VERS 1900 : L’EUROPE REGARDE L’AFRIQUE
(aujourd'hui l'afrique n°101)

Claire Lippus

Les remarques qui suivent sont inspirées par plusieurs importants articles regroupés sous le titre : «Voyages autour du monde », dans une collection de quatre ouvrages reliés (par les soins d’un lecteur semble-t-il). Aucune référence ne permet de dire dans quelle revue les articles ont été, à l’origine, publiées, mais ils font tous référence à des expéditions ou des voyages de la fin du 19ème siècle, et l’Afrique n’y tient pas plus de place que d’autres pays du monde (Inde, Japon, Amérique du Sud, voisinent avec la Suède, la Russie ou le Canada).
C’est donc l’exotisme et l’aventure des voyages qui dominent le récit, à une époque où le voyageur et l’explorateur ont été mis au goût du jour par des écrivains comme Jules Verne, pour qui le but des explorations est de « faire connaître à l’Europe émerveillée le précieux résultat de tant de maux soufferts… » (Les voyageurs du 20ème siècle-1878). L’ensemble des articles est d’ailleurs regroupé sous le titre : « Voyages autour du monde », emprunté à Jules Verne. Rien ne manque dans tous ces récits : fauves, insectes, « araignées grosses comme des crabes », pluies de sauterelles, maladies dont certains, comme le jeune duc d’Uzès, ne réchappent pas. Parmi les dangers, les usages locaux ne sont pas des moindres : une scène d’anthropophagie est décrite avec force détails (article du duc d’Uzès sur le Congo) et les illustrations en soulignent l’horreur (1). Si les armes européennes viennent vite à bout des résistances, les accrochages militaires avec la population locale (notamment au Sénégal) ne manquent pas, mais sont minimisés. Que peuvent ces sauvages ? Car c’est bien ainsi que la plupart des récits considèrent les indigènes - de bons sauvages, s’ils veulent bien s’allier à nous (2), de mauvais s’ils résistent -. Ce regard doit être replacé dans son contexte historique. N’oublions pas que Pierre Larousse, dans son Grand Dictionnaire universel du 19ème siècle (1872) en parlant de « l’espèce nègre » écrivait : « ils ont le cerveau plus rétréci, plus léger et moins volumineux que celui de l’espèce blanche ».Mais le même P. Larousse reconnaissait que cela ne justifie en rien la pratique de l’esclavage. Cette question est souvent présente dans les divers récits où l’importance de la traite est mentionnée. Charles Simond, dans l’article Les assassins du grand désert, rappelle les expéditions réalisées pour la Compagnie Royale du Niger par les Robinson qui constatent le rôle des bandes entretenues par les petits chefs locaux pour détrousser les caravanes et acheminer les esclaves sur les marchés de Kano ou Sokoto « par centaines, par milliers même ». Quel remède ? Charles Simond pense que seule une réforme des impôts et des transactions (jusqu' alors basés sur le portage et le troc, donc nécessitant l’emploi d’esclaves) peut aboutir à la victoire du « droit humain contre la force aveugle ». Suivent des considérations édifiantes sur le commerce au Soudan central, sur la chasse aux esclaves et sur l’usage des esclaves comme monnaie d’échange.
La construction du chemin de fer pour le transport des marchandises est largement évoquée (article de Ch. Henry Robinson) comme moyen d’abolir l’esclavage.
Au cours de ces récits, les bons sentiments ne manquent pas : l’Europe serait le vecteur de la civilisation et du droit, et les responsables de l’esclavage, les chefs locaux et les Arabes.
Deux auteurs nous semblent avoir des vues plus modernes : Jean Dybowski et Edouard Foa, tous deux responsables d’expéditions classiques, mais soucieux de collecter des observations d’ethnologie scientifique.
Jean Dybowski, agronome français, après une expédition dans le Sahara algérien, est chargé de rejoindre la mission Crampel, entre Congo et Tchad. Celle-ci ayant été massacrée, Dybowski, avec 42 tirailleurs, mène d’abord une action militaire (d’ailleurs assez sanglante), puis décide d’explorer la région de l’Oubangui. Il rapporte de ces missions un ouvrage : La route du Tchad (Ed. Firmin-Didot) où il étudie avec soin les usages, costumes, artisanat. Il reconnaît que la sculpture peut être qualifiée « d‘œuvre d’art », et rappelle qu' un Loango amené à l’exposition universelle de 1889 émerveille tout le monde « par son talent naïf » de sculpteur sur ivoire. Ses observations sur la flore et la faune sont celles d’un agronome désireux d’importer d’autres espèces, et de développer l’agriculture coloniale dont il fut un pionnier.
Un autre regard est celui d’Edouard Foa dans Du Cap au lac Nyassa (Ed. Plon). Son regard est incontestablement celui d’un scientifique, et les considérations morales ne sont pas absentes. L’arrivée de Européens menace l’Afrique, sa faune d’abord, pour laquelle Foa suggère de créer une réserve naturelle (« pourquoi les puissances européennes qui de tous côtés s’acharnent à démembrer l’Afrique » n’y consacreraient-elles pas un coin de terre ?), mais aussi les hommes, comme les élèves d’une mission qui sont « impolis, impertinents et habillés à l’européenne, toutes choses insupportables à un voyageur qui cherche du primitif ». Foa décrit méticuleusement usages et objets dont il rapporte certains pour le musée ethnographique du Trocadéro (futur Musée de l’Homme), et cette phrase en dit long sur sa démarche : « L’indigène qui se suffit à lui-même et qui est heureux chez lui a toujours plus d’indépendance que celui auquel l’Européen apporte le bien-être ». On n’est pas si loin du regard de Leiris ou Griaule, mais par instants seulement.
Certes, les objectifs économiques et militaires priment souvent l’intérêt scientifique qui, aux yeux de certains ne suffit pas à justifier tant de sacrifices. Ainsi Charles Gordon (dit Gordon Pacha), qui meurt à Khartoum envoyé par le gouvernement britannique pour évacuer le Soudan révolté, n’appréciait pas les expéditions de découverte : « je ne vois pas pourquoi j’endurerais des privations et des fatigues pour satisfaire la curiosité d’un tas de savants que je ne connais point. Votre Afrique est un pays détestable avec ses moustiques, ses brousses et ses naturels…qu' aucun mortel ne civilisera. Je l’ai en horreur, ce pays d’insectes, de marais, de forêts et de misère et je ne vois pas pourquoi je me sacrifierais pour quelque géographe ». Hélas pour lui, ce fut pour les intérêts britanniques qu' il se sacrifia.
Au début du 20ème siècle, l’Afrique est en effet un terrain de conquête où les grandes puissances délimitent leurs zones d’influence et, comparé aux objectifs économiques et diplomatiques, l’intérêt scientifique passe au second plan.
Nous ne détaillerons pas ici les expéditions relatées dans ces volumes, mais toutes se situent dans des lieux stratégiques, au sens propre parce qu' elles doivent assurer les possessions françaises face à une autre puissance européenne (la question du Haut Nil et les liens que les Français, à travers la mission Marchand, veulent établir entre leurs possessions du Congo et le Nil, est largement détaillée, ainsi que les accrochages avec l’Angleterre). La France a notamment pour objectif de reconnaître la boucle du Niger et de « relier nos établissements soudanais à nos factoreries du Golfe de Guinée ». C’est le but de la mission Binger. L’article de Charles Simond qui lui est consacré analyse les objectifs géographiques et politiques, les perspectives commerciales et, accessoirement, les « bonnes relations avec les indigènes » qui faciliteront le commerce. En Afrique du Sud, l’ambition de la France n’est pas la conquête territoriale car les Anglais sont partout présents, mais un « rôle actif dans l’influence morale » grâce aux missions : possessions, protectorats, zones d’influence, des notions qui s’entremêlent et permettent à l’Europe de quadriller l’Afrique. La conférence de Berlin qui se réunit en 1884 marque un tournant, d’ après Charles Simond, entre « l’ère des explorations purement scientifiques » et celle des rivalités politiques, et l’auteur reste pessimiste sur « l’équilibre africain ». L’article qu' il lui consacre ne manque pas de lucidité. On peut y lire par exemple : « il n’est question au début que de mettre fin à la traite des nègres, de frayer des voies à la civilisation…En réalité, à mesure que l’on marche de l’avant, on fonde des stations militaires, on occupe le pays en attendant qu' on puisse l’exploiter ». Ce qu' il entend par « on » ? L’Angleterre, le Portugal, la Belgique, l’Allemagne, et bien sûr la France, c'est-à-dire des peuples «  à l’étroit dans leurs frontières » et qui peuvent encore pousser leurs pions en Afrique alors que tout est bloqué en Europe. « Dieu offre l’Afrique à l’Europe » avait dit Victor Hugo (discours du 18 mai 1879). Mais tout n’est pas si simple : l’arbitrage prévu à Berlin en cas de conflit ne prévoit pas de sanctions. D’autre part le congrès se préoccupe surtout de la liberté de commerce et de navigation vers l’intérieur (principalement sur le Congo, le Niger, et leurs affluents), et définit la notion d’hinterland qui garantit une protection de l’arrière pays aux puissances installées sur la côte. Mais ce principe même entre en contradiction avec les objectifs des puissances d’établir une domination d’un seul tenant à travers l’Afrique : du Cap au Caire pour l’Angleterre, et pour la France du Golfe de Guinée à la Méditerranée et le plus loin possible vers l’est (d’où l’incident de Fachoda). Charles Simond évoque même les conférences de l’Ecole coloniale de Paris et les Français qui rêvent du « retour de la grande époque de Dupleix » !
Notons que, dans tous ces écrits, il n’est jamais question du regard que porte l’Afrique sur les entreprises européennes, pas question non plus de deux territoires indépendants : l’Ethiopie et le Libéria (que les Etats-Unis représentent à Berlin en tant que « tuteurs »). Aucun Africain n’est présent à la conférence de Berlin.

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