Il y a cinquante
ans, les indépendances nominales en Afrique
Sarkozy ne recule devant aucune contradiction. Il affirme à
Dakar que l’Afrique n’est pas entrée dans l’histoire,
et organise, avec Toubon, la commémoration de ces indépendances.
En fait c’est un flop, pour diverses raisons :
perte d’influence de la France en Afrique,
l’opinion française a d’autres préoccupations.
La commémoration Toubon s’organise sur deux mensonges historiques :
a) – Les indépendances ont été octroyées par
le colonisateur, ou De Gaulle. En fait les luttes populaires massives en Afrique,
politiques et syndicales (RDA, CGT) y compris armées (Cameroun, Algérie,
Madagascar), les ont imposées aux colonisateurs.
b) – Les indépendances ont donné aux Africains la maîtrise
de leur économie, donc, si le résultat est parfois mauvais, c’est
leur faute exclusivement.
En fait, 1960 vit la mise en place de serviteurs dévoués de la
puissance occidentale (Houphouet, Senghor, etc.), d’accords « de
coopération » économiques, diplomatiques, militaires
(des dizaines d’interventions françaises en 50 ans, dont le Tchad
récemment).
Contrairement à l’idée courante, les pays africains ont
vécu des progrès évidents après l’indépendance
(santé, éducation). L’effondrement est venu après
1980, quand le rapport des forces mondial a permis à l’impérialisme
de repartir à la conquête de l’Afrique : dette auprès
du FMI qui impose les « Programmes d’ajustement structurel »,
la destruction des acquis sociaux, économiques et des Etats africains.
Anticolonialistes, anti-impérialistes français, nous fêtons
les indépendances, victoires des peuples sur colonisation et impérialisme,
plutôt que simplement les commémorer.
Mais en lançant le projet de ce livre, j’ai voulu aller plus loin,
car s’il y a eu en 1960 de nombreux dirigeants africains prêts à
pactiser avec l’Occident, contre de confortables avantages, pouvoir, richesses,
d’autres dirigeants ont tenté des expériences socialistes
plus ou moins inspirées ou soutenues par l’URSS, la Chine et le
mouvement communiste international. Il est temps qu' on en parle sérieusement.
La compréhension du passé est nécessaire aux luttes du
présent.
Analyser le contexte historique est nécessaire. Tout
d’abord, la défaite du nazisme en 1945 a profondément changé
le monde, et basculé le monde colonial installé depuis un siècle.
les puissances coloniales européennes, Grande Bretagne, France, Pays-Bas,
Belgique, sont sorties épuisées de la guerre.
les USA, grands profiteurs économiques et militaires du conflit mondial
car les combats n’ont pas eu lieu chez eux, jouent volontiers aux anticolonialistes
(Maghreb), avec surtout l’envie de remplacer l’Europe en Afrique :
ils y étaient déjà en partie par leurs firmes, l’uranium
du Congo a permis la bombe d’Hiroshima.
L’autre grand vainqueur du nazisme est l’URSS, qui l’a payé
très cher (27 millions de morts soviétiques, 70% des morts allemands
sur le front Est). Enorme prestige de l’URSS anticoloniale, du marxisme,
y compris en Occident, où PCF et CGT ont aidé au développement
des mouvements de libération : Groupes d’Etudes Communistes
et Rassemblement Démocratique Africain, et CGT en Afrique noire.
C’est dans ce contexte, avec l’aide concrète du camp socialiste
(armes, finances, etc.) que se sont développées les indépendances.
Le prestige des pays socialistes a souvent servi d’exemple aux militants
africains, jusqu' au mimétisme : Sékou Touré
a été syndicaliste de la CGT avant d’être le dirigeant
de la Guinée.
Mais c’est souvent un vernis superficiel qui se superposait au nationalisme
africain.
Nous devons analyser ces épisodes en historiens capables, avec plusieurs
décennies de recul, d’éviter deux écueils aussi néfastes
l’un que l’autre :
la nostalgie et le panégyrique : comment expliquer que la plupart
de ces épisodes socialistes ont disparu sans que le peuple se mobilise
pour les défendre ?
Le discours criminalisant ces expériences, les réduisant à
l’échec économique, et à des exactions, courant aujourd’hui
dans la presse occidentale. Réduire l’indépendance de la
Guinée en 1958 aux tendances paranoïaques de Sékou Touré,
ou la révolution éthiopienne aux crimes de Menguistu est infantile,
aussi infantile que réduire l’histoire de l’URSS au goulag,
ou le rôle de l’URSS en Pologne à Katyn : dans tous
ces cas, c’est du négationnisme historique, qui veut assimiler
toute révolution sociale et politique au mal.
Treize auteurs dans ce livre : Diversité
d’approche et d’analyses revendiquée : universitaires,
militants participants, africains et français, tous spécialistes
du sujet.
Diversité des expériences qui se proclamaient socialistes dans
le temps, dans l’espace :
l’Egypte de Nasser par Samir Amin qui y participa,
le Ghana de Nkrumah par Martin Verlet, universitaire et militant,
la Guinée de Sékou Touré par Amady Aly Dieng,
le Mali de Modibo Keita par Amadou Seydou Traoré qui en fut l’acteur,
l’Algérie de Ben Bella-Boumedienne par Sadek Hadjérès,
ancien dirigeant du PCA,
le Congo Brazzaville par Marc Chapiro, militant syndical qui put l’observer
de près,
le Bénin de Kérékou par Albert Gandonou, militant du PC
béninois,
le Madagascar de Ratsiraka par Jean-Claude Rabeherifara, et l’Ethiopie
révolutionnaire par Negede Gobezie, qui en furent les acteurs,
l’Angola du MPLA et le Mozambique du Frelimo par Silas Cerqueira, universitaire
et militant portugais qui en fut proche,
Le Burkina de Sankara par Samir Amin,
et des analyses d’ordre plus général d’Henri Alleg
et de moi-même.
Diversité absolue de ces « expériences » :
impossible de les décrire une à une. Je voudrais simplement attirer
votre attention sur l’évolution de leur image depuis la fin du
20ème siècle en prenant un exemple : celui de l’Egypte
de Nasser, décrit couramment aujourd’hui dans la presse comme un
dictateur verbeux, qui n’a rien apporté de positif à son
pays.
L’Egypte de Nasser (1954-1970) est le premier exemple
d’épisode qui se qualifie de socialiste en Afrique. Les jugements
portés sur ces seize ans de bouleversements majeurs en vallée
du Nil ne peuvent être que subjectifs, voire polémiques. C’est
évidemment le cas pour le témoignage vécu de Samir Amin,
qui, en tant que technicien de l’économie et militant, vécut
au Caire les nationalisations et la nouvelle gestion de l’industrie, de
1957 à 1959. Il a décrit cette expérience, à l’issue
de laquelle il dut fuir le pays alors qu' on emprisonnait ses compagnons
communistes, dans « L’Eveil du Sud », publié
en 2008 au Temps des Cerises. L’Egypte nassérienne, avec son cortège
d’échecs et de déceptions, d’enthousiasmes mêlés,
fut en pleine bourrasque décolonisatrice, en exemple, un phare pour les
peuples d’Afrique en gésine.
L’encyclopédie géographique « grand public »
en 1971 (encyclopédie Alpha-le million, édition Grange batelière »,
avec Kister-Genève, De Agosti Novare, ABGE Bruxelles) décrivait
ainsi son bilan :
Pour améliorer le sort de la population, le gouvernement met sur pied
un plan de réformes sociales en faveur des fellahs (paysans) et s’efforce
de développer la production agricole et l’équipement du
pays (barrage d’Assouan) et de mettre en valeur des terres nouvelles comme
la Moudirieh el-Tahrir (« province de l’Indépendance »),
gagnée sur le désert.
Sur le plan extérieur, Nasser veut d’abord assurer la pleine souveraineté
de l’Egypte ; aussi signe-t-il avec l’Angleterre le traité
d’évacuation de la zone du canal (octobre 1954). Il essaye ensuite
une politique de « neutralisme positif » entre les
blocs, afin de recevoir une aide des deux côtés ; mais l’intervention
franco-britannique contre Suez, provoquée par la nationalisation du canal
(26 juillet 1956), rejette l’Egypte vers les pays de l’Est et pousse
le régime vers un socialisme d’Etat (réforme agraire et
nationalisation de la société Misr en 1961). L’évolution
vers l’Est est accentuée par les désirs du panarabisme du
bikbachi et par la lutte contre Israël…
La mort frappe Nasser (septembre 1970) alors que « les israéliens
continuent à occuper une partie du territoire national »,
et que les dépenses militaires entravent considérablement le développement
du pays. Les Egyptiens lui feront quand même d’extraordinaires funérailles.
Il se dégage malgré tout des aspects communs
à ces « expériences ». Il faut constater
la richesse des objectifs que s’étaient fixées «les
expériences socialistes africaines » et aussi leur modernité,
puisqu' ils restent en 2010, toujours à réaliser contre
les contraintes actuelles :
l’édification nationale, contre l’ethnicisme,
la démocratie politique, contre les dictatures, la corruption et l’intégrisme
religieux,
le développement sanitaire et culturel, contre les diktats du FMI,
les transformations et la croissance de l’agriculture, l’autosuffisance
alimentaire, contre l’OMC,
le développement industriel, pour permettre à chacun de vivre
où il veut de son travail,
l’unité africaine et l’indépendance nationale, contre
l’impérialisme qui pille les ressources et organise les guerres.
- Nous devons aussi en analyser les échecs pour les
éviter dans le futur : les régimes progressistes nés
en Afrique de conditions locales, mais largement tributaires du « camp
socialiste », ont souvent terni leur image en dérives qu' il
ne faut surtout pas nier, mais analyser. On constate parfois un véritable
mimétisme avec celles qui ont atteint les partis communistes au pouvoir
en Europe, sans que l’on puisse déterminer ce qui relève
de processus internes ou de l’imitation béate. L’autoritarisme
mégalomane qui a atteint d’authentiques révolutionnaires,
comme Nkrumah au Ghana et Sékou Touré le Guinéen, les a
entraînés à la répression incontrôlée,
à l’isolement politique et à la gabegie économique.
La chute de Nkrumah en 1966 a certes été suscitée par les
services secrets occidentaux, mais applaudie par la foule d’Accra, et
la mort de Sékou Touré en 1984 ressentie comme un soulagement
par beaucoup de Guinéens déçus. Mais il serait en même
temps irresponsable d’oublier que la Guinée indépendante
a été soumise à un blocus féroce par la France et
l’Occident dès 1958, et que les complots dénoncés
par Sékou Touré n’avaient rien d’imaginaire.
En 1990, les « conférences nationales » se sont
faites un peu partout en Afrique noire « francophone »,
au nom d’une « démocratie » qui recouvre
surtout le multipartisme et le libéralisme économique, contre
des politiciens dont le verbiage progressiste, voire marxiste, ne recouvrait
plus que le goût du pouvoir et de ses privilèges ; ainsi Kérékou
au Bénin, Sassou Nguesso au Congo Brazzaville. Et le régime du
« Négus rouge », Mengistu en Ethiopie, après
avoir réalisé une authentique réforme agraire à
partir de 1978, et des progrès étonnants en matière d’alphabétisation,
a dérivé en nationalisme guerrier et en massacres des opposants.
A la veille de sa chute en 1991, l’Ethiopie menacée de famine s’épuisait
en dépenses militaires et en vies humaines pour reconquérir l’Erythrée,
et ses foules urbaines et paysannes ont alors applaudi la contre-révolution
pro-occidentale, parce qu' elles en espéraient la paix.
Bien sûr, cet échec manifeste des expériences « socialistes »
en Afrique a été suivi de déceptions à la mesure
des illusions populaires. Mais n’est-ce pas aussi le processus qu' ont
connu les pays socialistes dont ceux de l’ancienne Union Soviétique ?
Similitudes encore dans l’évolution interne qui a conduit progressivement
toutes ces expériences aux mêmes dérives, et à leur
fin.
Dès 1962, deux ans seulement après l’indépendance,
Idrissa Diarra, secrétaire général de l’Union soudanaise
RDA, qui avait adopté le « socialisme scientifique »
comme la « voie malienne », faisait ce constat féroce :
Militer est souvent devenu une routine que l’on considère indispensable
non pas pour persuader, convaincre, recruter, construire, mais tout simplement
pour garantir sa propre situation. Le confort matériel, qui a été
donné à ceux qui détiennent des postes de responsabilité,
a tendance à être considéré comme un dû, alors
qu' il est simplement destiné à créer les conditions
d’un meilleur travail de leur part, ce qui n’est pas toujours le
cas. Nous assistons depuis quelque temps à une course au luxe, à
une recherche des caractères extérieurs de la richesse dont l’étalage
accentue les différences entre les niveaux de vie, lui donne un caractère
offensant et dénature l’action du parti. A de nombreux niveaux,
l’action militante est assimilée à un moyen purement tactique
de renforcer ou d’acquérir une situation matérielle, et
le parti, si nous n’y prenons pas garde, risque de se transformer dans
quelques années en une vulgaire association d’intérêts ».
Hypocrisie, aveu d’impuissance ? Quelques années plus tard,
le même Idrissa Diarra est destitué pour prévarication,
peu avant le soulèvement militaire de 1968 qui renverse Modibo Keita.
La fin de l’URSS n’a-t-elle pas montré à quel point
le diagnostic d’Idrissa Diarra était pertinent, et pas seulement
en Afrique ?
Dernière remarque : les pays de l’ancienne
URSS et de ses alliés, capitalisme rétabli, fourmillent de dirigeants
et de managers convertis au libéralisme le plus ravageur, aux vertus
de l’impérialisme étasunien : Eltsine, Aliev, Chevarnadzé,
tous ont fait leurs classes au sein du PC et de l’Etat soviétiques.
De même, Ratsiraka à Madagascar, Kérékou au Bénin,
Museveni en Ouganda, et bien d’autres, ont troqué sans trop d’états
d’âme leurs oripeaux de théoriciens inspirés prétendument
de Lénine ou de Mao, pour le costume cravaté des bons élèves
du FMI.
Cela mérite bien une analyse de notre part, qui dépasse l’ouvrage
aujourd’hui présenté.
En ce qui concerne plus précisément l’Afrique, il faudra
bien aussi la mener sur la compatibilité entre objectifs révolutionnaires
et nationalisme, qui nie la lutte des classes.
Restons en aux aspects positifs et actuels de ces « expériences
socialistes », faites de réussites et d échecs
mêlés : leurs objectifs étaient justes, et l’Afrique
a besoin d’un renouveau des luttes populaires pour les arracher ;
ce mouvement progressiste africain devra pouvoir compter sur la solidarité
internationaliste, avec les anti-impérialistes d’Amérique,
d’Asie, d’Europe ; sur ce point, la période 1945-1990
est un exemple.
Ce demi siècle d’histoire africaine a été tissé
de solidarités militantes, d’internationalisme : ainsi, après
1945, le PCF et la CGT ont contribué efficacement à la genèse
et au développement des mouvements nationaux d’Afrique noire ;
après 1975, la République de Cuba a beaucoup aidé les mouvements
de libération des peuples d’Afrique australe et centrale. On est
loin du compte aujourd’hui ; ce doit être une de nos tâches.
Le livre est à commander à J.L. Glory, 7 rue
des Jonquilles, 78260 ACHERES ; joindre un chèque de 20 € à
l’ordre de Polex.
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