Afrique du Sud : démocratie et/ou capitalisme?

Extraits de l'interview de Simon Boshielo, secrétaire aux relations internationales du Congrès des Syndicats sud-africains (COSATU), le 15 octobre 2001, à Johannesburg. Les questions sont posées par Silas Cerqueira, pour Aujourd'hui l'Afrique, la traduction est de J.L.Glory, pour Aujourd'hui l'Afrique.

S.C. Pourquoi la COSATU a-t-elle lancé la récente grève anti-privatisation, alors que l'ANC, qui est son partenaire et son allié, gouverne?

S.B. Grâce, pour partie, à l'aide et à la solidarité internationale, nous avons obtenu la liberté en 1994 et une large victoire électorale. Ensuite, en 1999, lors des deuxièmes élections démocratiques, nous avons, avec l'ANC, notre partenaire dans l'Alliance, obtenu une écrasante majorité, une majorité des deux tiers.

Dans cette période, l'ANC, en tant que mouvement de libération, a été le seul organe capable de représenter tous les courants des forces de classe. Ces forces se sont unies dans la lutte pour la démocratie nationale, la création d'un avenir non sexiste etc...Qu'est-ce que cela signifie?

L'alliance tripartite entre le Parti Communiste, la COSATU et l'ANC est le reflet de la coalition de ces forces unies autour de ces exigences spécifiques.

Mais dans l'Afrique du Sud d' après l'apartheid, la lutte prend une nouvelle dimension. Il ne s'agit plus de lutter pour donner le droit de vote à tous les sud-africains, ou de choses de ce type, il faut assurer une émancipation économique.

Et là, face à l'émancipation économique, on trouve des forces qui la contestent, qui contestent la démocratisation économique.

Ce qui s'est passé, c'est qu'en 1996, le gouvernement démocratique a lancé une politique intitulée : Croissance, Emploi et Redistribution.

S.C. C'est ce qu'on appelle le programme gear?

S.B. Oui. Il est essentiellement fondé sur une austérité fiscale qui empêche l'Etat d'étendre les services. Il cherche essentiellement à réduire l'inflation, à abaisser les dépenses sociales, à diminuer les impôts sur les riches et en particulier sur les sociétés. Cela veut dire que la classe ouvrière doit faire des sacrifices au nom de la croissance économique. De notre point de vue, c'est une politique d'ajustement structurel auto-administrée.

Ce programme échouera. Il entre en contradiction avec un autre programme, le RDP(Reconstruction and Developpment Program) que l'ANC a proposé en constituant le gouvernement, pour en faire bénéficier ceux qui avaient subi l'oppression de l'apartheid. Aujourd'hui, avec le gear, le gouvernement prend des mesures d'austérité et, en matière économique, de privatisations : des pas vers la privatisation de secteurs aussi essentiels que l'eau, l'électricité et les télécommunications sont visibles. Or, nous avions promis au peuple en prenant le pouvoir, de lui assurer l'accès à ces services essentiels.

Les structures économiques du pays sont complexes. Il y a un petit nombre de Noirs qui ont eu accès à des positions leur donnant un pouvoir sur le partage des revenus, des Noirs qui ont accédé à des positions dominantes dans le gouvernement et les affaires.

S.C. Y compris quelques anciens dirigeants de la COSATU qui sont devenus millionnaires?

S.B. Cela arrive. Mais cela ne doit pas cacher le fait que les responsables de la COSATU et du Parti Communiste mènent la lutte pour que la transition démocratique profite aux gens ordinaires.

Mais, dans l'actuelle transition économique et sociale, les sacrifices sont pour les gens ordinaires. Il y a eu une escalade dans le taux de chômage. Il atteint aujourd'hui 25% officiellement, plus en réalité, compte tenu du mode de calcul.

Les chômeurs et les emplois informels atteignent en réalité les 36 à 38%, à la suite des licenciements dans les mines, les services publics et autres.

S.C. Dans d'autres pays, en France et en Italie après la fin de la seconde guerre mondiale et la libération du fascisme, au Portugal, mon pays, après la révolution de 1974-75, par exemple, la transition vers la démocratie économique ne s'est pas faite par des privatisations mais au contraire par des nationalisations.

S.B. Pour cela, il faut un Etat très fort, capable de changer la nature de la propriété économique et capable d'en assurer la redistribution. C'est notre problème ici, car le gouvernement est en train de jeter aux orties le seul pouvoir économique qu'il détient, c'est à dire le secteur public. Il outrepasse le mandat donné par le peuple.

S.C. Qu'est-ce qui a déjà été privatisé?

S.B. Trente pour cent des South African Airways, la Poste. La privatisation de la Poste a produit des effets désastreux sur la distribution du courrier. Elle a été vendue à une compagnie néo-zélandaise. Il est question de sa faillite. Les pertes financières de la Poste, qui avaient d'ailleurs été exagérées, avaient servi de prétexte à la privatisation. Les pertes sont maintenant encore plus élevées! Les Néo-Zélandais sont venus avec leur propre encadrement. Ils se sont donné de gros avantages matériels, d'énormes salaires. C'est pourquoi la Poste va très mal.

Aux South African Airways, on a mis quelqu'un venu des Etats-Unis pour diriger. Profitant de la corruption, il a détourné des pans entiers des S.A.A.,pour les agréger à ses propres compagnies, aux Etats-Unis. Quand il est parti, il était payé environ 4 millions. Quand le contrat a été terminé, il a encore demandé un pont d'or pour partir.

S.C. Vous avez parlé de l'électricité, de l'eau, de l'aviation civile. Qu'en est-il du téléphone?

S.B. Une partie de Telcom a été vendue. De nombreux emplois sont menacés. Ils voulaient immédiatement supprimer 27 000 emplois.

Dans le transport aussi il y a des changements. Ici, Spoornet est une compagnie gouvernementale qui possède les trains. La privatisation est en cours et un bon nombre de travailleurs doivent être licenciés. Au lieu de développer les transports publics, d'organiser une complémentarité entre le réseau ferré et les bus, on privatise! D'où l'énorme problème que vous avez pu constater chaque matin à Johannesburg. Les gens sont contraints d'avoir leur propre moyen de transport. D'où les embouteillages.

S.C. Il y a ces petits minibus privés qui transportent les gens des townships dans des conditions très dures...

S.B. Très dures. En fait, le gouvernement n'a pas de politique globale du transport. Il agit au coup par coup, privatisant ici ou là, sans plan d'ensemble.

Un plan d'ensemble permettrait de préserver l'environnement qui est très dégradé par la privatisation.

S.C. Tout ceci concerne les services. Qu'en est-il des industries stratégiques comme la sidérurgie, les mines?

S.B. Ce sont tous des monopoles privés. Il existe une seule compagnie publique, appelée ISNOR dans la sidérurgie. Il n'est pas encore prévu de la privatiser. Mais avec la politique économique actuelle, il faut s'attendre à tout.

S.C. Qu'en est-il de l'Alliance tripartite (ANC, COSATU, PCSA) ?

S.B. L'alliance connait des hauts et des bas dans cette période. Parce que les luttes ont pris un aspect de classe, au sens où ce qui est en jeu, ce sont les intérêts de différentes classes. Il ne s'agit plus de démocratie ou de non-racialisme. De plus en plus, on voit des gens qui étaient dans l'ANC pour résoudre le problème de l'apartheid, et qui passent du côté du capitalisme.

C'est pourquoi des camarades qui étaient avec nous dans la lutte pour la démocratie et contre l'apartheid, mettent en cause les politiques de nationalisation, les politiques socialistes défendues par la COSATU et le Parti Communiste. On a de plus en plus affaire à des contradictions de classe avec d'un côté les travailleurs et de l'autre ceux qui ont accès aux moyens de production et qui voudraient devenir les maitres.

S.C. Mais la classe ouvrière a besoin d'alliés venus des autres classes sociales...

S.B. Vous avez raison. Souvenez-vous de la grève anti-privatisations. Nous avons eu toutes sortes de soutiens : les Eglises, le mouvement étudiant, la paysannerie et tous ceux qui touchent réellement le fond de la privatisation. La grève a aussi reçu le soutien de communautés rurales ou urbaines entières qui s'élevaient contre la vente de l'Electricité et du Service des Eaux. A cause des conséquences pour les pauvres dans les townships.

S.C. Y a-t il à la direction de la COSATU des responsables qui sont aussi dirigeants dans l'ANC, ou y a-t-il séparation?

S.B. Il y a séparation. Il peut y avoir des membres du Parti communiste qui peuvent être dirigeants de l'ANC, mais pas de la COSATU. La COSATU repose sur des bases syndicales. Bien sûr, beaucoup de membres de la COSATU sont aussi membres de l'ANC, mais pas les dirigeants.

S.C. D' après ce que j'ai lu, les médias et les forces de droite spéculent sur l'élargissement d'un fossé entre l'ANC et la COSATU. Pourtant, cela n'aura probablement pas lieu?

S.B. Cela peut se produire ou ne pas se produire. Cela dépendra de la façon dont les leaders de l'Alliance se conduisent quand ils ont des désaccords.

Paru dans “ Aujourd’hui l’Afrique ” n° 84 (BP 22 – 95121 Ermont cedex)

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