FRANCE, LE GRAND RETOUR DU COLONIAL
Francis Arzalier (Aujourd'hui l'Afrique
n° 105)
après avoir été durant trois siècles
la deuxième puissance coloniale du globe, la France a dû se résoudre
à l’indépendance nominale de son empire, révolté,
après la deuxième guerre mondiale. Jusqu' en 1962, seule,
une minorité de français étaient anticolonialistes ;
si la majorité a voulu en 1962 la paix en Algérie, c’est
pour en finir avec les désastres de la guerre coloniale, non parce qu' elle
donnait raison aux Algériens. Les vieilles mentalités coloniales
traînaient dans les têtes, nourrissaient le mépris raciste
de certains, l’étonnement chez d’autres devant tant d’ingratitude
africaine, « après tout ce que nous leur avons apporté… ».
Il reste un fait historique indéniable durant les décennies 1962-90
en France : les mentalités coloniales avaient, pour de multiples
causes, diminué dans le public français ; « le
tiers-mondisme » progressiste était presque à la mode,
Sartre y était aussi lu que Fanon et De Gaulle s’offrait le luxe
de condamner l’interventionnisme étasunien au Vietnam et en Amérique
Latine ; les sondages disaient que pour la majeure partie des Français,
les aventures coloniales n’avaient été que désastreuses
et qu' il était hors de question de réécrire le passé.
Durant ces quarante ans, même les intellectuels de droite condamnaient
l’empire détruit. Raymond Aron l’avait fait dès 1960,
Jacques Marseille a fait vingt ans après carrière en découvrant
subitement que les colonies avaient coûté cher aux Français.
Faut-il le rappeler ? Ce rejet récurrent des aventures coloniales
perdues d’avance, la plupart de nos concitoyens l’ont encore approuvé
en 2000, quand Chirac et Villepin ont dénoncé avec hauteur l’irresponsable
conquête de l’Irak par les USA et leurs alliés les plus serviles.
Le retour des vieux réflexes impériaux, progressif, s’est
amorcé il y plus de vingt ans dans le cadre de cette contre révolution
culturelle de la fin du 20e siècle, qui a vu s’effriter ou disparaître
la plupart des organisations révolutionnaires et des espoirs qu' elles
portaient : sujet trop vaste, aux causes trop multiples, pour relever de
cette analyse. Tenons-nous en à sa dimension « coloniale ».
Nous sommes au bout du chemin en France avec l’élection en 2007
de Sarkozy et la formation d’un gouvernement dont les responsables des
relations avec l’Afrique et le monde sont Bernard Kouchner et Brice Hortefeux.
La parabole personnelle du personnage qui investit le quai d’Orsay n’a
finalement rien de rare, l’histoire de France fourmille de ces hommes
ou ces femmes révolutionnaires de jeunesse, et réactionnaires
en vieillards, parce que le goût du pouvoir a toujours compté pour
eux plus que les convictions ou les amitiés ; étudiant communiste
en 1960, Kouchner a mis dès 1967 la médecine humanitaire au service
de la pire hypocrisie politique avec les affamés du Biafra ; il
a alors utilisé les bons sentiments des français en faveur des
séparatistes Ibas du Nigéria, qui étaient alimentés
en armes par les espions de Foccart et en subsides par le pétrolier français
Elf contre les intérêts anglo-saxéons ; Kouchner, c’est
ensuite (en 1981), l’un des organisateurs de la grande campagne médiatique
à propos des « boat-people », ces émigrés
indochinois fuyant l’enfer d’un Vietnam à peine libéré
de l’occupation américaine ; c’est encore le personnage
qui n’a pas eu honte en tant que secrétaire d’état
de faire collecter dans les écoles de l’argent pour les affamée
d’Ethiopie, en 1982, uniquement pour démontrer le caractère
criminel de la révolution éthiopienne ; sait-on qu' une
fois Kouchner filmé sur la plage avec son mini-sac de riz sur le dos,
l’essentiel de la cargaison a pourri sans être distribuée ?
Kouchner, depuis dix ans, ne s’exprime publiquement que pour appeler à
toutes les guerres impérialistes, en Yougoslavie, en Afghanistan, en
Irak, sans jamais le moindre regret quand le résultat est évidemment
désastreux. Il a été l’un des pères de l’explosion
de la Yougoslavie et des luttes sanglantes qui s’en sont suivies :
il avait donc mérité d’être nommé par les puissances
occidentales gouverneur d’occupation au Kossovo, région arrachée
à la république Serbe ; il y a flatté les séparatistes
albanais qui menacent, encore aujourd’hui, avec les autres nationalistes
balkaniques, de remettre le feu à toute cette partie de l’Europe.
Enfin, et surtout, Kouchner, l’idéologue défend en France
et à l’ONU, avec l’appui des USA, et des autres grandes puissances,
« le droit d’ingérence » dans un pays quelconque,
quand « libertés » (?) et « droits de
l’homme » y sont menacés. Cette notion, très
hypocrite, tous les historiens le savent, y compris ceux qui l’approuvent,
n’est que la version en l’an 2000 du droit colonial en usage en
1900 ; il y a un siècle, la France et l’Angleterre se donnaient
le droit de subjuguer l’Afrique pour y éradiquer l’esclavage,
le despotisme et la sauvagerie des mœurs ; en 2007, Kouchner et quelques
autres prônent le droit (pour les puissances industrielles qui en ont
les moyens) d’intervenir militairement, après l’Irak, en
Somalie et au Soudan : Saddam Hussein menaçait, paraît-il
la planète d’armes inexistantes et son peuple, réduit aujourd’hui
au chaos sanglant ; les « tribunaux islamiques »
qui faisaient régner l’ordre à Mogadiscio avec l’assentiment
populaire, étaient de méchants intégristes, heureusement
dispersés par des chefs de guerre déjantés, mais pro-occidentaux ;
des milices opposées massacrent les civils au Darfour et au Tchad avec
le soutien de sponsors extérieurs, français, américains,
chinois et autres : transformer la région en nouvel Irak, comme
le prônent certains stratèges, apporterait, selon Monsieur Kouchner,
le bonheur enfin aux peuples africains incapables de maîtriser leurs instincts
belliqueux ; l’argument raciste, noirs et arabes condamnés
par leurs gènes à la guerre, incapables de se gérer si
l’Occident ne s’en mêle pas, n’a rien de neuf non plus.
Monsieur Kouchner était encore, il y a quelques semaines, membre du parti
socialiste français, il est, surtout depuis 20 ans, un des idéologues
de la théorie coloniale, mondialisée à l’usage du
21e siècle, théorisant le droit des grandes puissances coalisées,
sous la direction de la plus puissante d’entre elle, de juger du comportement
des petites nations et de leur imposer par la force, leur volonté. Est-ce
si étonnant ? Monsieur Lamy, président de l’organisation
mondiale du commerce (OMC) chargée d’imposer aux pays producteurs
les plus faibles la concurrence des plus forts en ouvrant les marchés,
n’est-il pas lui aussi adhérent du PS ?
L’essentiel n’est donc pas de s’interroger sur l’étiquette
politicienne d’individus qui affichent une si grande proximité
de vues que les passerelles sont faciles, le fait est là, essentiel et
brutal, inquiétant pour l’avenir des relations franco-africaines
et mondiales : l’esprit colonial est aujourd’hui au quai d’Orsay,
et le ministre de « l’immigration et identité nationale »
Hortefeux en charge des visas, du rapprochement familial des étrangers,
de la nationalité française etc. On peut s’inquiéter
quand on joint à cela les flatteries premières du nouveau président
aux électeurs d’extrême droite, ses allusions aux fondements
génétiques du comportement, son discours sur la grandeur de l’œuvre
coloniale (il a même affirmé que les seules victimes de la guerre
d’Algérie furent les colons rapatriés !). Tout cela
justifie quand on se veut sincèrement attaché à l’amitié
avec les peuples d’Afrique une grande méfiance pour l’avenir.
Avec, tout de suite, une attention extrême au pire des dangers immédiats,
le risque d’une extension de guerre à tout le nord de l’Afrique
si la France pèse en faveur d’une intervention militaire occidentale
au Darfour, aux côté des USA de Bush. Nous devons dénoncer
sans complaisance aucune l’aventurisme de Bernard Henri Levy au sein « d’un
collectif urgence Darfour » qui réunit dans la confusion la
plus totale les partisans les plus avoués des guerres de conquête
et les naïfs qui reproduisent en toute bonne foi les pires manipulations
de l’opinion au service du colonialisme. Heureusement, nous ne sommes
pas seuls à appeler à la lucidité : Pierre Micheletti,
président de Médecins du Monde (MDM) évoque des « déclarations
dangereuses et intempestives ». Il dénonce une « dialectique
simplificatrice à l’extrême », loin de la « complexité
de la situation locale » vécue par ses équipes, estime
que le conflit Darfour est « fait de rivalités entre agriculteurs
sédentarisés et pasteurs nomades » aggravées
par « l’activation de rancœurs voire de haines reposant
sur des bases ethniques ».
Pierre Micheletti refuse l’instrumentalisation des humanitaires destinée
à justifier un conflit armé « au moment où les
radicalismes du monde musulman utilisent ce type de confusion pour assimiler
l’ensemble des intervenants y compris les humanitaires, à des supplétifs
des armées occidentales (…), nous devons nous protéger de
ce type de manipulations véhiculées par d’autre radicalismes,
occidentaux ceux-ci »
…De son côté le président de la fondation Médecins
sans Frontières (MSF), Jean-Hervé Bradol, « regrette
qu' un collectif (…) préfère donner dans la surenchère
guerrière (…) plutôt que de pousser les gouvernements européens
à s’engager sérieusement dans une politique de médiation »
(cités par le Monde, 16 mai 2007)
Le martyre des paysans du Darfour ne peut laisser personne indifférent
et l’émotion est légitime.
Mais ajouter la conquête impérialiste du Soudan aux massacres actuels
serait comme arroser d’essence un brasier ; au contraire il faut
agir pour empêcher les ingérences des grandes puissances au lieu
de les accroître, de toutes les ingérences, à commencer
par celles de la France, dont les troupes soutiennent à bout de bras
les régimes dictatoriaux de Centrafrique et du Tchad ; l’Unicef
estime à plus de 200 000 les réfugiés centrafricains.
Auraient-ils moins droit à notre compassion que ceux du Darfour voisin ?
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