Il y a cinquante ans, les indépendances nominales en Afrique

Intervention de F. Arzalier, coordonnateur de l’ouvrage.

Le 26 mai à Paris, (centre culturel « La Clef ») la présentation de l’ouvrage « Expériences socialistes en Afrique (1960-90) » a réuni une salle pleine, avec cinq des auteurs : Marc Chapiro (sur le Congo Brazza), Negede Gobezie (sur l’Ethiopie), Sadek Hadjérès (sur l’Algérie) ; Henri Alleg puis Francis Arzalier pour le collectif Polex organisateur du débat, ont proposé une analyse de ces épisodes historiques.

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Sarkozy ne recule devant aucune contradiction. Il affirme à Dakar que l’Afrique n’est pas entrée dans l’histoire, et organise, avec Toubon, la commémoration de ces indépendances. En fait c’est un flop, pour diverses raisons :
perte d’influence de la France en Afrique,
l’opinion française a d’autres préoccupations.
La commémoration Toubon s’organise sur deux mensonges historiques :
a) – Les indépendances ont été octroyées par le colonisateur, ou De Gaulle. En fait les luttes populaires massives en Afrique, politiques et syndicales (RDA, CGT) y compris armées (Cameroun, Algérie, Madagascar), les ont imposées aux colonisateurs.
b) – Les indépendances ont donné aux Africains la maîtrise de leur économie, donc, si le résultat est parfois mauvais, c’est leur faute exclusivement.
En fait, 1960 vit la mise en place de serviteurs dévoués de la puissance occidentale (Houphouet, Senghor, etc.), d’accords « de coopération » économiques, diplomatiques, militaires (des dizaines d’interventions françaises en 50 ans, dont le Tchad récemment).
Contrairement à l’idée courante, les pays africains ont vécu des progrès évidents après l’indépendance (santé, éducation). L’effondrement est venu après 1980, quand le rapport des forces mondial a permis à l’impérialisme de repartir à la conquête de l’Afrique : dette auprès du FMI qui impose les « Programmes d’ajustement structurel », la destruction des acquis sociaux, économiques et des Etats africains.
Anticolonialistes, anti-impérialistes français, nous fêtons les indépendances, victoires des peuples sur colonisation et impérialisme, plutôt que simplement les commémorer.
Mais en lançant le projet de ce livre, j’ai voulu aller plus loin, car s’il y a eu en 1960 de nombreux dirigeants africains prêts à pactiser avec l’Occident, contre de confortables avantages, pouvoir, richesses, d’autres dirigeants ont tenté des expériences socialistes plus ou moins inspirées ou soutenues par l’URSS, la Chine et le mouvement communiste international. Il est temps qu' on en parle sérieusement. La compréhension du passé est nécessaire aux luttes du présent.

Analyser le contexte historique est nécessaire. Tout d’abord, la défaite du nazisme en 1945 a profondément changé le monde, et basculé le monde colonial installé depuis un siècle.
les puissances coloniales européennes, Grande Bretagne, France, Pays-Bas, Belgique, sont sorties épuisées de la guerre.
les USA, grands profiteurs économiques et militaires du conflit mondial car les combats n’ont pas eu lieu chez eux, jouent volontiers aux anticolonialistes (Maghreb), avec surtout l’envie de remplacer l’Europe en Afrique : ils y étaient déjà en partie par leurs firmes, l’uranium du Congo a permis la bombe d’Hiroshima.
L’autre grand vainqueur du nazisme est l’URSS, qui l’a payé très cher (27 millions de morts soviétiques, 70% des morts allemands sur le front Est). Enorme prestige de l’URSS anticoloniale, du marxisme, y compris en Occident, où PCF et CGT ont aidé au développement des mouvements de libération : Groupes d’Etudes Communistes et Rassemblement Démocratique Africain, et CGT en Afrique noire.
C’est dans ce contexte, avec l’aide concrète du camp socialiste (armes, finances, etc.) que se sont développées les indépendances. Le prestige des pays socialistes a souvent servi d’exemple aux militants africains, jusqu' au mimétisme : Sékou Touré a été syndicaliste de la CGT avant d’être le dirigeant de la Guinée.
Mais c’est souvent un vernis superficiel qui se superposait au nationalisme africain.
Nous devons analyser ces épisodes en historiens capables, avec plusieurs décennies de recul, d’éviter deux écueils aussi néfastes l’un que l’autre :
la nostalgie et le panégyrique : comment expliquer que la plupart de ces épisodes socialistes ont disparu sans que le peuple se mobilise pour les défendre ?
Le discours criminalisant ces expériences, les réduisant à l’échec économique, et à des exactions, courant aujourd’hui dans la presse occidentale. Réduire l’indépendance de la Guinée en 1958 aux tendances paranoïaques de Sékou Touré, ou la révolution éthiopienne aux crimes de Menguistu est infantile, aussi infantile que réduire l’histoire de l’URSS au goulag, ou le rôle de l’URSS en Pologne à Katyn : dans tous ces cas, c’est du négationnisme historique, qui veut assimiler toute révolution sociale et politique au mal.

Treize auteurs dans ce livre : Diversité d’approche et d’analyses revendiquée : universitaires, militants participants, africains et français, tous spécialistes du sujet.
Diversité des expériences qui se proclamaient socialistes dans le temps, dans l’espace :
l’Egypte de Nasser par Samir Amin qui y participa,
le Ghana de Nkrumah par Martin Verlet, universitaire et militant,
la Guinée de Sékou Touré par Amady Aly Dieng,
le Mali de Modibo Keita par Amadou Seydou Traoré qui en fut l’acteur,
l’Algérie de Ben Bella-Boumedienne par Sadek Hadjérès, ancien dirigeant du PCA,
le Congo Brazzaville par Marc Chapiro, militant syndical qui put l’observer de près,
le Bénin de Kérékou par Albert Gandonou, militant du PC béninois,
le Madagascar de Ratsiraka par Jean-Claude Rabeherifara, et l’Ethiopie révolutionnaire par Negede Gobezie, qui en furent les acteurs,
l’Angola du MPLA et le Mozambique du Frelimo par Silas Cerqueira, universitaire et militant portugais qui en fut proche,
Le Burkina de Sankara par Samir Amin,
et des analyses d’ordre plus général d’Henri Alleg et de moi-même.

Diversité absolue de ces « expériences » : impossible de les décrire une à une. Je voudrais simplement attirer votre attention sur l’évolution de leur image depuis la fin du 20ème siècle en prenant un exemple : celui de l’Egypte de Nasser, décrit couramment aujourd’hui dans la presse comme un dictateur verbeux, qui n’a rien apporté de positif à son pays.

L’Egypte de Nasser (1954-1970) est le premier exemple d’épisode qui se qualifie de socialiste en Afrique. Les jugements portés sur ces seize ans de bouleversements majeurs en vallée du Nil ne peuvent être que subjectifs, voire polémiques. C’est évidemment le cas pour le témoignage vécu de Samir Amin, qui, en tant que technicien de l’économie et militant, vécut au Caire les nationalisations et la nouvelle gestion de l’industrie, de 1957 à 1959. Il a décrit cette expérience, à l’issue de laquelle il dut fuir le pays alors qu' on emprisonnait ses compagnons communistes, dans « L’Eveil du Sud », publié en 2008 au Temps des Cerises. L’Egypte nassérienne, avec son cortège d’échecs et de déceptions, d’enthousiasmes mêlés, fut en pleine bourrasque décolonisatrice, en exemple, un phare pour les peuples d’Afrique en gésine.
L’encyclopédie géographique « grand public » en 1971 (encyclopédie Alpha-le million, édition Grange batelière », avec Kister-Genève, De Agosti Novare, ABGE Bruxelles) décrivait ainsi son bilan :
Pour améliorer le sort de la population, le gouvernement met sur pied un plan de réformes sociales en faveur des fellahs (paysans) et s’efforce de développer la production agricole et l’équipement du pays (barrage d’Assouan) et de mettre en valeur des terres nouvelles comme la Moudirieh el-Tahrir (« province de l’Indépendance »), gagnée sur le désert.
Sur le plan extérieur, Nasser veut d’abord assurer la pleine souveraineté de l’Egypte ; aussi signe-t-il avec l’Angleterre le traité d’évacuation de la zone du canal (octobre 1954). Il essaye ensuite une politique de  « neutralisme positif » entre les blocs, afin de recevoir une aide des deux côtés ; mais l’intervention franco-britannique contre Suez, provoquée par la nationalisation du canal (26 juillet 1956), rejette l’Egypte vers les pays de l’Est et pousse le régime vers un socialisme d’Etat (réforme agraire et nationalisation de la société Misr en 1961). L’évolution vers l’Est est accentuée par les désirs du panarabisme du bikbachi et par la lutte contre Israël…
La mort frappe Nasser (septembre 1970) alors que « les israéliens continuent à occuper une partie du territoire national », et que les dépenses militaires entravent considérablement le développement du pays. Les Egyptiens lui feront quand même d’extraordinaires funérailles.

Il se dégage malgré tout des aspects communs à ces « expériences ». Il faut constater la richesse des objectifs que s’étaient fixées «les expériences socialistes africaines » et aussi leur modernité, puisqu' ils restent en 2010, toujours à réaliser contre les contraintes actuelles :
l’édification nationale, contre l’ethnicisme,
la démocratie politique, contre les dictatures, la corruption et l’intégrisme religieux,
le développement sanitaire et culturel, contre les diktats du FMI,
les transformations et la croissance de l’agriculture, l’autosuffisance alimentaire, contre l’OMC,
le développement industriel, pour permettre à chacun de vivre où il veut de son travail,
l’unité africaine et l’indépendance nationale, contre l’impérialisme qui pille les ressources et organise les guerres.

- Nous devons aussi en analyser les échecs pour les éviter dans le futur : les régimes progressistes nés en Afrique de conditions locales, mais largement tributaires du « camp socialiste », ont souvent terni leur image en dérives qu' il ne faut surtout pas nier, mais analyser. On constate parfois un véritable mimétisme avec celles qui ont atteint les partis communistes au pouvoir en Europe, sans que l’on puisse déterminer ce qui relève de processus internes ou de l’imitation béate. L’autoritarisme mégalomane qui a atteint d’authentiques révolutionnaires, comme Nkrumah au Ghana et Sékou Touré le Guinéen, les a entraînés à la répression incontrôlée, à l’isolement politique et à la gabegie économique. La chute de Nkrumah en 1966 a certes été suscitée par les services secrets occidentaux, mais applaudie par la foule d’Accra, et la mort de Sékou Touré en 1984 ressentie comme un soulagement par beaucoup de Guinéens déçus. Mais il serait en même temps irresponsable d’oublier que la Guinée indépendante a été soumise à un blocus féroce par la France et l’Occident dès 1958, et que les complots dénoncés par Sékou Touré n’avaient rien d’imaginaire.
En 1990, les « conférences nationales » se sont faites un peu partout en Afrique noire « francophone », au nom d’une « démocratie » qui recouvre surtout le multipartisme et le libéralisme économique, contre des politiciens dont le verbiage progressiste, voire marxiste, ne recouvrait plus que le goût du pouvoir et de ses privilèges ; ainsi Kérékou au Bénin, Sassou Nguesso au Congo Brazzaville. Et le régime du « Négus rouge », Mengistu en Ethiopie, après avoir réalisé une authentique réforme agraire à partir de 1978, et des progrès étonnants en matière d’alphabétisation, a dérivé en nationalisme guerrier et en massacres des opposants. A la veille de sa chute en 1991, l’Ethiopie menacée de famine s’épuisait en dépenses militaires et en vies humaines pour reconquérir l’Erythrée, et ses foules urbaines et paysannes ont alors applaudi la contre-révolution pro-occidentale, parce qu' elles en espéraient la paix.
Bien sûr, cet échec manifeste des expériences « socialistes » en Afrique a été suivi de déceptions à la mesure des illusions populaires. Mais n’est-ce pas aussi le processus qu' ont connu les pays socialistes dont ceux de l’ancienne Union Soviétique ? Similitudes encore dans l’évolution interne qui a conduit progressivement toutes ces expériences aux mêmes dérives, et à leur fin.
Dès 1962, deux ans seulement après l’indépendance, Idrissa Diarra, secrétaire général de l’Union soudanaise RDA, qui avait adopté le « socialisme scientifique » comme la « voie malienne », faisait ce constat féroce :
Militer est souvent devenu une routine que l’on considère indispensable non pas pour persuader, convaincre, recruter, construire, mais tout simplement pour garantir sa propre situation. Le confort matériel, qui a été donné à ceux qui détiennent des postes de responsabilité, a tendance à être considéré comme un dû, alors qu' il est simplement destiné à créer les conditions d’un meilleur travail de leur part, ce qui n’est pas toujours le cas. Nous assistons depuis quelque temps à une course au luxe, à une recherche des caractères extérieurs de la richesse dont l’étalage accentue les différences entre les niveaux de vie, lui donne un caractère offensant et dénature l’action du parti. A de nombreux niveaux, l’action militante est assimilée à un moyen purement tactique de renforcer ou d’acquérir une situation matérielle, et le parti, si nous n’y prenons pas garde, risque de se transformer dans quelques années en une vulgaire association d’intérêts ».
Hypocrisie, aveu d’impuissance ? Quelques années plus tard, le même Idrissa Diarra est destitué pour prévarication, peu avant le soulèvement militaire de 1968 qui renverse Modibo Keita. La fin de l’URSS n’a-t-elle pas montré à quel point le diagnostic d’Idrissa Diarra était pertinent, et pas seulement en Afrique ?

Dernière remarque : les pays de l’ancienne URSS et de ses alliés, capitalisme rétabli, fourmillent de dirigeants et de managers convertis au libéralisme le plus ravageur, aux vertus de l’impérialisme étasunien : Eltsine, Aliev, Chevarnadzé, tous ont fait leurs classes au sein du PC et de l’Etat soviétiques. De même, Ratsiraka à Madagascar, Kérékou au Bénin, Museveni en Ouganda, et bien d’autres, ont troqué sans trop d’états d’âme leurs oripeaux de théoriciens inspirés prétendument de Lénine ou de Mao, pour le costume cravaté des bons élèves du FMI.
Cela mérite bien une analyse de notre part, qui dépasse l’ouvrage aujourd’hui présenté.
En ce qui concerne plus précisément l’Afrique, il faudra bien aussi la mener sur la compatibilité entre objectifs révolutionnaires et nationalisme, qui nie la lutte des classes.
Restons en aux aspects positifs et actuels de ces « expériences socialistes », faites de réussites et d échecs mêlés : leurs objectifs étaient justes, et l’Afrique a besoin d’un renouveau des luttes populaires pour les arracher ; ce mouvement progressiste africain devra pouvoir compter sur la solidarité internationaliste, avec les anti-impérialistes d’Amérique, d’Asie, d’Europe ; sur ce point, la période 1945-1990 est un exemple.
Ce demi siècle d’histoire africaine a été tissé de solidarités militantes, d’internationalisme : ainsi, après 1945, le PCF et la CGT ont contribué efficacement à la genèse et au développement des mouvements nationaux d’Afrique noire ; après 1975, la République de Cuba a beaucoup aidé les mouvements de libération des peuples d’Afrique australe et centrale. On est loin du compte aujourd’hui ; ce doit être une de nos tâches.

Le livre est à commander à J.L. Glory, 7 rue des Jonquilles, 78260 ACHERES ; joindre un chèque de 20 € à l’ordre de Polex.

A signaler parallèlement la publication par l’un des auteurs du livre précédent , de nouvelles de science-fiction, d’inspiration anti-impérialiste, sur le thème du « service public mondial » ; un petit ouvrage de 90 pages, « Cap sur l’étrave », à commander à l’auteur Marc Chapiro, Le Rohello, 56870 BADEN, avec chèque à son ordre, 14 €, port inclus.

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