Quelle Afrique du Sud pour le XXIème siècle?

(Publier par l'AFASPA)

Silas Cerqueira, collaborateur de notre revue, a eu, l'été 2001, de longs entretiens avec les dirigeants de l'ANC, parti gouvernemental, la COSATU, organisation syndicale, et le SACP, parti communiste sud-africain. Il nous est malheureusement impossible de publier l'intégralité de ces chaleureuses rencontres dont nous tenons à remercier les divers protagonistes. Nous voulons donner à nos lecteurs connaissance des débats qui parcourent aujourd'hui la nouvelle Afrique du Sud, et dessinent en creux son avenir.  (Aujourd'hui l'Afrique)

Interview de Kgalema Motlanthe, secrétaire général de l'ANC (extraits traduits par J.L.Glory)  L'entretien a été mené peu après la grève nationale organisée par la COSATU contre les privatisations décidées par le gouvernement. Les premiers échanges ont porté sur ce sujet.

S.C. Quelque chose me rend perplexe. Beaucoup d'adhérents de la COSATU sont aussi adhérents de l'ANC. Les membres du Parti Communiste sont membres de l'ANC. Malgré cela et malgré l'explication que vous donnez de la politique de restructuration et de privatisation, le fait est que les travailleurs de la COSATU ne l'acceptent pas. Pourquoi?

K.M. J'ai été moi-même secrétaire général du syndicat des mineurs pendant dix ans. La raison du mécontentement de la COSATU concernant les privatisations est qu'ils ont adopté une résolution du Congrès contre les privatisations et qu'ils sont obligés de respecter cette résolution. La question est : pourquoi ont-ils eu à adopter cette résolution? La COSATU comprend différentes tendances politiques. La tendance majoritaire est proche de l'ANC. Il y a une tendance minoritaire, à gauche de la gauche, qui considère comme réactionnaire tout ce qui ne va pas dans le sens de leur projet, la lutte pour le socialisme.

Le secteur public est très vaste : les employés gouvernementaux, les enseignants, les infirmières, la police, les employés des tribunaux, le personnel hospitalier, communal, et bien sûr aussi les gens qui travaillent dans le secteur para-étatique (EIKOM, principal producteur d'électricité, TELKOM, la Poste. Le gouvernement possède aussi une mine de diamants appelée ALEXCOR,  le principal organisme d'achat du pétrole et, dans le secteur des transports, TRANSNET. L'Etat contrôle les voies ferrées, les ports, les lignes aériennes et d'autres transports publics. Le gouvernement dit que ces entreprises doivent être restructurées, parce qu'elles ont été héritées dans l'état où elles étaient quand leur rôle essentiel était de fournir un service à une partie de la population, la minorité blanche. Si on les destine à fournir des services aux masses, à tout le monde, il faut les restructurer.

S.C. Mais être restructuré ne signifie pas nécessairement être privatisé?

K.M. Précisément. La privatisation est un élément éventuel. La raison d'une privatisation peut être la nécessité d'introduire une nouvelle technologie dans l'entreprise ou de mobiliser un capital additionnel. Et si le gouvernement pense qu'il ne pourra pas remplir cette mission, il faut alors mobiliser du capital soit par l'emprunt, soit par l'ouverture du capital. Ce sont les différentes méthodes et ce sont des options ouvertes.

Nous devons considérer que la Fédération en grève syndique des travailleurs de différents secteurs : textile et habillement, où le gouvernement n'a aucune mise, les mines où le principal employeur est la Chambre des Mines et différentes compagnies minières. La privatisation n'affectera pour l'essentiel que les travailleurs qui sont employés par les municipalités, par les entreprises para-étatiques et, bien sûr, ceux des services publics.

Prenons le cas d'un hôpital, où les infirmières constituent une partie du personnel. Il y a du personnel de nettoyage, de lingerie, d'ambulance etc...qui constitue le personnel général. Si le gouvernement pense, par exemple que l'aspect hôtelier de l'hôpital (fourniture de linge, restauration etc...) sera mieux assuré par une compagnie privée, il lance un appel d'offre et déclare que, dans cet hôpital, l'hôtellerie n'est plus de son ressort. Alors les travailleurs qui sont dans la cuisine, et d'autres, pourront en être affectés.

S.C. Les forces progressistes ont lutté pendant les 25 dernières années contre les privatisations...

K.M. Ma propre conviction est que chaque pays, même sous la globalisation, doit oeuvrer à partir de ses propres forces. L'une des raisons pour lesquelles la COSATU a lancé une campagne d'opposition aux privatisations est qu'elle s'est appuyée sur ce qui s'est passé au Royaume-Uni...

C'est évidemment une manière faussée d'aborder les problèmes sociaux. Les révolutionnaires savent que rien ne peut remplacer l'analyse concrète des conditions dans lesquelles ils opèrent. L'importation d'une analyse est une solution de facilité. Cela permet de faire l'économie de l'examen de sa situation réelle. On a une analyse toute prête des processus de privatisation en Angleterre et on l'applique où que l'on soit. C'est vraiment "tordu"!

Je dis aux camarades de la COSATU : tenez compte de ce que les solutions de partenariat public-privé sont aussi une voie suivie par le Parti Communiste de Chine. Dans un rapport de 1986, le secrétaire général du Parti Communiste chinois a analysé la situation : en Chine, l'Etat possédait toutes les entreprises; tout était nationalisé; le Parti Communiste était au pouvoir depuis des années. Cependant, en examinant le montant du capital qu'ils avaient pu générer, accumuler, ils ont conclu que ce n'était pas la bonne voie pour atteindre leur but, pour fonder les bases du socialisme. Ils se sont alors demandé d'où pouvait venir une autre source de mobilisation du capital. Puisqu'ils possédaient tout, il n'y avait pas de source en Chine proprement dite. Il y avait du capital privé hors de Chine. Comment le mobiliser? Et ils ont pris les mesures  qui font qu'aujourd'hui Shanghai est le plus grand site de construction du monde. Ils ont défini leur manière propre d'entraîner le capital privé dans le développement.

Les voies de la lutte pour le socialisme ne sont ni uniques ni abstraites.. Elles reposent sur ce que vous faites concrètement et par vous-mêmes. Regardez l'expérience cubaine. Si Cuba n'avait pas choisi de développer ses propres forces, le régime se serait effondré. Mais ils se sont appuyés sur leurs propres forces.

S.C. Puis-je vous demander comment vos efforts se sont traduits sur le niveau de vie de la population. J'ai entendu dire que 30% de la population est au dessous du seuil de pauvreté. Est-ce exact?

K.M. Oui, beaucoup de Sud-Africains sont très pauvres...Vous savez que nous sortons d'une situation où notre peuple n'avait aucun droit. En 1994, la liberté signifiait d'abord le retout à la dignité. La dignité de notre peuple a été restaurée. La dignité est bien sûr sapée par la pauvreté, mais la dignité politique a été restaurée. Des individus qui subissent les conditions d'une abjecte pauvreté ne peuvent accéder à la dignité. Ils n'ont de dignité que dans le champ politique. Si vous êtes pauvre, si vous ne savez pas d'où viendra votre prochain repas, si vous mendiez au bord de la route, tout cela sape votre dignité.

L'ignorance sape la dignité.Notre peuple souffre d'une ignorance accumulée que l'ordre précédent a systématiquement répandue. L'éducation publique formelle à laquelle notre peuple avait accès était de qualité inférieure. Cela affectera des générations entières. Mais le gouvernement s'y attache et essaie de l'améliorer. Les gens ignorants, et qui ressentent le besoin d'être dirigés, acceptent les explications faciles. C'est ce que j'explique toujours dans mes discussions avec les camarades du Parti Communiste et de la COSATU.

De mon point de vue, la COSATU, en tant que fédération, ne devrait pas se comporter comme un syndicat de branche. C'est une fédération dant les éléments sont des branches qui opèrent dans différents secteurs. Je le leur ai dit. Ils sont arrivés progressivement à cette campagne contre la privatisation. Leur thème de campagne, il y a environ un an, était le chômage. Ils faisaient campagne pour l'emploi.

S.C. Ils disent qu'il s'agit de la perte d'un million d'emplois. Qu'en est-il?

K.M. C'est ce qu'ils disent. Mais, voyez- vous, c'est une réponse facile et une explication facile. Il n'est pas nécessairement exact de dire que le chômage causé par les privatisations est élevé.

S.C. Y a-t-il eu des améliorations notables depuis 1994?

K.M. Je pense qu'il y a eu des améliorations. Les gens n'avaient absolument rien, aucune propriété. Le gouvernement leur a donné une maison d'une pièce sans rien leur demander en retour.

S.C. Vous faites allusion au programme de logement?

K.M. Oui, mais bien sûr, le problème des "installations informelles" demeure vital. Principalement parce que la plupart des gens qui s'installent illégalement ne sont pas des sans-logis. La majorité d'entre eux sont des demandeurs  d'emploi. Ils ont une famille dont un membre au moins gagne sa vie.

S.C. Vous voulez dire qu'ils ne sont pas des sans logis parce qu'ils ont un domicile dans les zones rurales?

K.M. Ils viennent là dans l'espoir de trouver un emploi. Et aussi parce qu'il n'y a pas de logement locatif où ils pourraient vivre en attendant d'en trouver. Il y a aussi des gens qui gagnent très peu. C'est pourquoi ils vont dans les "installations informelles". Là, ils n'ont aucun loyer à payer. Ils ne paient aucune taxéè pour l'eau, ou autre. C'est un sous-problème du chômage que la création de ces colonies temporaires de chômeurs...

Il y a eu des progrès importants en matière de logement, d'éducation, d'accès à l'eau courante potable dans les zones rurales, d'électrification, des systèmes de communication et autres domaines...

S.C. Qu'en est-il du salaire réel? S'est-il accru ou a-t-il diminué?

K.M. Le salaire réel a été affecté, à mon avis, par un phénomène devenu international. Il y a de plus en plus d'emplois qualifiés. Les nouvelles technologies, par exemple, n'emploient plus que des travailleurs qualifiés. Mais pour les travailleurs moyens des mines, les salaires ont été réduits.

S.C. Le soutien populaire à l'ANC, dans les dernières élections, les élections locales, et en général, demeure-t-il stable et fort? Qu'en est-il des forces d'opposition? Apparaissent-elles comme une alternative et quels sont leurs projets?

K.M. Les forces d'opposition se composent en fait de ceux qui tout d'abord n'ont jamais accepté que la minorité blanche ait perdu le pouvoir politique et ils espèrent toujours...Ils analysent ce qui s'est passé en Zambie, ce qui est arrivé au Zaïre de Mobutu, et ils disent  que ça arrivera ici avec l'ANC.

S.C. Le programme de Reconstruction et Développement se poursuit-il ou a-t-il été abandonné? Qu'en est-il de la politique dite "d'embrayage"(gear policy) : croissance, emploi et redistribution? Ces deux politiques sont-elles compatibles?

K.M. Oui, elles sont compatibles. La "politique d'embrayage" est conçue, en fait, comme un plan macroéconomique au sens où l'ANC pense que nous ne devons pas vivre au dessus de nos moyens. Nous ne voulons pas surestimer nos forces. Nous ne voulons pas non plus sous-estimer nos faiblesses.

La politique du gear nous a permis, puisque nous avons hérité d'une dette, de ne pas emprunter auprès de la Banque Mondiale et du FMI. Notre dette intérieure, elle, est due aux fonds de pensions des employés publics.

Nous ne voulons pas emprunter à la Banque Mondiale et au FMI. Si nous le faisions, nous braderions notre indépendance. Nous voulons défendre l'indépendance que nous avons gagnée. Nous voulons avoir la liberté de dire notre point de vue sur la scène internationale. Même en ce qui concerne la restructuration et la transformation des institutions de l'ONU et de tous les forums multilatéraux. Cela nous a donné la force d'agir ainsi, d'interagir avec les nations économiquement les plus puissantes, sans avoir à nous montrer complaisants envers leurs volontés ou leurs diktats.

C'est pourquoi même la conférence mondiale contre le racisme, en 2001, notre gouvernement l'a financée. Elle n'aurait jamais été menée jusqu'à son terme si elle avait été financée par les USA et l'Union Européenne, puisqu'ils menaçaient sans cesse de se retirer. Ils auraient dit :"nous partons avec notre argent" et l'issue de cette conférence aurait été différente.

Je répète : tels sont les bienfaits de la politique du gear. Bien sûr, à l'extrême gauche, il y a des gens qui se moquent de tout cela et disent : "cette politique a été écrite et dictée par la Banque Mondiale et le FMI" et pour un esprit non critique, cela peut être accepté comme un fait établi. Et savez-vous ce qu'ils font? Ils analysent les effets des programmes d'ajustement structurel conduits ailleurs par la Banque Mondiale et le FMI et ils disent que c'est ce qui est en train de se passer ici.

Ma conclusion est qu'il s'agit d'organisations supposées de gauche, mais qui adoptent des postures ultra-gauchistes qui rejoignent la droite.

S.C. Quel est l'état actuel et l'avenir de la triple alliance ANC, COSATU, SACP?

K.M. Je crois qu'elle se renforcera. Nous comprenons la nature des tensions actuelles. Nous avons la possibilité de clarifier les sources de tension et de renforcer l'alliance. Nous entretenons des discussions bilatérales avec le SACP et aussi avec la COSATU.

S.C. Ce ne doit pas être une situation bien confortable pour les camarades qui appartiennent en même temps à deux ou trois organisations de l'Alliance?

K.M. Pas d'être à la COSATU. J'étais moi-même à la COSATU, secrétaire général de la NUM (syndicat des mineurs).

S.C. Avez-vous été vous-même mineur?

K.M. Non. J'étais un permanent clandestin de l'ANC. J'ai été arrêté et j'ai passé onze ans à la prison de Robben Island. Quand j'en suis sorti, je suis entré à la NUM où je me suis occupé de l'éducation. Avant d'être élu secrétaire général de l'ANC, j'ai travaillé à la COSATU comme secrétaire général de la NUM et membre du Parti Communiste.

S.C. C'est une situation très spéciale. Comment conciliez-vous ces diverses tâches?

K.M. Ce dont il s'agit, c'est du rôle d'un cadre du Parti dans les organisations de masse. Si le cadre du Parti comprend quel est son rôle, qu'il soit dans une organisation religieuse, sportive, dans le mouvement travailliste ou dans une organisation communautaire, s'il comprend son rôle en se souvenant que les révolutionnaires sont par définition des constructeurs, et si ses points de référence sont les principes et les résolutions du Parti, il ne peut pas mal faire. Mais bien sûr, si ce ne sont que des casquettes successives que vous mettez selon le contexte, cela veut dire que vous opérez sur un terrain politique sans politique. Vous êtes un tout, un être humain indivisible. D'un côté vous êtes un ouvrier, d'un autre, membre d'un parti politique. En fait, si vous êtes politiquement au clair avec vous-même, vous pouvez relier vos analyses. Elles seront les mêmes. Il n'y a pas de raison pour que, dans une conférence de l'ANC, vous adoptiez, après analyse, une position et que, deux mois après, vous alliez, dans une autre conférence, adopter une position diamétralement opposée. Ce ne serait pas de la politique, mais de la restriction mentale.

S.C. Mais en ce qui concerne les privatisations, le SACP et l'ANC n'ont pas la même position?

K.M. Non. Le SACP pour le moment ne conduit pas le mouvement syndical, il le suit. C'est un aspect de votre problème. Parce que le SACP n'a pas à avoir de complaisance pour les positions populaires si elles sont incorrectes. Il y a des gens qui font des fautes aujourd'hui et qui partent dans de mauvaises directions mais cela ne veut pas dire qu'ils ne viendront pas à le comprendre. Je préfère que les gens traitent maintenant l'ANC de tous les noms et que l'ANC continue à leur dire ce qui est réellement en train de se passer, ce qui est en discussion. Parce que je suis sûr qu'ils finiront par se rendre compte que l'ANC avait en fait raison et qu'ils la respecteront davantage que si l'ANC essayait d'acheter leurs faveurs et acquiesçait à des erreurs. Autrement dit, s'ils découvraient que l'ANC leur a dit qu'ils avaient raison, alors qu'ils avaient tort, ils seraient profondément mécontents.

S.C. Une toute dernière question sur la solidarité internationale. L'apartheid politique a été renversé, vous êtes au pouvoir : cette solidarité demeure nécessaire?

K.M. Elle est nécessaire. Nous sommes en train de renforcer les liens de parti à parti, avec le PC de Chine, avec le PC de Cuba etc...Nous sommes maintenant dans l'Internationale Socialiste...

S.C. En conclusion, vous êtes confiant et optimiste quant à l'avenir de l'ANC et du peuple sud-africain?

K.M. Oui, très confiant. Je compte avec confiance sur la compréhension des engagements de l'ANC. Nous resterons dans la course.

Paru dans “ Aujourd’hui l’Afrique ”, n° 84 .

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