Le Sénégal sous Wade : radioscopie d’une alternance confisquée

Document élaboré par le Parti de l’Indépendance et du Travail  du Sénégal sur l’état du pays deux et demi après l’Alternance

INTRODUCTION

Il y a à peine plus de deux ans, le Sénégal réalisait l’alternance dans des conditions qui semblaient lui ouvrir de meilleures perspectives de progrès économique, social et culturel. Elu à une confortable majorité de 58% et sur la base d’un programme qui prenait réellement en charge les préoccupations essentielles des populations, le nouveau régime bénéficiait du soutien massif de celles-ci. Par ailleurs, l’élégance avec laquelle, grâce à la maturité politique de notre peuple, le changement avait été opéré, dans un continent où pareille situation débouche souvent sur des conflits dramatiques, avait renforcé le prestige international de notre pays et rehaussé son image de marque. Voyant là les prémices d’un nouveau départ avec la promesse d’une gestion plus efficace et plus efficiente de l’Etat et des ressources nationales, nos partenaires étrangers au développement  en étaient rendus plus disponibles à notre égard et ne ménageaient pas les signaux de leur détermination à contribuer plus activement au redressement du pays . Aujourd’hui, force est de constater que les espoirs que l’alternance avaient fait renaître se sont évanouis à la faveur des deux années que le pays vient de vivre . La déception et le désenchantement sont d’autant fortement et massivement ressentis par les populations qu’elles ont le sentiment d’avoir été trompées voire trahies, tellement le sort que la grande majorité d’entre elles vit quotidiennement est aux antipodes de celui que leur annonçaient les engagements sur la base desquels elles avaient porté au pouvoir l’actuel Président de la République .

Aux difficultés de la vie quotidienne dans les villes et dans les campagnes sont venues s’ajouter pour les aggraver les pratiques du nouveau régime en matière de gestion de la chose publique qui risquent de compromettre davantage les équilibres qui avaient jusqu’ici permis d’assurer à notre peuple un minimum de cohésion nationale, de stabilité et de paix civile. En effet, le Président de la République dont la géographie politiquement utile se réduit à trois régions, joue dangereusement avec le feu, en n’hésitant pas à utiliser la religion à des fins purement politiciennes, au risque non seulement de porter un préjudice irréparable à l’harmonie, à la cordialité voire à la convivialité qui ont toujours existé entre les différentes confessions et les différentes confréries, mais aussi de faire ainsi le lit des forces qui n’ont jamais accepté les fondements républicains de notre Etat et qui sont à l’affût de la moindre occasion pour les remettre en cause . Son populisme démagogique porte le Président de la République à faire tout ce qui peut lui valoir quelque soutien, surtout au moment où la base politique et sociale qui l’avait porté au pouvoir ne cesse de se rétrécir comme une peau de chagrin. C’est ainsi qu’il cherche à entraîner dans son sillage et à faire intervenir dans la vie publique les forces les plus obscurantistes de la société en tirant systématiquement celle-ci par le bas et en vouant pour la même raison une hostilité à peine déguisée aux intellectuels, à certains secteurs de la presse et de la société civile et finalement à tous ceux qui peuvent le contester, lui ou sa politique, sur des bases rationnelles.

Le Parti de l’Indépendance et du Travail du Sénégal, qui a apporté dans l’avénement de l’alternance une contribution que nul ne se hasarde à contester, estime qu’il est à la fois de son droit et de son devoir de porter à la connaissance de l’opinion publique nationale et internationale sa propre analyse des raisons pour lesquelles notre pays en est arrivé à une pareille situation . C’est précisément l’objet de ce document . Certains éléments de cette analyse recoupent d’ailleurs des appréciations qui sont faites ces derniers temps, sur notre pays, par de nombreuses organisations internationales. Nous n’hésitons pas à reconnaître d’emblée cette convergence ponctuelle. C’est d’abord parce que, l’indépendance intellectuelle de notre parti ne pouvant être contestée par personne dans ce pays, l’exigence de vérité nous amène à accepter une position qui nous paraît fondée, même si elle émane de personnes dont nous n’avons pas l’habitude de partager les opinions, ou d’institutions et d’organisations dont nous n’avons jamais considére les analyses comme parole de Coran ou d’Evangile . C’est aussi parce qu’il n’ y a pas longtemps le pouvoir actuel, qui les voue aujourd’hui aux gémonies à cause de leurs critiques, voyait dans leurs appréciations positives la meilleure preuve que sa politique était bonne . C’est enfin et surtout parce que ces organisations, quoiqu’en pense maintenant le Chef de l’Etat qui les accuse de chercher à le destabiliser pour on ne sait quelle raison, n’ont pas du tout la vocation, comme ce dernier pourrait nous en soupçonner, de faire de la « politique politicienne » . Il faut préciser enfin que notre analyse s’est délibérément limitée à la période écoulée depuis l’Alternance pour n’avoir pas à imputer au nouveau régime une responsabilité qu’il pourrait légitimement refuser d’assumer .

I. Une Constitution qui renforce la concentration du pouvoir et institutionnalise le culte de la personnalité

La lutte des démocrates sénégalais dans la diversité de leurs positionnements politiques respectifs sur l’échiquier national s’était traduite sous l’ancien régime par d’importantes avancées qui avaient d’ailleurs permis de réaliser l’alternance dans des conditions qui avaient rehaussé le prestige et l’image de marque du Sénégal en Afrique et dans le reste du monde. Le « cahier de charge » que les Sénégalais, en votant majoritairement pour le changement de régime en Mars 2000 , avaient élaboré pour le Président de la République comportait, entre autres, deux tâches fondamentales qui se conditionnaient d’ailleurs réciproquement. La première de ces tâches  découlait de l’ampleur de la demande sociale et de son rôle dans la chute de l’ancien régime. C’était celle d’une gestion rigoureuse, productive et transparente de la chose publique, une gestion dont la finalité serait surtout de faire bénéficier les couches populaires, dans l’équité et la justice sociale, des retombées des sacrifices et des privations qu’elles avaient supportés  durant les longues annéees d’ « ajustement structurel ». La seconde était de caractère essentiellement politique . C’était celle de la poursuite du processus démocratique, de sa consolidation et du renforcement de ses acquis, notamment par l’institutionalisation de procédures et de pratiques susceptibles de conforter les fondements de l’Etat de droit, d’assurer dans ce cadre aux citoyens une implication plus directe et plus profonde dans la gestion quotidienne de leur destin et de rendre plus effectif leur pouvoir de contrôle et éventuellement de sanction de leurs gouvernants. Nous sommes aujourd’hui loin d’une telle situation et la raison doit en être située d’abord et avant tout au niveau du nouveau cadre institutionnel et politique dans lequel évolue le pays depuis l’adoption de la Constitution du 7 Janvier 2000. Nombreux sont les Sénégalais, y compris dans les rangs de ceux qui, pour diverses raisons, s’étaient mobilisés pour l’adoption de cette Constitution qui reconnaissent aujourd’hui le bien-fondé des raisons pour lesquelles le PIT, en ce qui le concerne, s’y était fermement opposé.

En effet, cette Constitution avait été taillée à sa propre mesure par le Chef de l’Etat. Elle n’avait pas d’autre but que de renforcer la concentration du pouvoir, qui était déjà excessive sous l’ancien régime, entre les mains du Président de la République , en jetant ainsi les bases d’une institutionalisation du culte de la personnalité et en aggravant le déséquilbre qui existait déjà dans ses rapports avec les autres pouvoirs plus que jamais réduits à de simples appendices.

Alors que le régime est censé être de type « parlementaire », le Gouvernement s’est vu complétement dépouillé de la prérogative, inhérente à la nature d’un tel régime, de la définition et de la mise en oeuvre de la politique dont il reste pourtant responsable devant le Parlement. Il a été par ailleurs composé et il fonctionne sur la seule base des convenances politiques personnelles , pour ne pas dire des caprices, du Président de la République, sans aucune préoccupation de compétence et d’efficacité au service de la Nation. L’Assemblée Nationale n’est pas logée à une meilleure enseigne. Elle n’a d’abord aucun pouvoir réel de contrôle sur le Président de la République qui définit et oriente la politique générale de la Nation mais n’en répond nullement devant elle. Ensuite, par les artifices d’une loi électorale qui a été systématiquement et régulièrement tripatouillée à cette fin depuis l’alternance, le Président de la République et son parti s’y sont arrogés une majorité écrasante de 98 députés élus avec 49 % des suffrages c’est-à-dire moins que la moitié. Par ailleurs, malgré la promesse électorale qu’il avait faite sur ce point, Maître Abdoulaye Wade continue de cumuler ses fonctions de Chef de l’Etat et celles de premier responsable de son parti . Il est seul ainsi à décider de la carrière politique de ses députés qui, pour cette raison, lui doivent une docilité sans faille. La majeure partie de ces derniers ne savent ni lire ni écrire dans la langue officielle, ce qui est une des multiples violations de la loi électorale par le nouveau régime, mais qui a été fait à dessein pour pouvoir mieux contrôler l’institution parlementaire. Enfin, en vertu des dispositions de la même Constitution, à partir de 2003, le Président de la République pourra dissoudre l’Assemblée Nationale sans avoir besoin d’aucune justification, ce qui lui permettra, à partir de cette date de tenir davantage en respect sa majorité parlementaire et  de la contraindre à une plus grande docilité à son égard..

Par ailleurs, lors des élections qui se sont tenues en Avril 2002 pour le renouvellement des représentants des populations à la tête des collectivités locales, le Chef de l’Etat espérait boucler la boucle du contrôle total des institutions du pays, notamment en prenant celui des assemblées locales et de leurs directions et rien n’a été ménagé par lui pour y parvenir, de la fraude à l’achat des consciences en passant par le chantage et les tentatives d’intimidation . Pour n’avoir réalisé en fin de compte qu’un score de 4O% à ces élections , soit un recul de 9% par rapport aux législatives tenues en Avril 2OO1 et de 18% par rapport aux présidentielles de 2000, le Chef de l’Etat a incontestablement subi une défaite cinglante dont la réalité et l’ampleur n’ont été masquées que par les dispositions de la loi électorale qui ici aussi a permis à la minorité qu’elle représente de s’emparer de la majorité des élus. Au lieu de prendre acte de la volonté populaire qui s’est une fois encore clairement exprimée ainsi contre son régime et de la respecter, Maître Abdoulaye Wade a cru devoir riposter en soumettant à son Assemblée Nationale une loi qui, sous le prétexte de contraindre les élus locaux à bien gérer les collectivités, vise en réalité à lui donner le moyen d’un chantage permanent à la dissolution contre ceux d’entre eux qui refuseraient de se soumettre à sa volonté.

 C’est tout ce qui précède qui fait que l’actuel Président de la République, quoique devenu archiminoritaire dans le pays malgré la cohorte des partis qui le soutiennent, peut aujourd’hui, grâce à sa Constitution, faire en toute légalité, ce que Senghor lui-même, encore moins Abdou Diouf, ne pouvait se permettre. C’est le lieu de souligner que jamais famille de Président de la République, notamment sa femme et ses enfants, sans aucun autre titre que celui-là, n’a été aussi directement impliquée que la sienne dans la gestion de la chose publique, avec un comportement ostentatoire qui frise parfois le mépris. On chercherait à poser les jalons et les bases d’une nouvelle dynastie, dans la pure tradtion de la monarchie héréditaire, que l’on ne s’y prendrait pas autrement.

II. Une gestion opaque, incompétente et patrimonialiste de la chose publique qui s’est traduite par une détérioration sérieuse de la situation économique

La concentration du pouvoir réel entre les mains d’un seul homme favorisée et aggravée par les dispositions de la  Constitution du 7Janvier 2000 ne pouvait manquer d’avoir une traduction concrète dans la façon dont le Président de la République et son Gouvernement assurent la gestion quotidienne de la chose publique . Ici aussi, tout part de la Présidence de la République et tout y revient. Les différents ministères sont court-circuités quotidiennement dans leurs domaines de compétence respectifs par toutes sortes d’Agences et d’Autorités directement ou indirectement reliées à la Présidence de la République et une pléthore de Conseillers du Chef de l’Etat dont le nombre n’a d’égal que le flou de leurs attributions. De ce fait, à part ceux confiés aux nouveaux barons qui constituent la garde rapprochée politique du Président de la République les porte-feuilles ministériels ne sont que des coquilles vides dont les détenteurs sont réduits à n’être que l’ombre d’eux-mêmes. A l’intérieur de ce dispositif strictement verrouillé dont aucun rouage n’échappe au contrôle du Chef de l’Etat, les pratiques honnies de malgouvernance ne peuvent que prospérer.

C’est ainsi qu’ avec le maintien du Décret 80-32 du 18 Juin hérité du régime précédent et dont l’abrogation avait été promise dans le Programme de la CA  2000, qui était celui du candidat Abdoulaye Wade, les « grands projets de l’Etat » continuent d’être logés à la Présidence de la République au lieu d’être rendus aux différents ministères. La pratique du gré à gré dans l’attribution des marchés de l’Etat se poursuit dans des conditions qui en aggravent l’ampleur, notamment avec la levée du plafonnement de cent (100) millions qui avait été arrêté par l’ancien régime. C’est d’un déplafonnement de fait qu’il faut d’ailleurs parler puisque le régime actuel a choisi d’entretenir à dessein un flou artistique sur le nouveau plafond, ce qui permet d’octroyer sans appel d’offres des marchés dont le montant peut atteindre le milliard et parfois plus. Dans une lettre-circulaire adressée en Juin 2002 aux Ministres et Ministres Délégués, Madame le Premier Ministre a tenu à rappeler expressément à ces derniers que le Président de la République avait décidé en Conseil des Ministres que désormais tous les marchés sans exception devaient lui être soumis avant attribution. Toujours dans le sens du contrôle total des ressources du pays, le Président de la République, à la veille des élections locales, avait fait voter par son Assemblée Nationale une loi, qui est aussi en matière de bonne gouvernance, une véritable régression par rapport à l’ancien régime, levant l’interdiction du cumul des fonctions de Directeur de société et d’élu local, ce qui permet non seulement d’élargir la base de la reproduction du Parti-Etat et de se donner plus de moyens pour l’achat des consciences mais aussi d’instaurer un système de « trésoreries communicantes » qui se prête plus facilement aux manipulations financières irrégulières et à leur couverture. On peut constater d’ailleurs que toutes les fonctions administratives et tous les « projets » qui gèrent des moyens financiers importants ou qui sont susceptibles d’en rapporter sont, sans exception, confiés aux hommes du Président.

En gérant donc les ressources de l’Etat comme un patrimoine familial, dans le désordre, l’incompétence, l’obscurité et l’irresponsabilité les plus totales, dans le cadre d’une personnalisation sans précédent du pouvoir présidentiel et du renforcement accéléré des bases et des mécanismes de développement du Parti-Etat, le régime actuel, en deux années d’existence seulement, a replongé le pays dans une situation économique telle que la menace d’une remise sous ajustement qui se ferait dans des conditions pires que celles connues dans le passé, est publiquement brandie aujourd’hui par les institutions financières . En effet, selon le « patron » du FMI lui-même, le déficit budgétaire a été multiplié par trois (3) en 2001. De Janvier 2001 à Juin 2002, le déficit de gestion de la Poste s’est aggravé de 13 milliards. Entre Janvier 2002 et Mars 2002, le gouvernement a fait un dépassement de 27 milliards sur les dépenses autorisées par la Loi des Finances sans que les Sénégalais puissent voir quelles sont les réalisations concrètes que cela permis de financer. Ce dépassement cumulé avec un manque à gagner de 13 milliards de recettes fiscales occasionne un déficit budgétaire total de 40 milliards en trois mois seulement, sans parler du sort toujours non éclairci des fameux 6 milliards de la SONACOS, de la quarantaine de milliards que nous a coûtée inutilement la gestion incompétente du dossier de la privatisation de la SENELEC  et les 10 milliards qui auraient été consacrés à la réparation de l’avion présidentiel et sur la provenance desquels le gouvernement n’a fourni d’explication que pour les 3 milliards, ce qui lui vaut d’avoir, sur ce point aussi, une demande de clarification de la part de la Banque Mondiale.

 Dans un tel contexte d’incompétence avérée et d’absence totale de transparence, il n’est pas étonnant que depuis son avènement le régime de l’alternance n’ait encore réussi à boucler aucun de ses programmes avec les institutions de Bretton Woods, ceux qui sont en cours d’exécution ayant été négociés et finalisés par l’ancien régime avant sa chute. Il n’est pas étonnant non plus, avec l’aggravation du coefficient risque du Sénégal, que les investisseurs privés étrangers, en matière d’intervention dans notre pays, semblent préférer s’en tenir pour le moment à se faire photographier avec le Chef de l’Etat et interviewer par la radio et la télévision nationales-ce qui peut être utile pour leur press-book- mais qui nous laisse encore loin de cette « pluie de milliards » et de « projets déjà bouclés » que le Président de la République, pour garder le contrôle de l’imaginaire des populations, ne cessait de faire miroiter à leurs yeux. C’est que les investisseurs n’ont pas l’habitude de semer dans le désert et, surtout, ils savent être méfiants lorsque les pratiques en vigueur dans un pays violent à leurs yeux les normes les plus élémentaires de rationalité en matière de gestion économique et financière . Ils sont moins enclins encore à le faire qu’investir dans notre pays est devenu un parcours du combattant beaucoup plus difficile encore maintenant, quand on sait qu’il fallait, en 1998-1999,  495 jours en moyenne pour faire aboutir un dossier d’investissement alors qu’il en faut 563 depuis 2000. Un tel environnement est naturellement favorable à la corruption qui, dans le contexte actuel d’affairisme public général, d’informalisation de l’Etat et de clientélisme politique, régionaliste voir confrérique, s’impose de plus en plus comme la voie obligée pour faire avancer un projet. Il n’est pas étonnant d’ailleurs que ce soit-là un des aspects sur lesquels le régime actuel est le plus  critiqué aujourd’hui.

III . Une corruption qui continue à gangrener le pays à cause du cadre institutionnel et des pratiques de gestion en vigueur

L’existence de la corruption au Sénégal ne date pas de l’alternance et les nouvelles autorités du pays ont parfaitement raison de refuser de s’en laisser imputer la responsabilité. En effet ce phénomène avait connu dans l’ancien régime des proportions telles que cela avait beaucoup contribué à sa chute. De nombreux documents émanant de diverses institutions en faisaient largement cas. C’est ainsi que dans une enquête financée par la Commission des Communautés européennes et la Direction du développement et de la coopération suisse (DDC) et qui a été réalisée conjointement par l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS, France), l’Institut Universitaire d’Etudes du Développement (IUED, Suisse) et l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD, France), enquête dont le rapport final a été publié sous le titre « La corruption au quotidien en Afrique. Approche socio-anthropologique comparative : Bénin, Niger et Sénégal », les auteurs ont passé au peigne fin toutes les sphères de la vie nationale pour déceler et analyser la présence du phénomène, ses causes et ses différentes manifestations.  Si le document a été publié en Octobre 2001, donc plus d’un an après l’avènement de l’alternance, la période couverte par l’enquête est cependant celle de l’ancien régime. Il en est de même d’ailleurs de certains éléments (mais pas tous) fournis dans le document de Transparency International dont la présentation au Sénégal avait, il y a quelques semaines, fait sortir le Chef de l’Etat de ses gonds .

Au demeurant, un phénomène de cette nature ne peut pas, en deux ans seulement, se développer jusqu’ à prendre l’ampleur inquiétante qu’il a aujourd’hui dans notre pays. Le pouvoir n’y a pas moins une part importante de responsabilité qu’il faudrait à notre avis situer ailleurs. Le régime actuel, on ne cessera de le rappeler, est né de la volonté des Sénégalais qui s’est majoritairement exprimée en Mars 2000, d’en finir avec tout ce qui, dans la gestion antérieure du pays, pour une raison ou une autre entravait son progrès économique, social et culturel. Dès lors l’argument qui consiste de la part des nouvelles autorités à « dégager en touche » en invoquant la  gestion antérieure chaque fois qu’elles sont critiquées sur tel ou tel aspect de la situation actuelle est tout simplement irrecevable. Car les Sénégalais ont soldé et bien soldé leurs comptes avec l’ancien régime . Maître Abdoulaye Wade et son gouvernement doivent le comprendre une fois pour toutes et comprendre aussi que ce que le pays attend d’eux ce n’est pas qu’ils fassent comme avant encore moins qu’ils fassent pire, c’est qu’ils gouvernent autrement et mieux.  Or pour ce qui est de la corruption, force est de constater que ce n’est pas du tout dans cette direction qu’ils se sont engagés.

Tout le monde peut constater en effet que depuis l’alternance, aucune mesure sérieuse de lutte contre le phénomène n’a été prise. Le programme de la CA 2000 avait préconisé pour s’attaquer au phénomène l’organisation d’audits dont l’exploitation des résultats devait être confiée à une commission indépendante d’experts qui donnerait son avis au gouvernement, à charge pour ce dernier de prendre les sanctions qui pourraient s’imposer . Certes le nouveau régime a fait faire des audits. Mais non seulement ces derniers ont été confiés à des cabinets triés sur le volet, sans les garanties minimales de transparence dans leur choix et dont l’expertise a été contestée parfois, mais encore l’exploitation même qu’en ont faite les autorités est aux antipodes des considérations de bonne gouvernance. En effet, comme tous les Sénégalais ont pu le constater, ces audits ont été utilisés comme moyen de pression et de chantage politique pour encourager la transhumance de barons de l’ancien régime et pour tenir en respect ceux d’entre eux qui ont choisi de rester fidèles à leur parti mais qui pourraient avoir quelque chose à se reprocher dans leur gestion. C’est ainsi que, pour avoir simplement accepté de virer à temps du « vert » au « bleu », certains des barons les plus notoirement corrompus de l’ancien régime, même lorsque les résultats de leurs audits se sont avérés accablants, n’ont eu à encourir aucune sanction et assument même parfois d’importantes responsabilités dans le régime actuel, y compris à la Présidence de la République. Pour les mêmes raisons, d’autres ayant avoué publiquement leurs crimes dans la presse comme pour narguer les citoyens, n’ont pas fait l’objet non seulement d’audits, ce qui n’était plus nécessaire d’ailleurs, mais même de poursuite judiciaire. On a vu également des « hommes d’affaires » qui étaient bien en cour dans l’ancien régime, qui avaient été même parfois épinglés par la presse pour des opérations économico-financières à la régularité douteuse, se recycler rapidement pour mettre leur « expertise » au service du nouveau régime qui ne semble pas d’ailleurs être particulièrement regardant dans ses fréquentations, puisqu’il est de notoriété publique que certains individus qui passent pour être des « conseillers étrangers » du Président de la République sont actuellement en difficulté avec les autorités judiciaires de leur pays pour la nature très peu « catholique » de leurs activités

Ce sont-là autant de faits tangibles que la presse nationale et internationale ont maintes fois  étalés au grand jour depuis l’alternance et il n y a pas de Sénégalais honnête, suivant au quotidien l’activité politique nationale, qui ne puisse coller un nom et donner un visage à des personnes bien en cour directement ou indirectement impliquées dans ces faits . Les faits étant, comme on dit, « têtus », vouloir donc nier ceux-ci est peine perdu. Leur seule réfutation pertinente, c’est l’adoption de mesures concrètes et efficaces de lutte contre la corruption, applicables à tous sans considération  politique d’aucune sorte, des mesures qui doivent être conçues et appliquées rigoureusement et équitablement, dans le seul but d’imposer à tous et à chacun le respect du bien public et des exigences bien comprises de la bonne gouvernance. C’est là une responsabilité que le pouvoir actuel tarde à assumer pleinement et correctement alors que c’est l’une des raisons pour lesquelles les Sénégalais ont tenu à changer l’ancien. Mais ce qui est plus grave encore, c’est que tout ce que nous avons dit plus haut sur le cadre institutionnel et sur les pratiques de gestion du gouvernement est plutôt de nature à conforter voire à aggraver la corruption.

Certes, il s’agit-là d’un phénomène complexe dans l’explication duquel entrent en ligne de compte une mulititude de facteurs et dont la compréhension peut varier selon les sociétés et en fonction de leurs valeurs culturelles et de leurs systèmes spécifiques de références morales et éthiques. Mais sous le rapport où il concerne la gestion des affaires publiques qui est notre propos ici, trois facteurs sont généralement avancés pour expliquer son apparition et son développement dans un pays. Ce sont :

  1. une concentration excessive des pouvoirs entre les mains d’une seule personne ou d’une minorité, au point que l’accès aux ressources du pays, aux positions politiques et administratives et aux opportunités de promotion sociale et économique que celles-ci offrent, oblige toujours à « transiger » avec cette personne ou cette minorité et à chercher à entrer d’une manière ou d’une autre dans ses bonnes grâces;

  2. une opacité des pratiques et des mécanismes de gestion qui, parce qu’elles n’obéissent pas à des règles clairement définies, connues de tous et valables pour tous, peuvent être appliquées, selon leur bon vouloir et leurs intérêts propres, par ceux qui détiennent le pouvoir ou sont proches de lui ;

  3. le sentiment d’irresponsabilité qui, chez ces derniers, découle de leur conviction que leur position dans le pouvoir ou leur relation avec lui, peut leur garantir une impunité totale .

Or c’est bien là que nous en sommes encore aujourd’hui au Sénégal, malgré l’Alternance et deux ans et demi après son avènement. C’était pourtant pour éviter que les mêmes causes ne reproduisent les mêmes effets que le programme de la CA 2000 avait tenu à mettre un accent tout particulier sur la définition des institutions et des mécanismes politiques qu’en cas de victoire, le nouveau régime devait immédiatement mettre en place, en vue notamment de liquider les bases et les pratiques du Parti-Etat dont l’existence même constitue la négation par essence de l’Etat de droit en même temps qu’elle engendre et nourrit les pratiques de malgouvernance comme la corruption. Or tout Sénégalais honnête peut admettre aujourd’hui que loin d’avoir emprunté la voie de la liquidation du lourd héritage que l’ancien régime a laissé au pays dans ce domaine, le nouveau régime l’a plutôt aggravé, en accentuant par la Constitution du 7 Janvier 2000, comme nous l’avons dit plus haut, la concentration des leviers de pouvoir entre les mains du Président de la République et de son parti, en rendant beaucoup moins transparentes encore les pratiques de gestion de la chose publique, en réduisant à sa plus simple expression le pouvoir de contrôle des citoyens sur ceux qui sont censés s’occuper de celle-ci en leur nom, en créant les conditions de la reproduction accélérée et élargie du Parti-Etat, en plaçant au-dessus de la loi la carte politique  devenue par ailleurs le sésame infaillible ouvrant les portes des situations politiques, économiques et sociales les plus avantageuses, en faisant passer enfin la confiance du Maître avant toute autre considération.

IV. Une massification croissante de la pauvreté comme résultat nécessaire de l’échec avéré de la politique agraire du nouveau régime et de ses conséquences sur l’ensemble de la société

Ce n’est pas seulement sur la question de la corruption que le régime d’Abdoulaye Wade, tant au plan national qu’international, fait aujourd’hui l’objet d’interpellations systématiques et de critiques sévères dont on pourrait trouver une illustration récente dans les appréciations contenues dans le dernier rapport du PNUD sur les performances de notre pays en matière de « développement humain », donc de lutte contre la pauvreté, appréciations qui ont obligé le Chef de l’Etat à monter personnellement « au créneau » pour défendre son régime . Malheureusement sur ce point comme sur l’état de la corruption, la réalité plaide contre le pouvoir actuel. Il n’est donc pas étonnant qu’ en guise de contre-arguments « scientifiques », Maître Wade ait du s’en tenir à un simple dégagement en touche qui a consisté à accuser le régime précédent, agrémenté de curieuses accusations de tentatives de « destabilisation » du Sénégal et de son Président et, profession oblige, d’amples effets de manche et de voix.  Car s’il est indéniable que l’alternance n’a pas inventé, la pauvreté, il est tout aussi indéniable que la situation qui prévaut actuellement dans le monde rural, combinée avec d’autres facteurs que nous signalerons aussi, ne peut que massifier davantage le phénomène et l’approfondir.

La privatisation à pas forcés de l’agriculture qui sacrifie, au nom du libéralisme, le monde rural à l’autel de la promotion artificielle, sur le dos des paysans, de ce que le Président de la République appelle une « nouvelle classe d’hommes d’affaires », plonge de fait aujourd’hui notre pays dans une situation désastreuse non seulement dans ce secteur mais aussi dans l’ensemble de la société. En effet, le monde rural représente autour de 66% de la population de notre pays et sa principale activité génératrice de revenus est, jusqu’à nouvel ordre, la culture de l’arachide. Selon les chiffres disponibles, les ruraux  représentent 80% des pauvres dans notre pays. Or en 2000, le prix producteur de l’arachide a été maintenu mais 60% de la production n’a pas été achetée. En 2001, le prix au producteur a baissé alors que 70% de la production est resté entre les mains des paysans, une partie de ce qui a été « acheté » ayant d’ailleurs plutôt fait l’objet de « bons » impayés dont le gouvernement s’était évertué à nier la réalité jusqu’à ce que tout récemment les paysans eux-mêmes, preuves à l’appui, confondent le Ministre de l’Agriculture et de l’Elevage et le contraignent à un piteux aveu. C’est ainsi que, durant deux années consécutives, nous avons assisté à un effondrement sans précédent des revenus du monde rural et la situation est appelée à empirer, d’une part parce que manifestement le gouvernement est inacapable de redresser la situation, d’autre part parce que les effets cumulés du manque de semences et de semences et de bonne qualité et de la sécheresse qui s’est installée, ont déjà compromis la prochaine campagne arachidière. La famine règne dans les campagnes, et les paysans, pour survivre, sont obligés de brader leur petit bétail, pour ceux d’entre eux à qui il en reste encore.

L’appauvrissement du monde rural, compte tenu de la réalité culturelle de notre pays où une bonne partie des populations urbaines vient directement ou indirectement de ce secteur, va se traduire par une détérioration d’autant plus importante des conditions de vie de celles-ci, que, malgré une augmentation dérisoire dans le secteur  public qui a été vite engloutie par les effets de la base de taxéation du FNR, les salaires restent encore nettement en deça du coût réel de la vie. En effet, on a connu depuis deux ans, des hausses sur les prix des produits pétroliers, sur l’eau,  l’électricité et le pain, avec toutes les répercussions que cela ne pouvait manquer d’avoir sur les autres prix, sans compter les effets de l’harmonisation de la TVA, tout cela dans un contexte où , comme l’a d’ailleurs souligné en son temps le Patronat lui-même, en suscitant là également l’ire du Président de la République, il n’y a pas eu de créations d’emplois significatifs . Il est incontestable donc que rien dans la politique menée par Maître Abdoulaye Wade et son Gouvernement depuis l’Alternance n’est de nature à induire une réduction de la pauvreté ni même une tendance sérieuse vers cette réduction. Au contraire, malgré l’aide consistante apportée par la Communauté internationale en matière de lutte contre la pauvreté et l’inflation du discours des nouvelles autorités sur ce thème, on assiste à une détérioration continue des conditions de vie qui n’épargne même plus certains secteurs des couches moyennes qui étaient jusque-là les moins touchés.

C’est ainsi que même dans les villes, nombreuses sont les familles obligées de se contenter d’un seul repas quotidien, qui n’est parfois d’ailleurs qu’un semblant de repas, compte tenu de la pauvreté de sa valeur nutritionnelle et même des conséquences nuisibles pour la santé de certains aliments consommés dans ce cadre.

A l’intérieur du pays, certains produits jusqu’ici réservés aux animaux, comme les tourteaux d’arachide, sont entrés dans l’ordinaire quotidien des populations qui, pour nourrir leurs bêtes doivent d’autant plus recourir à l’abattage des arbres, (avec les graves conséquences écologiques d’une telle pratique), que la liquidation de la filère arachidière entraîne aussi la raréfaction de la paille d’arachide.
L’exode rural s’amplifie pour toutes ces raisons, en aggravant la pression démographique déjà insupportable dans certaines villes, avec ses corrollaires que sont l’insalubrité, l’insécurité, l’accroissement des problèmes de logement, de transport, d’infrastructures éducatives et sanitaires et de tous les autres problèmes d’édilité publique. L’ampleur de ces conséquences de la politique agricole du gouvernement, qui, comme nous l’avons vu, vont bien au-delà du monde rural pour frapper de plein fouet toute la société, donne l’exacte mesure de l’irresponsabilté du comportement des nouvelles autorités qui ont décidé de la poursuivre contre vents et marées .

Mais elle témoigne aussi éloquemment de leur incapacité à mettre en oeuvre une politique économique et sociale susceptible de se traduire progressivement, mais de manière tangible, par l’amélioration du vécu quotidien de la majorité. C’est au demeurant ce qui avait poussé Maître Abdoulaye Wade, qui avait compris dès son accession à la magistrature suprême, qu’il ne pourrait pas résoudre les problèmes du Sénégal, à concocter son Plan Ômega prétendument destiné à sauver l’Afrique , comme si charité bien ordonnée ne devait pas commencer par soi-même.

V . Une surexploitation politicienne du NEPAD, une tentative de le dévoyer idéologiquement et les réactions légitimes que cela suscite chez nos partenaires africains

Il est tout-à-fait méritoire pour un Africain, même s’il s’appelle Abdoulaye Wade et même si, comme c’est le cas pour le PIT, on est en total désaccord avec sa politique, d’avoir un « dessein » pour le Continent, et beaucoup plus encore, de se dévouer quotidiennement corps et âme pour sa matérialisation. Il faudrait donc l’en féliciter plutôt que de l’en blâmer.

Mais pour que la cour commune soit propre, il est nécessaire, nous semble-t-il, que chacun veille à balayer devant sa propre porte . Un meilleur avenir pour l’Afrique est aussi et surtout fonction de ce que chacun fait effectivement dans son pays pour améliorer en permanence le sort de son peuple. Cela nous paraît plus vrai encore lorsqu’on détient entre ses mains des pouvoirs aussi importants que ceux dont la Constitution en vigueur a doté le Chef de l’Etat du Sénégal.

Il s’agit-là, au demeurant  d’un impératif élémentaire de crédibilité. On ne voit pas en effet comment, sauf à avoir intérêt à le croire sur parole, on pourrait prendre au sérieux un programme de développement de l’Afrique qui serait élaboré par un Chef d’Etat qui serait par ailleurs notoirement incapable d’ouvrir de véritables perspectives de développement à son propre pays.

Comme disent les Anglais, la preuve du « pudding », c’est qu’on le mange. La preuve qu’Abdoulaye Wade peut être réllement perçu comme le Sauveur de l’Afrique, c’est donc qu’il se montre d’abord capable de réussir ce pourquoi il a été élu, à savoir améliorer le sort des Sénégalais au lieu de le dégrader sans cesse. Or, sur ce plan c’est la situation actuelle du pays telle que nous l’avons décrite plus haut qui plaide éloquemment contre lui.

Car au regard des résultats tangibles de la politique menée sous sa houlette depuis l’Alternance, force est d’admettre qu’il a encore, en matière de stratégie de développement économique, beaucoup d’efforts à faire pour pouvoir mériter le titre de Grand Timonier de l’Afrique que ses courtisans lui ont déjà décerné.

C’est vu sous cet angle que le tintamarre savamment orchestré aujourd’hui dans le pays autour du NEPAD procède avant tout de la volonté de camouffler l’échec patent du Chef de l’Etat en matère de politique intérieure, en essayant de faire croire aux Sénégalais, contre toute évidence, qu’il est un bon Président pour eux parce que toute l’Afrique le leur envie. C’est ainsi qu’on en est arrivé à faire prendre par une bonne partie des Sénégalais le NEPAD pour quelque chose qui serait une affaire personnelle du Chef de l’Etat, une idée flamboyante qui aurait germé et mûri dans sa tête, alors que , comme le savent tous ceux qui en ont suivi l’évolution, le projet est né de la volonté convergente de plusieurs Chefs d’Etat, dont le Président Mbeki d’Afrique du Sud, Obasandjo du Nigéria et Bouteflika d ‘Algérie . Le mérite du Président Abdoulaye Wade, dans ce cadre, c’est d’y avoir contribué, mais nullement celui d’en être le concepteur unique encore moins le propriétaire .

D’ailleurs, une fois adpoté par les Présidents qui se sont depuis lors attelés à sa mise en oeuvre sur la base d’une division du travail assignant à tous des responsabilités d’égale importance  dans son économie générale, ce programme, qui n’est ni la Bible ni le Coran, continue de faire l’objet dans de larges secteurs de l’opinion publique africaine de débats et de controverses, voire de contestations, portant sur des questions aussi diverses que celles des modalités de son élaboration, sur ses orientations, sur sa faisabilité, sur les résultats effectifs que le continent pourrait en attendre etc ...

Des structures africaines de recherche s’y sont impliquées comme le Conseil pour le Développement de la Recherche en Sciences Sociales en Afrique (CODESRIA), en organisant il y a quelque temps sur la question une rencontre de chercheurs africains de très haut niveau, dont les conclusions ont été empreintes d’une forte tonalité sceptique ; des chercheurs Zimbabwéens ont récemment réagi dans le même sens et, hors des milieux de la recherche, les Evèques d’Afrique du Sud viennent de donner leur opinion dans un important document . Et ce ne sont là que quelques exemples parmi beaucoup d’autres que l’on pourrait donner, si l’objet de ce document était de faire le point sur les nombreux travaux scientifiques et autres qui ont été consacrés au sujet en Afrique et ailleurs .

Notre Parti lui-même est en train d’examiner la question de l’organisation à Dakar, d’une rencontre africaine des forces de gauche sur le NEPAD, pour permettre à ces forces d’apporter leur propre contribution au débat . Cette diversité d’opinions, et le débat qu’elle nourrit et alimente tout naturellement, sont, au demeurant, non seulement compréhensibles, compte tenu de la nature du projet, de son ambition, de ses enjeux, mais aussi utiles pour l’enrichissement et l’affinement de son contenu, pour un meilleur ajustement de ses objectifs et de ses finalités aux intérêts bien compris des populations de notre continent et pour leur approprioration par ces dernières sans l’engagement et la mobilisation desquelles sa réussite serait inconcevable.
On ne qu’en déplorer d’autant plus, que l’orientation plutôt hagiographique que les discussions sur la question ont tendance à prendre au Sénégal, compte tenu de l’importance que la question y occupe dans la propagande officielle, toute réserve sur un quelconque aspect du NEPAD soit considérée par les pseudo-cadres commis à la fonction de « chiens de garde » du régime comme un crime de lèse majesté voire comme une atteinte à la personne du Maître . 

Parmi les questions qui nous semblent mériter d’être éclairées dans ce cadre, il y a celle des contenus respectifs du Plan Ômega du Président de la République et du NEPAD. Comme on le sait, les deux ont fait l’objet d’une fusion qui a amené certains à voir dans le second une légère reformulation du premier . Cette façon de voir, qui est courante chez ceux qui tiennent coûte que coûte à attribuer la paternité de l’initiative africaine au Chef de l’Etat sénégalais, ne résiste pas cependant à une lecture sérieuse des deux documents qui révèle des différences qui sont plus que de simples nuances dans la mesure où elles portent aussi bien sur l’orientation que sur la démarche. A défaut de pouvoir faire sur ce point une analyse systématique qui excéderait le cadre, les limites matérielles et le propos que nous avons délibérément impartis au présent document, et quitte à y revenir au besoin de façon plus détaillée dans le cadre d’un débat éventuel, nous retiendrons ici seulement quelques aspects en guise d’illustration .

Par exemple, conformément à son option néolibérale qui marquait l’orientation du Plan Ômega et qu’il essaie de faire prévaloir au niveau du NEPAD, le Chef de l’Etat veut faire du secteur privé la locomotive de l’initiative africaine et donc en détourner les fruits d’abord et avant tout au profit de celui-ci. Le programme adopté par l’ensemble des Chefs d’Etat, tout en accordant au privé la place qui lui revient de droit dans la stratégie de développement proposée, insiste beaucoup sur le rôle de l’Etat.  D’où l’accent tout particulier mis sur la bonne gouvernance pour améliorer l’efficacité globale de la gestion de la chose publique au profit des populations. C’est dans cette différence d’orientation que réside d’ailleurs la véritable raison du boycot massif par les autres Chefs d’ Etat africains de la rencontre organisée à Dakar sur le NEPAD pour les investisseurs privés et non dans les explications cousues de fil blan servies par le Chef de la Diplomatie sénégalaise .

La même différence d’orientation transparaît d’ailleurs à travers la question du rôle de l’aide publique au développement. Le document adopté par les Chefs d’Etat parle de la « transformation de l’aide publique », c’est-à-dire d’une amélioration des conditions et des modalités de son octroi, et insiste sur la nécessité de son augmentation ,  pour la porter à la hauteur des besoins réels de nos pays, tout en reconnaissant par ailleurs la nécessité de développer une épargne nationale .

Le Chef de l’Etat sénégalais dont  la critique du « binôme aide-crédit » fait comme s’il y avait un seul de ses collègues qui ait jamais affirmé qu’il ne comptait que sur l’aide publique pour développer son pays, non seulement s’oppose sans le dire à la position générale mais surtout cherche, en le faisant, à entrer dans les bonnes grâces de certaines puissances occidentales comme les Etats-Unis qui ne voulaient pas entendre parler du tout d’augmentation de l’aide publique, en espérant ainsi se faire intrôniser par ces dernières comme le Procureur Général de l’Afrique en matière de démocratie et de bonne gouvernance.

On constatera d’ailleurs que de ce point de vue la rencontre G8-NEPAD à Kananaskis au Canada aura été un double camoufflet pour lui. En effet non seulement ses pairs, pour ne pas qu’il leur refasse le coup de Gênes, se sont gardés d’en faire leur porte-parole, cette fonction ayant été confiée au Président du Nigéria, ce qui était un rude coup pour un homme qui tient pour les besoins de sa propre politique intérieure à apparaître partout comme le porte-drapeau de l’Afrique, mais aussi le principe d’une augmentation de l’aide publique au développement a été bel et bien accepté par le G8 .

On aura constaté d’ailleurs le ton désabusé et quelque peu aigri avec lequel le Président de la République aura fait le compte rendu de cette rencontre lors de la Conférence de presse qu’il a tenu à son arrivée à l’Aéroport . Même divergence également sur la question de l’annulation de la dette. Le Chef de l’Etat  conteste la pertinence de cette revendication en arguant, à juste raison d’ailleurs, que l’on ne voit pas à quoi cette dette aura servi. Mais non seulement cet argument plaide plutôt en faveur de la revendication de l’annuler, mais encore, sous la pression de l’opinion publique internationale, une telle revendication a déjà contraint de nombreux pays occidentaux à envisager des formules d’allègement . Au demeurant, le poids de la dette sur nos économies est tellement handicapant, et son remboursement nous prive de tellement de moyens que nous pourrions investir dans la santé et l’éducation de nos populations, que la position du Chef de l’Etat sur ce point ne peut s’expliquer, là aussi, que par la volonté d’émettre  une voie discordante, pour faire plaisir à ceux que cette revendication agace .

Ce ne sont-là, au demeurant, que quelques exemples donnés en guise d’illustration. Ils nous semblent suffire à éclairer l’attitude des autres Chefs d’Etat africains à l’égard du nôtre, telle qu’elle s’est exprimée par exemple crûment, non seulement à travers sa passe d’armes avec le Président Obasandjo du Nigeria à Durban, mais aussi, tout récemment, à travers le surprenant « coup de gueule » du Président Yaya Jammey de Gambie .

En réalité, parfaitement conscients des divergences d’orientation qui existaient entre le Plan Ôméga et l’initiative des autres Présidents Africains coparrains du NEPAD, mais soucieux d’éviter que cela puisse être exploité par ceux que, pour une raison ou une autre, les orientations de ce second document dérangent, ces derniers ont eu l’intelligence politique d ’impliquer Maître Wade dans leur projet en acceptant une fusion des deux qui n’en est pas en fait une, avec, comme contre-partie,  une distribution des rôles donnant à notre Président une visibilité suffisante pour pouvoir être interprétée et exploitée au plan intérieur comme la reconnaissance par ses pairs de sa place éminente en Afrique.

Mais excédés en même temps par le comportement et les prises de position de Maître Abdoulaye WADE dans ses rapports avec ses partenaires africains au sein du NEPAD, ils ont tenu aussi, par l’agression verbale inqualifiable mais volontaire et calculée, pour ne pas dire concertée, dont il a fait l’objet à Durban, à lui signifier qu’ils n’étaient plus disposés à tolérer outre mesure son attitude.

Le message semble avoir d’ailleurs été reçu « cinq sur cinq », si on en juge par l’attitude du chef de la diplomatie sénégalaise qui s’est évertué à « minimiser » l’affaire mais aussi celle devenue plus prudente du Chef de l’Etat dans ses prises de position. Cette situation est on ne peut plus révélatrice de l’isolement croissant de notre pays sur l’échiquier africain et l’évolution récente de nos rapports avec la Gambie n’est pas faite pour l’améliorer .

 Le plus important dans cette déclaration, selon nous, ce n’est pas son contenu, mais plutôt sa concomittance avec d’autres événements. Il se peut en effet que cela ne soit pas un simple fait du hasard qu’elle soit intervenue non seulement quelques jours après l’incident de Durban dont nous avons parlé plus haut, mais aussi au moment où l’Armée sénégalaise poussait son action contre le MFDC jusqu’aux frontières de la Gambie, et surtout après le relèvement du tarif de la traversée de la Gambie pour les véhicules sénégalais.
On sait aussi que quelques jours après la déclaration du Chef de l’Etat gambien, la presse sénégalaise a publié une lettre qui aurait été envoyée par Kuköi Samba Sagna au Président de la République du Sénégal, dans laquelle il critiquait vertement le Président Jammey .

Ce dernier craindrait-il une tentative de destabilisation de son régime qui pourrait partir du Sénégal ? Qu’est-ce qui, dans ces différents éléments, pourrait expliquer son attitude ? Nous ne supputerons pas. Mais quelles qu’en puissent être les raisons, cette attitude est aux antipodes de l’impression , que l’on pouvait tirer de la visite du Chef de l’Etat sénégalais en Gambie et de la participation comme invité d’honneur du Président gambien à notre Fête Nationale, de la restauration de rapports priviligiés de bon voisinage entre nos deux pays.  

Cette évolution pose l’urgente nécessité pour notre gouvernement de régler le problème de notre accés en Casamance par des méthodes susceptibles de nous rendre définitivement indépendants sur ce point de notre voisin gambien . Cela passe, entre autres, par la reprise et le développement du transport maritime, qui exige la remise en service rapide du bateau Le Diola (ce qui, soit dit en passant, semble avoir moins préoccupé le Chef de l’Etat que la réfection de l’avion présidentiel, qui n’aura pas coûté moins de 10 milliards alors que le moteur en panne du Diola ne coûte que 500 Millions), le développement de la voie aérienne par une tarification plus accessible, et une amélioration significative des conditions de la circulation sur l’axéè routier Dakar-Tamba-Kolda-Ziguinchor.

En même temps notre Parti réaffirme son profond attachement à l’instrauration d’un climat durable de paix, de confiance réciproque, de solidarité et de coopération mutuellement avantageuse entre le peuple sénégalais et le peuple frère de Gambie unis par d’indissolubles liens géographiques, historiques et culturels. Notre Parti est résolument hostile à tout ce qui pourrait compromettre ces liens et la stabilté dans nos deux pays.

CONCLUSION  

Tout le monde au Sénégal aura constaté que le pouvoir a maintes fois reconnu la nécessité pour notre Parti de reprendre ce que, compte tenu du rôle qui a été le nôtre dans le succés de l’Alternance, il considère comme étant notre place naturelle et légitime, c’est-à-dire dans le Gouvernement aux cötés du Président de la République.
La fin de non recevoir que nous avons opposée clairement à ces appels du pieds ne relève nullement du maximalisme ou d’une quelconque propension à la politique du pire. Car nous avons toujours su, lorsque l’intérêt national le justifiait à nos yeux, prendre toutes nos responsabilités en décidant de participer à la gestion des affaires publiques.
Tel a été le cas lorsque, dans l’ancien régime, nous avons participé de 1991 à 1995 au Gouvernement de majorité présidentielle, avec d’autres partis dont celui de l’actuel Président. Nous en avons été sortis pour avoir, conformément à ce que nous considérons comme la vocation de notre Parti, dénoncé dans la gestion politique, économique et sociale de ce gouvernement, ce qui nous semblait préjudiciable à l’intérêt national.
Nous avons participé au premier gouvernement de l’alternance d’où, exactement pour les mêmes raisons qu’en 1995, le Chef de l’Etat, dans les conditions que tous les Sénégalais savent, nous a finalement écartés.
Si donc aujourd’hui nous ne sommes pas dans la disposition de « reprendre notre place » au sein du régime actuel, c’est que, comme nous avons essayé de le montrer tout au long de ce document, aussi bien le cadre institutionnel de ce régime que les pratiques de gestion en vigueur en son sein nous semblent tourner complétement le dos aux aspirations pour lesquels, majoritairement, les Sénégalais avaient voté en Mars 2000 pour l’Alternance.

C’est fort de cette conviction en tout cas que notre Parti entend poursuivre sa lutte, de concert avec tous les Sénégalais partageant la même conviction, pour réinscrire le pays dans une perspective réellement conforme à ces aspirations.

Dakar le 8 Août 2002

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