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après
la Tunisie et l’Egypte, la révolution arabe aurait-elle gagné
la Libye ?
Ce qui se passe actuellement en Libye est différent. En Tunisie
et en Egypte, le manque de libertés était flagrant. Mais
ce sont les conditions sociales déplorables qui ont véritablement
poussé les jeunes à la révolte. Tunisiens et Egyptiens
n’avaient aucune possibilité d’entrevoir un avenir.
En Libye, le régime de Mouammar Kadhafi est corrompu, monopolise
une grande partie des richesses et a toujours réprimé sévèrement
toute contestation. Mais les conditions sociales des Libyens sont meilleures
que dans les pays voisins. L’espérance de vie en Libye est
plus importante que dans le reste de l’Afrique. Les systèmes
de santé et d’éducation sont convenables. La Libye
est d’ailleurs l’un des premiers pays africains à avoir
éradiqué la malaria. Même s’il y a de fortes
inégalités dans la répartition des richesses, le
PIB par habitant est d’environ 11.000 dollars. Un des plus élevés
du monde arabe. Vous ne retrouvez donc pas en Libye les mêmes conditions
objectives qui ont conduit aux révoltes populaires en Tunisie et
en Egypte.
Comment expliquez-vous alors ce qui se passe en Libye ?
Pour bien comprendre les événements actuels,
nous devons les replacer dans leur contexte historique. La Libye était
autrefois une province ottomane. En 1830, la France s’empara de
l’Algérie. Par ailleurs, le gouverneur égyptien Mohamed
Ali, sous tutelle de l’Empire ottoman, menait une politique de plus
en plus indépendante. Avec, d’une part, les Français
en Algérie et, d’autre part, Mohamed Ali en Egypte, les Ottomans
craignaient de perdre le contrôle de la région : ils envoyèrent
leurs troupes en Libye.
A cette époque, la confrérie des Senoussis exerçait
une influence très forte dans le pays. Elle avait été
fondée par Sayid Mohammed Ibn Ali as Senoussi, un Algérien
qui, après avoir étudié dans son pays et au Maroc,
alla prêcher sa vision de l’islam en Tunisie et en Libye.
Au début du 19ème siècle, Senoussi commençait
à faire de nombreux adeptes, mais n’était pas bien
perçu par certaines autorités religieuses ottomanes qu' il
critiquait dans ses prêches. après un passage en Egypte et
à la Mecque, Senoussi décida de s’exiler définitivement
en Cyrénaïque, dans l’est de la Libye.
Sa confrérie s’y développa et organisa la vie dans
la région, y percevant des taxéès, résolvant les conflits
entre les tribus, etc. Elle possédait même sa propre armée
et proposait ses services pour escorter les caravanes de commerçants
passant par là. Finalement, cette confrérie des Senoussis
devint le gouvernement de fait de la Cyrénaïque, étendant
même son influence jusque dans le nord du Tchad. Mais ensuite, les
puissances coloniales européennes s’implantèrent en
Afrique, divisant la partie sub-saharienne du continent. Cela eut un impact
négatif pour les Senoussis. L’invasion de la Libye par l’Italie
entama aussi sérieusement l’hégémonie de la
confrérie dans la région.
En 2008, l’Italie a versé des compensations
à la Libye pour les crimes coloniaux. La colonisation avait été
à ce point terrible ? Ou bien Berlusconi voulait se faire bien
voir pour conclure des accords commerciaux avec Kadhafi ?
La colonisation de la Libye fut atroce. Au début du 20ème
siècle, un groupe fasciste commença à diffuser une
propagande prétendant que l’Italie, vaincue par l’armée
éthiopienne à la bataille d’Adoua en 1896, devait
rétablir la primauté de l’homme blanc sur le continent
noir. Il fallait laver la grande nation civilisée de l’affront
infligé par les barbares. Cette propagande affirmait que la Libye
était un pays sauvage, habité par quelques nomades arriérés
et qu' il conviendrait aux Italiens de s’installer dans cette
région agréable, avec son paysage de carte postale.
L’invasion de la Libye déboucha sur la guerre italo-turque
de 1911, un conflit particulièrement sanglant qui se solda par
la victoire de l’Italie un an plus tard. Cependant, la puissance
européenne ne contrôlait que la région de la Tripolitaine
et devait faire face à une résistance tenace dans le reste
du pays, particulièrement dans la Cyrénaïque. Le clan
des Senoussis y appuyait Omar Al-Mokhtar qui dirigea une lutte de guérilla
remarquable dans les montagnes. Il infligea de sérieux dégâts
à l’armée italienne pourtant mieux équipée
et supérieure en nombre.
Finalement, au début des années trente, l’Italie de
Mussolini prit des mesures radicales pour éliminer la résistance.
La répression devint extrêmement féroce et l’un
de ses principaux bouchers, le général Rodolfo Graziani
écrivit : « Les soldats italiens étaient convaincus
qu' ils étaient investis d’une mission noble et civilisatrice.
(…) Ils se devaient de remplir ce devoir humain quel qu' en
fût le prix. (…) Si les Libyens ne se convainquent pas du
bien-fondé de ce qui leur est proposé, alors les Italiens
devront mener une lutte continuelle contre eux et pourront détruire
tout le peuple libyen pour parvenir à la paix, la paix des cimetières…
».
En 2008, Silvio Berlusconi a payé des compensations à la
Libye pour ces crimes coloniaux. C’était bien sûr une
démarche intéressée : Berlusconi voulait bien se
faire voir de Kadhafi pour conclure des partenariats économiques.
Néanmoins, on peut dire que le peuple libyen a terriblement souffert
du colonialisme. Et parler de génocide ne serait pas exagéré. |
Omar Al-Mokhtar |
Comment la Libye gagna-t-elle
son indépendance ?
Pendant que les colons italiens réprimaient la résistance
en Cyrénaïque, le chef des Senoussis, Idriss, s’exila
en Egypte pour négocier avec les Britanniques. après la Seconde
Guerre mondiale, l’empire colonial européen fut progressivement
démantelé et la Libye devint indépendante en 1951.
Appuyé par la Grande-Bretagne, Idriss prit le pouvoir. Pourtant,
une partie de la bourgeoisie libyenne, influencée par le nationalisme
arabe qui se développait au Caire, souhaitait que la Libye soit rattachée
à l’Egypte. Mais les puissances impérialistes ne voulaient
pas voir se développer une grande nation arabe. Elles appuyèrent
donc l’indépendance de la Libye en y plaçant leur marionnette,
Idriss. Le roi Idriss répondit-il aux
attentes ?
Tout à fait. A l’indépendance, les trois régions
qui constituent la Libye - la Tripolitaine, le Fezzan et la Cyrénaïque
- se sont retrouvées unifiées dans un système fédéral.
Mais il faut savoir que le territoire libyen est trois fois plus grand
que la France. A cause du manque d’infrastructures, les limites
de ce territoire n’ont pu être clairement définies
qu' après l’invention de l’avion. Et en 1951,
le pays ne comptait qu' un million d’habitants. De plus, les
trois régions nouvellement unifiées avaient une culture
et une histoire très différentes. Enfin, le pays manquait
de routes permettant aux régions de communiquer. En fait, la Libye
était à un stade très arriéré, ce n’était
pas une véritable nation.
Pouvez-vous préciser ce concept ?
L’Etat-nation est un concept lié à l’apparition
de la bourgeoisie et du capitalisme. En Europe, durant le moyen-âge,
la bourgeoisie capitaliste souhaitait développer son commerce sur
une échelle aussi large que possible, mais était freinée
par toutes les contraintes du système féodal. Les territoires
étaient morcelés en de nombreuses petites entités,
ce qui imposait aux commerçants de payer un grand nombre de taxéès
pour livrer une marchandise d’un endroit à un autre. Sans
compter les divers privilèges dont il fallait s’acquitter
auprès des seigneurs féodaux. Toutes ces entraves ont été
supprimées par les révolutions bourgeoises capitalistes
qui ont permis la création d’Etats-nations avec de grands
marchés nationaux sans entraves.
Mais la nation libyenne a été créée alors
qu' elle était encore à un stade précapitaliste.
Elle manquait d’infrastructures, une grande partie de la population
était nomade et impossible à contrôler, les divisions
étaient très fortes au sein de la société,
l’esclavage était encore pratiqué… De plus,
le roi Idriss n’avait aucun projet pour développer le pays.
Il était totalement dépendant des aides US et britanniques.
Pourquoi la Grande-Bretagne et les Etats-Unis le soutenaient-ils ? Le
pétrole ?
En 1951, le pétrole libyen n’avait pas encore été
découvert. Mais les Anglo-Saxéons avaient des bases militaires dans
ce pays qui occupe une position stratégique pour le contrôle
de la mer Rouge et de la Méditerranée.
Ce n’est qu' en 1954 qu' un riche Texan, Nelson Bunker
Hunt, découvrit le pétrole libyen. A l’époque,
le pétrole arabe se vendait aux alentours de 90 cents le baril.
Mais le pétrole libyen était acheté à 30 cents
le baril tellement ce pays était arriéré. C’était
peut-être le plus misérable d’Afrique.
De l’argent rentrait pourtant grâce au pétrole.
A quoi servait-il ?
Le roi Idriss et son clan, les Senoussis, s’enrichissaient personnellement.
Ils redistribuaient également une partie des revenus pétroliers
aux chefs des autres tribus pour apaiser les tensions. Une petite élite
s’est développée grâce au commerce du pétrole
et quelques infrastructures ont été construites, principalement
sur la côte méditerranéenne, la partie la plus intéressante
pour commercer avec l’extérieur. Mais les zones rurales dans
le cœur du pays restaient extrêmement pauvres et des tas de
miséreux s’amassaient dans des bidonvilles autour des cités.
Cela a continué jusqu' en 1969, quand trois officiers ont
renversé le roi. Parmi eux, Kadhafi.
Comment se fait-il que la révolution soit venue d’officiers
de l’armée ?
Dans un pays profondément marqué par les divisions tribales,
l’armée était en fait la seule institution nationale.
La Libye n’existait pas en tant que telle sauf à travers
cette armée. A côté de ça, les Senoussis du
roi Idriss possédaient leur propre milice. Mais dans l’armée
nationale, les jeunes Libyens issus des différentes régions
et tribus pouvaient se retrouver.
Kadhafi a d’abord évolué au sein d’un groupe
nassériste, mais lorsqu' il a compris que cette formation
ne serait pas capable de renverser la monarchie, il s’est engagé
dans l’armée. Les trois officiers qui ont destitué
le roi Idriss étaient très influencés par Nasser.
Gamal Abdel Nasser était lui-même un officier de l’armée
égyptienne qui renversa le roi Farouk. Inspiré par le socialisme,
Nasser s’opposait à l’ingérence des puissances
néocoloniales et prônait l’unité du monde arabe.
Il nationalisa d’ailleurs le canal de Suez, jusque là géré
par la France et la Grande-Bretagne, s’attirant les foudres et les
bombardements de l’Occident en 1956.
Le panarabisme révolutionnaire de Nasser avait eu un effet important
en Libye, notamment dans l’armée et sur Kadhafi. Les officiers
libyens auteurs du coup d’Etat de 1969 suivirent le même agenda
que Nasser.
Quels furent les effets de la révolution en Libye ?
Kadhafi avait deux options. Soit laisser le pétrole libyen aux
mains des compagnies occidentales comme l’avait fait le roi Idriss.
La Libye serait alors devenue comme ces monarchies pétrolières
du Golfe où l’esclavage est encore pratiqué, où
les femmes n’ont aucun droit et où des architectes européens
peuvent s’éclater à construire des tours farfelues
avec des budgets astronomiques qui proviennent en fait des richesses des
peuples arabes. Soit suivre une voie indépendante des puissances
néocoloniales. Kadhafi a choisi cette deuxième option, il
a nationalisé le pétrole libyen, provoquant la colère
des impérialistes.
Dans les années 50, une blague circulait à la Maison Blanche,
au sein de l’administration Eisenhower qui se développa ensuite
en véritable théorie politique sous Reagan. Comment distinguer
les bons des mauvais Arabes ? Un bon Arabe fait ce que les Etats-Unis
lui disent. En échange, il reçoit des avions, est autorisé
à déposer son argent en Suisse, est invité à
Washington, etc. Eisenhower et Reagan nommaient ces bons Arabes : les
rois d’Arabie Saoudite et de Jordanie, les cheikhs et émirs
du Koweït et du Golfe, le Shah d’Iran, le roi du Maroc et bien-sûr,
le roi Idriss de Libye. Les mauvais Arabes ? Ceux qui n’obéissaient
pas à Washington : Nasser, Kadhafi, Saddam plus tard… |