gouverner les autres ? Le pari aurait pu réussir n' était la soif d' indépendance des Tutsis. Renversement d' alliance : le colonisateur explique aux Hutus qu' ils sont exploités, mais pas du tout par les Blancs, par les Tutsis ! Il qui les désigne à leur haine, à leur vindicte. Ainsi, le premier crime fut bien la colonisation, qui impose de mentionner l' ethnie sur la carte d' identité. Écho. Il y aura même un équivalent du Protocole des Sages de Sion, avec un prétendu plan de colonisation du Kivu, au Congo. Et plus tard, on dressera des listes de Tutsis pour être certain de les tuer tous.

Ni l' Allemagne nazie, ni la colonisation belge n' ont eu le monopole des théories raciales et du racisme. La France eut Gobineau, Gustave Le Bon, Alexis Carrel. Dépassés ? L' école de la République a pourtant enseigné la théorie des races. Il est quand même bien commode d' avoir l' alibi de la supériorité raciale pour dépouiller des peuples. Et cette arrogance couve toujours sous la cendre. Rappelons-nous : « Dans ces pays-là, un génocide, ce n' est pas trop important »*.

Spécificité du génocide rwandais

L' extermination des juifs s' est faite dans des camps de concentration, à l' abri des regards et les voisins pourront dire : « Nous ne savions pas ». Au Rwanda, c' est en plein jour, devant les télévisions du monde entier que les génocidaires Interahamwe tuent, ivres de bière et de sang, avec un luxe de cruauté digne d' un Malaparte. Quand La Question d' Henri Alleg parut, Sartre déclara : « Ce qu' il y a de grave, ce n' est pas qu' il y ait des tortionnaires dans l' armée française, c' est de savoir qu' avec 90% des appelés du contingent, on peut faire des tortionnaires ». Cela suppose une méthode. C' est bien ce que dénoncera, à Arusha, devant le Tribunal Pénal International pour le Rwanda (TPIR), l' ancien commandant de la MINUAR (Mission d' assistance des Nations Unies au Rwanda), Roméo Dallaire, auteur du terrible J' ai serré la main du diable[2] : un génocide aussi expéditif, aussi massif, cela ne s' improvise pas. « Tuer un million de gens et être capable d' en déplacer trois à quatre millions en l' espace de trois mois et demi, sans toute la technologie que l' on a vue dans d' autres pays, c' est tout de même une mission importante. Il fallait une méthodologie. Il fallait des données, des ordres ou tout au moins une coordination.»

Faire la lumière

A l' époque, tous ceux qui doivent savoir savent et se taisent. Il est alors urgent d' occulter la vérité. Silence assourdissant. Rôle des médias dans ce que l' on appelle la fabrique de l' opinion publique. Aujourd' hui, grâce aux révélations des témoins, des acteurs, notamment militaires, des journalistes, des juristes, des chercheurs, des commissions d' enquête, de la justice, tous ceux qui veulent savoir le peuvent. Il suffit de le vouloir et de lire. « Que ceux qui n' auront pas le courage de lire cela se dénoncent comme complices du génocide rwandais », écrit Yolande Mukagasana2. Notre gratitude aux rescapés qui ont eu le courage de témoigner, à tous ceux qui, journalistes ou autres, ont inlassablement enquêté. Aucun d' entre eux n' a vraiment guéri. On ne guérit pas d' un génocide. On fait avec.

Ça ne s' est pas fait en un jour

C' est en 1959 qu' ont lieu les premiers massacres et que commence l' exode des Tutsis vers les camps des pays voisins. Cette année là, âgé de deux ans, Paul Kagamé fuit avec sa famille en Ouganda où , vingt ans plus tard, il combattra Idi Amin Dada. D' autres fuient au Burundi, au Kénya, en Tanzanie. Il faudra encore trente ans pour que la violence se transforme en crime d' État(s). En 1990 le journal Kangura publie Les dix commandements du Hutu qui se résument à un seul : tout Hutu doit tuer les Tutsis, quand bien mêmes ceux-ci seraient ses enfants. En 1994, un directeur d' école dira benoîtement à un gendarme français éberlué: « J' avais 82 enfants ; il m' en reste une vingtaine, j' ai dû tuer les autres, y compris les bébés complices. (!) » S' ajoutent des interdictions rappelant les lois de Vichy. Ainsi l' armée ne peut-elle recruter des Tutsis. L' idéologie est en place. Reste à la propager et à la mettre en actes.

Le rôle criminel des médias

Il faut des moyens puissants pour transformer un peuple en peuple d' assassins, de tortionnaires, de voleurs, d' incendiaires. C' est à quoi s' emploie, entre autres, la Radiotélévision Mille Collines dite radiotélévision La Mort, une radio privée : financée par quels capitaux ? Elle participe à la déshumanisation des Tutsis : ce ne sont que des nuisibles, des cafards, des serpents. Elle alterne musique populaire et appels au meurtre. C' est le début d' une effroyable chasse à l' homme. Ordre est donné à tous de se rendre aux « barrières » pour tuer les Tutsis, sans relâche : cela s' appelle « aller au travail ». Même les enfants. Théoneste, huit ans, demande à la radio : « Est-ce qu' un enfant peut tuer un Tutsi ? » « Mais bien sûr, est-il mignon ! Il n' y a pas d' âge pour tuer des Tutsis ». On rend compte des exploits. Tant de morts ici, tant d' autres ailleurs. Tandis que les hommes se livrent à la chasse aux « serpents », débusquent les « cafards », les femmes volent. Au bout de quelque temps, d' ailleurs, ceux-ci se présentent d' eux-mêmes, sûrs qu' ils sont de mourir. Ils demandent pardon et soudoient les tueurs, implorent qu' on les tue d' une balle dans la tête, pour en finir avec l' angoisse, pour échapper à la machette, au viol, au sadisme.

La cruauté est essentielle au conditionnement psychologique. « Manches courtes ou manches longues ? » demande-t-on. Selon la réponse on coupe la main ou le bras. Parfois les corps victimes « coupées » mais vivantes sont jetés dans la rivière qui les entraîne vers les sources du Nil : « Rentrez chez vous ! ». On coupe les pieds et les mains de Chantal, 17 ans, qui agonise sur place. Le soir tombe. C' est l' heure de boire de la bière et de se reposer. Le lendemain, Chantal vit toujours. Elle prie pour le salut de ses assassins. En témoigne Révérien[5] qui a vu tuer 43 membres de sa famille, éventrer les femmes, fracasser les bébés. Cachée dans les herbes, Yolande entend : « Muganga, on va la violer… Lui couper les seins…Moi, ce que j' aimerais c' est qu' on l' attache à un arbre et que, sous ses yeux, on coupe les bras de ses enfants avant de les tuer. » La cruauté est une drogue, le viol une arme. Combien de rescapées infectées par le SIDA ?

Dès octobre 1994, l' Unesco, dans un souci déclaré de prévention, demande que soit étudiée :
« l' influence exercée par la propagande incitant au génocide diffusée par l' intermédiaire de la radiotélévision ou de la presse, notamment dans des situations de conflits interethniques et interconfessionnels.» L' étude est confiée au CNRS. Les résultats en sont publiés, sous la direction de Jean-Pierre Chrétien, sous le titre « Rwanda. Les médias du génocide »[4].

Le rôle déterminant de l' Église catholique

Les médias sont relayés par une partie du clergé. Mais cela, c' est le dernier tabou. On tue partout : aux barrières, dans les stades, dans les écoles, dans les hôpitaux. On tue aussi dans les églises. Certains prêtres tentent de faire respecter le droit d' asile. D' autres livrent les réfugiés. Une partie du clergé, du haut clergé, est complice du génocide. Que les fonctionnaires d' autorité donnent des ordres, c' est dans la nature des choses. Quand, dans une population d' une aussi fervente piété, des prêtres livrent leurs ouailles, ils trahissent leur mission pastorale. Pis, ils enseignent que tuer l' autre : des « cancrelats » n' est pas pécher. Revient en écho cette remarque d' Élie Wiesel : « Tuer des rats, ce n' est pas assassiner ». Sans la complicité active d' une partie du clergé, le génocide eut sans doute été impossible. Quand on sut que Yolande Mukagasana écrivait son récit, [3]on vint la voir de Rome pour tenter de l' en dissuader. Un évêque présumé génocidaire exerce impunément son ministère en France. Le TPIR a condamné deux prêtres pour génocide. Quant au Vatican, il n' a pas fait droit à la demande d' excommunication émise par l' évêque de Dar es Salaam.

L' échec de la communauté internationale

Restent à déterminer les responsabilités au niveau des États et, tout d' abord, de la communauté internationale. Successeur de Kofi Anan, le Secrétaire général des Nations Unies, Ban Ki-moon évoque, lors des cérémonies du 7 avril, la honte de ne pas avoir empêché les massacres: « J'ai rencontré des rescapés du génocide, j'ai écouté leur chagrin. Lorsque j'ai visité pour la première fois le mémorial de Gisozi, j'ai vraiment senti le silence de la mort, le silence de ceux qui sont partis et le silence de la communauté internationale. Nous aurions pu faire mieux, nous aurions dû faire plus encore. »

Tous les États mêlés de près ou de loin ont admis leur part de responsabilité. Tous sauf un : la France dont le Premier ministre déclare, le 8 avril, dans son discours de politique générale: « Je n' accepte pas les accusations injustes et indignes qui pourraient laisser penser que la France s' est rendue complice d' un génocide au Rwanda. Son honneur, c' est toujours de s' interposer entre les belligérants. » Déshonorant usage du mot honneur. Position intenable à terme, comme le président Kagamé le note : « Aucun pays n'est assez puissant — même s'il pense l' être — pour changer les faits…  après tout, les faits sont têtus ».

Les faits sont têtus. Ils sont accablants. Les faire connaître et agir sur les causes !

Le puzzle est aujourd' hui assemblé. Les responsabilités sont connues. Si, pour Mitterrand, « Dans ces pays-là, un génocide, ce n' est pas trop important »*, cela le fut pour des journalistes comme Jean Chatain, Jean Hatzfeld, Patrick de Saint-Exupéry, pour certains militaires de l' opération Turquoise qui à ce jour ne comprennent toujours pas pourquoi, quand 20 000 Tutsis et Hutus solidaires étaient assassinés sur la colline de Bisesero, ils reçurent l' ordre de se retirer. L' honneur de la France, ce sont eux qui le défendent. C' est l' Association Survie, c' est la Commission d' enquête Citoyenne, c' est le Collectif des Parties Civiles pour le Rwanda. Les citoyens français ont le droit, le devoir de demander compte de l' usage que leurs élus ont fait de leurs deniers et de leurs voix. Et, pourquoi pas, de revenir sur une Constitution qui octroie au président de la République des pouvoirs régaliens. Il manque ici cette réparation symbolique qu' est la vérité. La refuser, c' est condamner Marianne à errer, moderne Lady Macbeth en proie à ses fantômes : « La tache ! La tache ! Il y a du sang sur cette petite main-là. Tous les parfums de l' Arabie ne sauraient effacer cette tache ».

Tout est dans les livres à commencer par « L' inavouable » de Patrick de Saint-Exupéry, sur place en 1994, qui a rencontré des témoins à tous les niveaux, suivi les travaux de la Commission d' enquête parlementaire. Tout est parti de la cellule africaine de l' Élysée. La livraison d' armes avant, pendant et après le génocide, la formation des Interahamwe, la protection des tueurs, le réarmement subreptice des Forces Armées Rwandaises c'est-à-dire des génocidaires qui, vaincus, gagnent le Congo voisin. Peu s' en fallut que Kigali ne soit bombardée : voir, signalé par Le Monde, le témoignage de Guillaume Ancel, ancien capitaine de l' armée française.[6] 

Quels étaient, cela dit, les enjeux ? L' Afrique, perçue comme pauvre, est en fait mortellement riche. En diamants, par exemple, en uranium, en coltan, ce minerai indispensable à la fabrication de nos téléphones portables. Quant aux rouages de l' exploitation, ils sont impitoyablement démontés dans les livres de François-Xavier Verschave[7], qui part de la Françafrique pour enchaîner sur la Mafiafric, internationale : mondialisation oblige et qui évoque les « Républiques souterraines », lesquelles n' ont pas grand-chose à voir avec les réalités et les illusions de « nos démocraties occidentales ».

Tout est déjà dans Rwanda 94 [8], pièce présentée en 1999 au Festival d' Avignon, dont la représentation ne fut possible à Paris que pendant trois jours : œuvre collective d' une troupe belge, le Groupov, avec la participation au niveau de l' écriture et de la représentation d' une rescapée : Yolande Mukagasana. C' est certainement l' œuvre théâtrale la plus importante de la seconde moitié du XXe siècle. Est-ce un hasard si l' un des personnages, Jacob, y apporte son grain de sel ? « Ainsi les fantômes des morts réclamaient justice. Et moi qui n' ai pas connu mon père, car mon père et son père étaient morts un jour d' avril dans un camp de Pologne, moi je dis : ‘S' il est vrai qu' il soit un temps pour chaque chose sous le ciel, alors il faut qu' il y ait aussi un temps de la justice et je suis sorti dans la rue'  ».[9] Et, oui, François Chatain a raison quand il écrit : « J' accuse ». Du temps de Dreyfus déjà, l' honneur de la France fut de reconnaître et de réparer. Elle dut pour cela se démarquer de ceux qui l' avaient déshonorée. Elle en sortit grandie !?

Notes

* NDLR Termes par lesquels François Mitterrand qualifiait le génocide du Rwanda, rapportés par Patrick de Saint-Exupéry dans Le Figaro du 12/01/98.
[1]. Tristan Mendès France, Les Héréros, le génocide oublié, film sur www.lautresite.com/new/edition/explo/hereros
[2]. Roméo Dallaire, J' ai serré la main du diable - La faillite de l' humanité au Rwanda, Éd. Libre expression, 2003, 684 p., 26€
[3]. Yolande Mukagasana, La mort ne veut pas de moi, biographie, Éd. Laffont, 1997, 268 p., 20,50€
[4]. Jean-Pierre Chrétien, François Dupaquier, Marcel Kambanda, Joseph Ngarambe, Les médias du génocide, Éd. Karthala avec RSF, 1995
[5]. Révérien Rurangwa, Génocidé, Éd. Presses de la Renaissance, 2006
[6]. Guillaume Ancel, Vents sombres sur le lac Kivu, The Book Edition sur Internet, 2014
[7]. François-Xavier Verschave, Complicité de génocide ? La politique de la France au Rwanda, Éd. La Découverte, 1994 ; La Françafrique- Le plus long scandale de la République, Éd. Stock, 1998 ; Noir silence - Qui arrêtera la France Afrique ?, Éd. Les Arènes, 2000 ; De la Françafrique à la Mafiafrique », Éd. Tribord, 2004 et avec Philippe Hauser, Au mépris des peuples - le néocolonialisme franco-africain », Éd. La Fabrique, 2004
[8]. Le Groupov, Rwanda 94 - Une tentative de réparation symbolique envers les morts à l' usage des vivants, Éd. Théâtrales, passages francophones, 2002 ; DVD chez l' Harmattan
[9]. Cf. aussi le remarquable travail de la Revue d' histoire de la Shoah, n° 190, janvier-juin 2009, Rwanda. Quinze ans après. Penser et écrire l' histoire du génocide des Tutsi, éd. Mémorial de la Shoah

Source : Presse Nouvelle Magazine, numéro 216, mai 2014

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