Où la mémoire historique est annulée : Quand flottent sur les places les drapeaux du roi Idris
Manlio Dinucci
Benghazi conquise, les insurgés ont amené le drapeau vert de la République libyenne, et hissé le pavillon rouge, noir et vert, avec le croissant et l’étoile : le drapeau monarchique du roi Idris. Le même que celui qu' ont hissé les manifestants (y compris ceux de Pd et Rifondazione comunista) sur le portail de l’ambassade libyenne à Rome, au cri de « Voici le drapeau de la Libye démocratique, celle du roi Idris ». Un acte symbolique, riche d’histoire et d’actualité brûlante.
Emir de la Cyrénaïque
Auparavant émir de la Cyrénaïque
et de la Tripolitaine, Sidi Muhammad Idris al-Mahdi al-Senoussi fut mis sur
le trône de Libye par les Anglais, quand le pays, colonie italienne depuis
1911, obtint son indépendance en 1951. La Libye devenait une monarchie
fédérale, dans laquelle le roi Idris exerçait la fonction
de chef d’Etat, avec droit de la transmettre à ses héritiers.
C’était toujours le souverain qui nommait le premier ministre,
le conseil des ministres et la moitié des membres du sénat qui
avaient le droit de dissoudre la chambre des députés.
Sur la base d‘un traité vingtennal d’« amitié
et alliance » avec la Grande-Bretagne, en 1953, le roi Idris concéda
aux Anglais, en échange d’une assistance militaire et financière,
l’utilisation de bases aériennes, navales et terrestres en Cyrénaïque
et Tripolitaine. Un accord analogue fut conclu en 1954 avec les Etats-Unis,
qui obtinrent l’utilisation de la base aérienne de Wheelus Field
aux portes de Tripoli. Elle devint la principale base aérienne états-unienne
en Méditerranée. Etats-Unis et Grande-Bretagne disposaient en
outre, en Libye, de polygones de tir pour l’aviation militaire. Avec l’Italie,
le roi Idris conclut en 1956 un accord qui non seulement la disculpait de tous
les dommages causés à la Libye, mais permettait à la communauté
italienne en Tripolitaine de garder pratiquement intact son patrimoine.
La Libye devint encore plus importante pour les Etats-Unis et la Grande-Bretagne
quand, à la fin des années 50, la compagnie états-unienne
Esso (Exxon Mobil) confirma l’existence de grands gisements pétrolifères
et que d’autres furent découverts tout de suite après. Les
plus grandes compagnies, comme l’états-unienne Esso et la britannique
British Petroleum, obtinrent d’avantageuses concessions qui leur assuraient
le contrôle et le gros des profits du pétrole libyen. L’italienne
Eni, à travers Agip, obtint aussi deux concessions. Pour mieux contrôler
les gisements, la forme fédérale de gouvernement fut abolie en
1963, en éliminant les régions historiques de Cyrénaïque,
Tripolitaine et Fezzan.
Les protestations des nationalistes libyens, qui accusaient le roi Idris de brader le pays, furent étouffées par la répression policière. Mais la rébellion allait croissant, surtout dans les formes armées. Cela déboucha sur un coup d’Etat -dont le principal artisan fut le capitaine Muhamar Kadhafi- opéré sans effusion de sang en 1969 par seulement cinquante officiers, qui s’étaient dénommés « officiers libres » sur le modèle nassérien. La monarchie abolie, la République arabe libyenne obligea les forces états-uniennes et britanniques à évacuer les bases militaires et, l’année suivante, nationalisa les propriétés de British Petroleum, et obligea les autres compagnies à verser à l’Etat libyen des quotas beaucoup plus hauts de leurs profits.
La propagande de 1911
Le drapeau de roi Idris, qui flotte à nouveau dans la guerre civile en Libye, est la bannière de ceux qui, en instrumentalisant la lutte de ceux qui se battent authentiquement pour la démocratie contre le régime de Kadhafi, entendent ramener la Libye sous la coupe des puissances qui la dominèrent à une autre époque. Celles qui, chapeautées par les Etats-Unis, se préparent à débarquer en Libye sous le paravent du « peacekeeping » (maintien de la paix… NdT). En attendant, de concert avec le Pentagone, le ministre La Russa annonce que partiront de la base de Sigonella des avions militaires, dirigés vers la Libye pour des « objectifs exclusivement humanitaires ». Cette même « intervention humanitaire » que demandent les pacifistes de l’ « appel urgent »[1], et ceux qui déploient le drapeau du roi Idris, oublieux de l’histoire. Ils devraient se souvenir qu' il y a un siècle, en 1911, l’occupation de la Libye, préparée par une propagande martelée, fut soutenue par la majorité de l’opinion publique, alors que dans les cafés-concerts on chantait « Tripoli, belle terre d’amour, que vole à toi ma chanson !” Les temps et les tons changent, mais reste la rime : « au grondement du canon »[2].
Notes
[1] http://www.ilmanifesto.it/il-manifesto/in-edicola/numero/20110224/pagina/03/pezzo/297915/
[2] On peut rappeler le mot à mot
de la chanson évoquée ici par l’auteur. Composée
pour le film I quattro bersaglieri, elle était destinée à
raviver le soutien de la population italienne pour la campagne d’occupation
de la Libye, alors sous domination ottomane ; cette chanson donne une bonne
idée du climat colonial de l’Italie libérale bourgeoise
(pas encore fasciste, précisons-le : il s’agit bien d’une
campagne de 1911). Comme dit M. Dinucci, les tons ont changé, la rime,
et les intentions (et l’enthousiasme de tous bords), demeurent.
Version originale : http://www.youtube.com/watch?v=JO9Ow4DGUbQ , et version un peu plus martiale, au cas où on prendrait les Italiens pour des rigolos (et « brava gente ») : http://www.youtube.com/watch?v=uszuDcZPOaQ
A Tripoli !
Sai dove s’annida più florido il suol ?
Sai dove sorride più magico il sol ?
Sul mar che ci lega con l’Africa d’or,
la stella d’Italia ci addita un tesor.
Ci addita un tesor!
Sais-tu où se niche le plus floride sol ?
Sais-tu où sourit le plus magique soleil ?
Sur la mer qui nous relie avec l’Afrique d’or,
l’étoile d’Italie nous désigne un trésor.
Nous désigne un trésor !
Tripoli, bel suol d’amore,
ti giunga dolce questa mia canzon !
Sventoli il tricolore
sulle tue torri al rombo del cannon!
Naviga, o corazzata:
benigno è il vento e dolce la stagion.
Tripoli, terra incantata,
sarai italiana al rombo del cannon!
Tripoli, belle terre d’amour,
que t’arrive ma chanson !
Que flotte le Drapeau
Sur tes tours au grondement du cannon !
Navigue, ô cuirassé :
propice est le vent et douce la saison.
Tripoli, terre enchantée,
tu seras italienne au grondement du cannon !
A te, marinaro, sia l’onda sentier.
Sia guida Fortuna per te, Bersaglier.
Và e spera, soldato, Vittoria è colà,
hai teco l’Italia che gridati:”Và!”
Pour toi, Marin, que l’onde soit sentier.
Que Fortune soit ton guide, Bersaglier !
Va et espère, soldat, Victoire est là-bas,
Tu as avec toi l’Italie qui te crie : « Va ! »
Al vento africano che Tripoli assal
già squillan le trombe,
la marcia real.
A Tripoli i turchi non regnano più:
già il nostro vessillo issato è lassù…
Dans le vent africain qui saisit Tripoli
Déjà résonnent les trompettes,
la marche royale.
A Tripoli les Turcs ne règnent plus : déjà notre étendard
est hissé là-haut...
(Refrain : Tripoli bel suol d’amor et caetera...).
La traduction -sommaire- a essayé de tenir compte de l’esprit et de la rime dans le poème initial (écrit par Giovanni Corvetto, musique de Colombino Arona). Mais ne manquez pas d’aller voir et écouter les vidéos des documents d’époque, pour comparaison avec ce que nous voyons, entendons (avalons voir soutenons) aujourd’hui.
Toutes les notes sont de la traductrice, acceptées par l'auteur.
Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio
Source : Edition de samedi 26 février de il manifesto http://www.ilmanifesto.it/il-manifesto/in-edicola/numero/20110226/pagina/03/pezzo/298074/