La Libye face
à l’impérialisme humanitaire.
Entretien avec Jean Bricmont
Jean Bricmont
Kosovo, Irak, Afghanistan : les partisans d’une intervention en Libye n’auraient-ils pas retenu la leçon ? Jean Bricmont, auteur d’un ouvrage sur l’impérialisme humanitaire, nous explique pourquoi le droit d’ingérence est incompatible avec la paix dans le monde et dessert les causes humanitaires. A moins bien-sûr, que ces causes ne soient que des prétextes…Pouvez-vous nous rappeler en quoi consiste l’impérialisme humanitaire ?
C’est une idéologie qui vise à légitimer l’ingérence militaire contre des pays souverains au nom de la démocratie et des droits de l’Homme. La motivation est toujours la même : une population est victime d’un dictateur, donc il faut agir. On nous sort alors les références à la Deuxième Guerre mondiale, à la guerre d’Espagne et j’en passe. Le but étant de faire accepter l’intervention. C’est ce qui s’est passé pour le Kosovo, l’Irak ou l’Afghanistan.
Et aujourd’hui, c’est le tour de la Libye ?
Il y a une différence car ici, une résolution
du Conseil de Sécurité des Nations Unies l’autorise. Mais
cette résolution a été votée à l’encontre
des principes-mêmes de la Charte des Nations Unies. En effet, je ne vois
aucune menace extérieure dans le conflit libyen. On a évoqué
la notion de la « responsabilité de protéger » les
populations, mais en brûlant un peu les étapes. De plus, il n’y
a pas de preuves que Kadhafi massacre la population dans le simple but de la
massacrer C’est un peu plus compliqué que cela : il s’agit
plutôt d’une insurrection armée et je ne connais pas de gouvernement
qui ne réprimerait pas ce type d’insurrection. Evidemment, il y
a des dommages collatéraux et des morts parmi les civils. Mais si les
Etats-Unis savent comment éviter de tels dommages, qu' ils aillent
l’expliquer aux Israéliens et qu' ils l’appliquent eux-mêmes
en Irak et en Afghanistan. Nul doute également que les bombardements
de la coalition vont aussi provoquer des pertes civiles.
Je pense donc que d’un point de vue strictement légal, la résolution
du Conseil de Sécurité est discutable. Elle est en fait le résultat
d’années de lobbying pour faire reconnaître le droit d’ingérence
qui se trouve ici légitimé.
Pourtant, même dans la gauche, beaucoup pensent qu' il fallait intervenir en Libye pour arrêter le massacre. C’est une erreur de jugement selon vous ?
Oui et pour plusieurs raisons. Tout d’abord, cette
campagne établit le règne de l’arbitraire. En effet, le
conflit libyen n’a rien d’exceptionnel. Il y en a beaucoup d’autres
dans le monde, que ce soit à Gaza, à Bahreïn ou, il y a quelques
années, au Congo. Dans ce dernier cas, nous étions dans le cadre
d’une agression extérieure de la part du Rwanda et du Burundi.
L’application du droit international aurait permis de sauver des millions
de vie mais on ne l’a pas fait. Pourquoi ?
Ensuite, si on applique les principes de l’ingérence qui sous-tendent
l’attaque contre la Libye, cela veut dire que tout le monde peut intervenir
partout. Imaginons que les Russes interviennent à Bahreïn ou les
Chinois au Yémen : ce serait la guerre généralisée
et permanente. Une grande caractéristique du droit d’ingérence
est donc le non-respect du droit international classique. Et si on devait modifier
le droit international par de nouvelles règles légitimant le droit
d’ingérence, cela déboucherait sur la guerre de tous contre
tous. C’est un argument auquel les partisans du droit d’ingérence
ne répondent jamais.
Enfin, ces ingérences renforcent ce que j’appelle l’ «
effet barricade » : tous les pays qui sont dans la ligne de mire des Etats-Unis
vont se sentir menacés et vont chercher à renforcer leur armement.
On a vu ce qui s’est passé avec Saddam. Kadhafi avait d’ailleurs
déclaré à la ligue arabe : « On vient de pendre un
membre de cette ligue et vous n’avez rien dit. Mais ça peut vous
arriver aussi car, si vous êtes tous des alliés des Etats-Unis,
Saddam l’était aussi autrefois. ». Aujourd’hui, la
même chose se reproduit avec Kadhafi et la menace qui pèse sur
de nombreux Etats risque de relancer la course à l’armement. La
Russie, qui n’est pourtant pas un pays désarmé, a déjà
annoncé qu' elle allait renforcer ses troupes. Mais ça peut
même aller plus loin : si la Libye avait l’arme nucléaire,
elle n’aurait jamais été attaquée. C’est d’ailleurs
pour cette raison qu' on n’attaque pas la Corée du Nord. La
gauche qui soutient l’intervention en Libye devrait donc bien se rendre
compte que la conséquence de l’ingérence humanitaire est
de relancer la course à l’armement et de créer des logiques
de guerre à long-terme.
Cette intervention militaire contre Kadhafi ne serait-elle pas pourtant un moindre mal?
Il faut réfléchir aux conséquences.
Maintenant que les forces occidentales sont engagées, il est évident
qu' elles vont devoir aller jusqu' au bout, renverser Kadhafi et installer
les rebelles au pouvoir. Que va-t-il se passer alors ? La Libye semble divisée.
S’il y a une résistance à Tripoli, l’Occident va-t-il
occuper le pays et s’embarquer dans une guerre sans fin comme en Irak
ou en Afghanistan ?
Imaginons quand-même que tout se passe bien : les coalisés se débarrassent
de Kadhafi en quelques jours, les rebelles prennent le pouvoir et le peuple
libyen est uni. Tout le monde est content et après ? Je ne pense pas
que l’Occident va dire : « Voilà, on a fait ça parce
qu' on est gentil et qu' on aime bien les droits de l’Homme.
Maintenant, vous pouvez faire ce que vous voulez. ». Que se passera-t-il
si le nouveau gouvernement libyen apparaît trop musulman ou ne limite
pas correctement les flux migratoires ? Vous croyez qu' on va les laisser
faire ? Il est évident qu' après cette intervention, le nouveau
gouvernement libyen sera prisonnier des intérêts occidentaux.
Si l’intervention militaire n’est pas la solution, que faire ?
Il aurait déjà fallu essayer honnêtement
toutes les solutions pacifiques. Ca n’aurait peut-être pas fonctionné
mais là, il y a eu une volonté manifeste de rejeter ces solutions.
C’est d’ailleurs une constante dans les guerres humanitaires. Pour
le Kosovo, il y avait des propositions serbes très détaillées
pour aboutir à une solution pacifique mais elles ont été
refusées. L’Occident a même imposé des conditions
qui rendaient toute négociation impossible comme l’occupation de
la Serbie par les troupes de l’Otan. En Afghanistan, les Talibans ont
proposé de faire juger Ben Laden par un tribunal international si on
leur fournissait les preuves de son implication dans l’attentat du World
Trade Center. Les Etats-Unis ont refusé et bombardé. En Irak,
Saddam avait accepté le retour des inspecteurs de l’ONU ainsi que
de nombreuses conditions extrêmement contraignantes. Mais ce n’était
jamais assez. En Libye, Kadhafi a accepté un cessez-le-feu et proposé
qu' on envoie des observateurs internationaux. Les observateurs n’ont
pas été envoyés et on a dit que Kadhafi ne respectait pas
le cessez-le-feu. L’Occident a aussi rejeté la proposition de médiation
de Chavez, pourtant suivie par de nombreux pays latinos ainsi que l'Organisation
de l'Unité Africaine.
A ce sujet, je suis furieux quand j’entends, en Europe, des gens de gauche
dénoncer l’horrible Alliance Bolivarienne qui soutient le dictateur
Kadhafi. Ces gens n’ont rien compris ! Les dirigeants latinos sont des
personnes au pouvoir avec d’importantes responsabilités. Ce ne
sont pas des petits gauchistes qui bavardent dans leur coin. Et le grand problème
de ces dirigeants, c’est l’ingérence des Etats-Unis : moins
les Etats-Unis pourront faire ce qu' ils veulent partout dans le monde,
mieux ça vaudra pour tous ces pays qui tentent de s’émanciper
de leur tutelle et pour le monde entier.
Le fait de rejeter systématiquement les solutions pacifiques signifie-t-il que l’ingérence humanitaire est un prétexte ?
Oui, mais si ça fonctionne bien auprès
des intellectuels, j’ai plus de doute sur la réaction des peuples
européens. Vont-ils soutenir leurs dirigeants dans l’attaque contre
Kadhafi ? Au niveau des peuples, ce sont les guerres sécuritaires qui
trouvent plus de légitimité : lorsqu' il y a, par exemple,
une menace contre nos populations, nos modes de vie, etc. Mais ici et en France,
avec tout le climat islamophobe (que je n'approuve pas, mais qui existe), allez
expliquer qu' on va se battre en Cyrénaïque pour des insurgés
qu' on voit crier « Allah U Akbar »… C’est contradictoire
!
Au niveau politique, la plupart des partis soutiennent l’intervention,
même à gauche. Les plus modérés soutenaient juste
l’application d’une zone d’interdiction aérienne mais
si Kadhafi envoie ses tanks vers Benghazi, qu' est-ce qu' on fait
? Durant la Deuxième Guerre mondiale, les Allemands ont perdu le contrôle
aérien assez rapidement mais ils ont tenu encore plusieurs années.
Les modérés devaient bien se douter que, dans la mesure où
l’objectif est de renverser Kadhafi, on irait plus loin que l’établissement
d’une zone d’interdiction aérienne.
La gauche, incapable de soutenir de vraies positions alternatives, se trouve
piégée par la logique de l’ingérence humanitaire
et est obligée de soutenir Sarkozy. Si la guerre se passe vite et bien,
le président français sera sans doute bien positionné pour
2012 et la gauche lui aura mis le pied à l’étrier. Cette
gauche n’assumant pas un discours cohérent opposé aux guerres
est obligée de se mettre à la remorque de la politique d’ingérence.
Et si la guerre se passe mal ?
C’est malheureux, mais le seul parti français à s’être opposé à l’intervention en Libye du point de vue des intérêts français est le Front National. Il a notamment évoqué la menace des flux migratoires et en a profité pour se démarquer de l’UMP et du PS en disant qu' il n’avait jamais collaboré avec Kadhafi. Si la guerre en Libye ne se passe pas comme prévu, ça pourra bénéficier au Front National pour 2012.
Si l’ingérence humanitaire n’est qu' un prétexte, quel est l’objectif de cette guerre ?
Les révolutions arabes ont surpris les Occidentaux
qui n’étaient pas assez bien informés sur ce qui se passait
au Maghreb et au Moyen-Orient. Je ne conteste pas qu' il y a de bons spécialistes
de la question mais souvent, ils ne sont pas assez écoutés à
un certain niveau de pouvoir et s’en plaignent d’ailleurs. Donc
maintenant, les nouveaux gouvernements égyptien et tunisien risquent
de ne plus s’aligner sur les intérêts occidentaux et par
conséquent, pourraient être hostiles à Israël.
Pour s’assurer le contrôle de la région et protéger
Tel-Aviv, les Occidentaux veulent probablement se débarrasser des gouvernements
déjà hostiles à Israël et aux Occidentaux. Les trois
principaux sont l’Iran, la Syrie et la Libye. Cette dernière étant
la plus faible, on l’attaque.
Ca peut fonctionner ?
L’Occident rêvait de dominer le monde mais on
voit depuis 2003, avec le fiasco irakien, qu' il en est incapable. Avant,
les Etats-Unis pouvaient se permettre de renverser des dirigeants qu' ils
avaient eux-mêmes portés au pouvoir, comme Ngô Dinh Diêm
au Sud-Viêtnam dans les années 60. Mais Washington n’a plus
la possibilité de faire ça aujourd’hui. Au Kosovo, les Etats-Unis
et l'Europe doivent composer avec un régime mafieux. En Afghanistan,
tout le monde dit que Karzaï est corrompu mais ils n’ont pas d'alternative.
En Irak, ils doivent aussi s’accommoder d’un gouvernement qui est
loin de leur convenir totalement.
Le problème se posera certainement en Libye aussi. Un Irakien me disait
un jour : « Dans cette partie du monde, il n’y a pas de libéraux
au sens occidental du terme, hormis quelques intellectuels assez isolés.
». Comme l’Occident ne peut pas s’appuyer sur des dirigeants
qui partagent ses idées et défendent totalement ses intérêts,
il essaie d’imposer des dictateurs par la force. Mais ça crée
évidemment un décalage avec les aspirations de la base populaire.
De plus, cette démarche se révèle être un échec
et les gens ne devraient pas être dupes sur ce qui se passe. L’Occident,
qui pensait pouvoir contrôler le monde arabe avec des marionnettes comme
Ben Ali et Moubarak, se dirait soudainement : « On a eu tout faux, maintenant
on va soutenir la démocratie en Tunisie, en Egypte et en Libye. »
? C’est d’autant plus absurde que l’une des grandes revendications
des révolutions arabes est le droit à la souveraineté.
Autrement dit, pas d’ingérence !
L’Occident doit se résigner : le monde arabe, tout comme l’Afrique
et les Caraïbes, ne lui appartient pas. En fait, les régions où
l’Occident s’ingère le plus sont les moins développées.
Si on respecte leur souveraineté, ces régions pourront se développer,
tout comme l’Asie l'a fait et l’Amérique latine le fera sans
doute. La politique d’ingérence est un échec pour tout le
monde.
Quelle alternative alors ?
Tout d’abord, il faut savoir que la politique d’ingérence
nécessite un budget militaire important. Sans le soutien des Etats-Unis
et leur budget militaire délirant, la France et la Grande-Bretagne ne
se seraient pas engagées. La Belgique encore moins. Mais tous ces moyens
mis à disposition ne tombent pas du ciel. Ce budget est basé sur
des emprunts à la Chine qui entraînent des déficits US et
toutes sortes de problèmes économiques. On y pense rarement.
De plus, on nous répète tout le temps qu' il n’y a
pas d’argent pour l’éducation, la recherche, les pensions,
etc. Et subitement, il y a une grosse somme qui tombe pour faire la guerre en
Libye. C’est une somme illimitée car on ne sait pas combien de
temps cette guerre va durer ! On dépense par ailleurs déjà
de l’argent en pure perte en Afghanistan.
Il faut donc avoir une autre vision politique et la Suisse est, selon moi, un
bon exemple. Ce pays consacre son budget militaire uniquement à la protection
de son territoire. Les Suisses ont une politique de non-intervention cohérente
car leur armée ne peut pas, par principe, quitter le territoire. On peut
dire que la Suisse laisse Kadhafi massacrer les insurgés mais premièrement,
elle n’a jamais commis de génocide ou d’autres massacres,
même si on peut critiquer sa politique sur d'autres plans (banques ou
immigration). Et deuxièmement, si tout le monde faisait comme la Suisse,
pour les raisons que j’ai expliquées précédemment,
le monde irait beaucoup mieux.
Les guerres et les embargos ont toujours des conséquences désastreuses.
Selon moi, la meilleure alternative est la coopération avec les différents
pays, quels que soient leurs régimes. A travers le commerce, mais pas
celui des armes évidemment, les idées circulent et les choses
peuvent évoluer, sans guerre. On peut bien-sûr discuter des modalités
: commerce équitable, écologique, etc. Mais le commerce est une
alternative beaucoup moins sanglante aux sanctions et aux embargos qui sont
la version soft des guerres humanitaires.