Libye : révolte populaire, guerre civile ou agression militaire ?

Mohamed Hassan Interview par Grégoire Lalieu & Michel Collon

Depuis trois semaines, des affrontements opposent les troupes fidèles au colonel Kadhafi à des forces d’opposition issues de l’est du pays. après Ben Ali et Moubarak, Kadhafi sera-t-il le prochain dictateur à tomber ? Ce qui se passe en Libye est-il semblable aux révoltes populaires en Tunisie et en Egypte ? Comment comprendre les frasques et les retournements de veste du colonel ? Pourquoi l’Otan se prépare-t-elle à la guerre ? Comment expliquer la différence entre un bon Arabe et un mauvais Arabe ? Dans ce nouveau chapitre de notre série Comprendre le monde musulman, Mohamed Hassan répond aux questions d’Investig’Action...

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après la Tunisie et l’Egypte, la révolution arabe aurait-elle gagné la Libye ?

Ce qui se passe actuellement en Libye est différent. En Tunisie et en Egypte, le manque de libertés était flagrant. Mais ce sont les conditions sociales déplorables qui ont véritablement poussé les jeunes à la révolte. Tunisiens et Egyptiens n’avaient aucune possibilité d’entrevoir un avenir.

En Libye, le régime de Mouammar Kadhafi est corrompu, monopolise une grande partie des richesses et a toujours réprimé sévèrement toute contestation. Mais les conditions sociales des Libyens sont meilleures que dans les pays voisins. L’espérance de vie en Libye est plus importante que dans le reste de l’Afrique. Les systèmes de santé et d’éducation sont convenables. La Libye est d’ailleurs l’un des premiers pays africains à avoir éradiqué la malaria. Même s’il y a de fortes inégalités dans la répartition des richesses, le PIB par habitant est d’environ 11.000 dollars. Un des plus élevés du monde arabe. Vous ne retrouvez donc pas en Libye les mêmes conditions objectives qui ont conduit aux révoltes populaires en Tunisie et en Egypte.

Comment expliquez-vous alors ce qui se passe en Libye ?

Pour bien comprendre les événements actuels, nous devons les replacer dans leur contexte historique. La Libye était autrefois une province ottomane. En 1830, la France s’empara de l’Algérie. Par ailleurs, le gouverneur égyptien Mohamed Ali, sous tutelle de l’Empire ottoman, menait une politique de plus en plus indépendante. Avec, d’une part, les Français en Algérie et, d’autre part, Mohamed Ali en Egypte, les Ottomans craignaient de perdre le contrôle de la région : ils envoyèrent leurs troupes en Libye.

A cette époque, la confrérie des Senoussis exerçait une influence très forte dans le pays. Elle avait été fondée par Sayid Mohammed Ibn Ali as Senoussi, un Algérien qui, après avoir étudié dans son pays et au Maroc, alla prêcher sa vision de l’islam en Tunisie et en Libye. Au début du 19ème siècle, Senoussi commençait à faire de nombreux adeptes, mais n’était pas bien perçu par certaines autorités religieuses ottomanes qu' il critiquait dans ses prêches. après un passage en Egypte et à la Mecque, Senoussi décida de s’exiler définitivement en Cyrénaïque, dans l’est de la Libye.

Sa confrérie s’y développa et organisa la vie dans la région, y percevant des taxéès, résolvant les conflits entre les tribus, etc. Elle possédait même sa propre armée et proposait ses services pour escorter les caravanes de commerçants passant par là. Finalement, cette confrérie des Senoussis devint le gouvernement de fait de la Cyrénaïque, étendant même son influence jusque dans le nord du Tchad. Mais ensuite, les puissances coloniales européennes s’implantèrent en Afrique, divisant la partie sub-saharienne du continent. Cela eut un impact négatif pour les Senoussis. L’invasion de la Libye par l’Italie entama aussi sérieusement l’hégémonie de la confrérie dans la région.

En 2008, l’Italie a versé des compensations à la Libye pour les crimes coloniaux. La colonisation avait été à ce point terrible ? Ou bien Berlusconi voulait se faire bien voir pour conclure des accords commerciaux avec Kadhafi ?

La colonisation de la Libye fut atroce. Au début du 20ème siècle, un groupe fasciste commença à diffuser une propagande prétendant que l’Italie, vaincue par l’armée éthiopienne à la bataille d’Adoua en 1896, devait rétablir la primauté de l’homme blanc sur le continent noir. Il fallait laver la grande nation civilisée de l’affront infligé par les barbares. Cette propagande affirmait que la Libye était un pays sauvage, habité par quelques nomades arriérés et qu' il conviendrait aux Italiens de s’installer dans cette région agréable, avec son paysage de carte postale.

L’invasion de la Libye déboucha sur la guerre italo-turque de 1911, un conflit particulièrement sanglant qui se solda par la victoire de l’Italie un an plus tard. Cependant, la puissance européenne ne contrôlait que la région de la Tripolitaine et devait faire face à une résistance tenace dans le reste du pays, particulièrement dans la Cyrénaïque. Le clan des Senoussis y appuyait Omar Al-Mokhtar qui dirigea une lutte de guérilla remarquable dans les montagnes. Il infligea de sérieux dégâts à l’armée italienne pourtant mieux équipée et supérieure en nombre.

Finalement, au début des années trente, l’Italie de Mussolini prit des mesures radicales pour éliminer la résistance. La répression devint extrêmement féroce et l’un de ses principaux bouchers, le général Rodolfo Graziani écrivit : « Les soldats italiens étaient convaincus qu' ils étaient investis d’une mission noble et civilisatrice. (…) Ils se devaient de remplir ce devoir humain quel qu' en fût le prix. (…) Si les Libyens ne se convainquent pas du bien-fondé de ce qui leur est proposé, alors les Italiens devront mener une lutte continuelle contre eux et pourront détruire tout le peuple libyen pour parvenir à la paix, la paix des cimetières… ».

En 2008, Silvio Berlusconi a payé des compensations à la Libye pour ces crimes coloniaux. C’était bien sûr une démarche intéressée : Berlusconi voulait bien se faire voir de Kadhafi pour conclure des partenariats économiques. Néanmoins, on peut dire que le peuple libyen a terriblement souffert du colonialisme. Et parler de génocide ne serait pas exagéré.


Omar Al-Mokhtar
Comment la Libye gagna-t-elle son indépendance ?

Pendant que les colons italiens réprimaient la résistance en Cyrénaïque, le chef des Senoussis, Idriss, s’exila en Egypte pour négocier avec les Britanniques. après la Seconde Guerre mondiale, l’empire colonial européen fut progressivement démantelé et la Libye devint indépendante en 1951. Appuyé par la Grande-Bretagne, Idriss prit le pouvoir. Pourtant, une partie de la bourgeoisie libyenne, influencée par le nationalisme arabe qui se développait au Caire, souhaitait que la Libye soit rattachée à l’Egypte. Mais les puissances impérialistes ne voulaient pas voir se développer une grande nation arabe. Elles appuyèrent donc l’indépendance de la Libye en y plaçant leur marionnette, Idriss.

Le roi Idriss répondit-il aux attentes ?

Tout à fait. A l’indépendance, les trois régions qui constituent la Libye - la Tripolitaine, le Fezzan et la Cyrénaïque - se sont retrouvées unifiées dans un système fédéral. Mais il faut savoir que le territoire libyen est trois fois plus grand que la France. A cause du manque d’infrastructures, les limites de ce territoire n’ont pu être clairement définies qu' après l’invention de l’avion. Et en 1951, le pays ne comptait qu' un million d’habitants. De plus, les trois régions nouvellement unifiées avaient une culture et une histoire très différentes. Enfin, le pays manquait de routes permettant aux régions de communiquer. En fait, la Libye était à un stade très arriéré, ce n’était pas une véritable nation.


Pouvez-vous préciser ce concept ?

L’Etat-nation est un concept lié à l’apparition de la bourgeoisie et du capitalisme. En Europe, durant le moyen-âge, la bourgeoisie capitaliste souhaitait développer son commerce sur une échelle aussi large que possible, mais était freinée par toutes les contraintes du système féodal. Les territoires étaient morcelés en de nombreuses petites entités, ce qui imposait aux commerçants de payer un grand nombre de taxéès pour livrer une marchandise d’un endroit à un autre. Sans compter les divers privilèges dont il fallait s’acquitter auprès des seigneurs féodaux. Toutes ces entraves ont été supprimées par les révolutions bourgeoises capitalistes qui ont permis la création d’Etats-nations avec de grands marchés nationaux sans entraves.

Mais la nation libyenne a été créée alors qu' elle était encore à un stade précapitaliste. Elle manquait d’infrastructures, une grande partie de la population était nomade et impossible à contrôler, les divisions étaient très fortes au sein de la société, l’esclavage était encore pratiqué… De plus, le roi Idriss n’avait aucun projet pour développer le pays. Il était totalement dépendant des aides US et britanniques.


Pourquoi la Grande-Bretagne et les Etats-Unis le soutenaient-ils ? Le pétrole ?

En 1951, le pétrole libyen n’avait pas encore été découvert. Mais les Anglo-Saxéons avaient des bases militaires dans ce pays qui occupe une position stratégique pour le contrôle de la mer Rouge et de la Méditerranée.

Ce n’est qu' en 1954 qu' un riche Texan, Nelson Bunker Hunt, découvrit le pétrole libyen. A l’époque, le pétrole arabe se vendait aux alentours de 90 cents le baril. Mais le pétrole libyen était acheté à 30 cents le baril tellement ce pays était arriéré. C’était peut-être le plus misérable d’Afrique.

De l’argent rentrait pourtant grâce au pétrole. A quoi servait-il ?

Le roi Idriss et son clan, les Senoussis, s’enrichissaient personnellement. Ils redistribuaient également une partie des revenus pétroliers aux chefs des autres tribus pour apaiser les tensions. Une petite élite s’est développée grâce au commerce du pétrole et quelques infrastructures ont été construites, principalement sur la côte méditerranéenne, la partie la plus intéressante pour commercer avec l’extérieur. Mais les zones rurales dans le cœur du pays restaient extrêmement pauvres et des tas de miséreux s’amassaient dans des bidonvilles autour des cités. Cela a continué jusqu' en 1969, quand trois officiers ont renversé le roi. Parmi eux, Kadhafi.


Comment se fait-il que la révolution soit venue d’officiers de l’armée ?

Dans un pays profondément marqué par les divisions tribales, l’armée était en fait la seule institution nationale. La Libye n’existait pas en tant que telle sauf à travers cette armée. A côté de ça, les Senoussis du roi Idriss possédaient leur propre milice. Mais dans l’armée nationale, les jeunes Libyens issus des différentes régions et tribus pouvaient se retrouver.

Kadhafi a d’abord évolué au sein d’un groupe nassériste, mais lorsqu' il a compris que cette formation ne serait pas capable de renverser la monarchie, il s’est engagé dans l’armée. Les trois officiers qui ont destitué le roi Idriss étaient très influencés par Nasser. Gamal Abdel Nasser était lui-même un officier de l’armée égyptienne qui renversa le roi Farouk. Inspiré par le socialisme, Nasser s’opposait à l’ingérence des puissances néocoloniales et prônait l’unité du monde arabe. Il nationalisa d’ailleurs le canal de Suez, jusque là géré par la France et la Grande-Bretagne, s’attirant les foudres et les bombardements de l’Occident en 1956.
Le panarabisme révolutionnaire de Nasser avait eu un effet important en Libye, notamment dans l’armée et sur Kadhafi. Les officiers libyens auteurs du coup d’Etat de 1969 suivirent le même agenda que Nasser.


Quels furent les effets de la révolution en Libye ?

Kadhafi avait deux options. Soit laisser le pétrole libyen aux mains des compagnies occidentales comme l’avait fait le roi Idriss. La Libye serait alors devenue comme ces monarchies pétrolières du Golfe où l’esclavage est encore pratiqué, où les femmes n’ont aucun droit et où des architectes européens peuvent s’éclater à construire des tours farfelues avec des budgets astronomiques qui proviennent en fait des richesses des peuples arabes. Soit suivre une voie indépendante des puissances néocoloniales. Kadhafi a choisi cette deuxième option, il a nationalisé le pétrole libyen, provoquant la colère des impérialistes.

Dans les années 50, une blague circulait à la Maison Blanche, au sein de l’administration Eisenhower qui se développa ensuite en véritable théorie politique sous Reagan. Comment distinguer les bons des mauvais Arabes ? Un bon Arabe fait ce que les Etats-Unis lui disent. En échange, il reçoit des avions, est autorisé à déposer son argent en Suisse, est invité à Washington, etc. Eisenhower et Reagan nommaient ces bons Arabes : les rois d’Arabie Saoudite et de Jordanie, les cheikhs et émirs du Koweït et du Golfe, le Shah d’Iran, le roi du Maroc et bien-sûr, le roi Idriss de Libye. Les mauvais Arabes ? Ceux qui n’obéissaient pas à Washington : Nasser, Kadhafi, Saddam plus tard…

Source : http://www.michelcollon.info/

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