Entretien avec M. Cheikhou Souaré, membre de la direction de la coordination de France du P. I. T. Sénégal (parti de l’indépendance et du travail)
Aujourd’hui l’Afrique (A.
A.) : Quelle est votre appréciation
globale de la loi qui vient d’être proposée par le Ministre
de l’Intérieur ?
Cheikhhou Souaré (C. S.) : ma
première réaction a été un très grand étonnement.
Il s’agit d’une loi qui exprime de manière cynique une volonté
d’exploitation de l’homme. L’immigration « choisie »
rappelle tristement la traite négrière qui elle aussi consistait
à choisir, en fonction de leur force physique, de leur bonne santé,
ceux qui seraient déportés du territoire africain vers le nouveau
monde. Aujourd’hui comment seront faits ces choix ? Qui sera choisi ?
Des intellectuels ? Pour faire quoi ? La France n’a pas de pénurie
de main-d’œuvre. Il y a suffisamment de jeunes français qui
cherchent du travail qualifié. Sa « pénurie »
de main d’œuvre, très relative, n’existe que dans quelques
secteurs de travail pénible comme le bâtiment, secteurs où
précisément se dirigent les clandestins. Donc l’immigration,
clandestine ou pas, ne sera pas freinée.
Mais, surtout cette loi comporte des restrictions au séjour des immigrés
qui ne peuvent qu' aboutir à des situations de blocage ou d’imbroglio
juridique. Je pense à l’impossibilité de régularisation
après 10 ans de présence en France, ou, à la situation
des enfants scolarisés dès leur petite enfance en France.
Cette loi est tellement contraire aux traditions rationalistes et humanistes
de la France des Droits de l’homme que je reste optimiste. Face à
cette loi les citoyens français se lèveront et elle sera abrogée,
comme d’autres lois l’ont été encore récemment.
A.A. : Une
fois que les contrats de travail des immigrants choisis seront terminés,
la loi prévoit qu' ils devront retourner dans leur pays. Comment
au Sénégal pourrait se faire ce retour ?
C. S. : Je crois
que c’est le problème fondamental actuellement. Á côté
des débats autour de la loi dont nous parlons, la France essaie de mettre
en place les voies et moyens du retour des immigrés, à savoir
le co-développement qui consiste surtout à leur fournir un financement
pour retourner dans leur pays et à leur donner les moyens d’y investir.
Cette politique n’est pas nouvelle. Elle a peu d’efficacité,
car les sommes prévues ont été et sont souvent dérisoires,
de 150 à 2000 euros. Mais surtout parce qu' elle rencontre d’énormes
difficultés liées aux situations locales. Retourner au Sénégal,
par exemple est très difficile. L’agriculture, secteur principal
d’activité y a été ruinée par la disparition
de la centrale de commercialisation, la pêche et le tourisme sont en chute
libre. La politique libérale qui est à l’honneur aboutit
à la domination du secteur informel qui ne permet pas des investissements
de qualité et de fonctionnement limpide.
A.A. : Y a-t-il
des traits spécifiques de l’immigration sénégalaise
en France ?
C.S. : Oui. Sa
spécificité c’est d’être discrète. Les
Sénégalais en France sont presque aussi nombreux que les Maliens
mais on parle peu d’eux. Cela est dû à une très bonne
intégration : ils sont représentés dans les mêmes
catégories socioprofessionnelles que la population française.
Peu d’entre eux vivent dans des foyers de travailleurs ou des hébergements
précaires. Ils n’hésitent pas à prendre la nationalité
française puisque, en fonction des lois en vigueur, beaucoup d’entre
eux peuvent conserver la nationalité sénégalaise. Les mariages
mixtes sont fréquents. Cette bonne intégration est sans doute
due à l’ancienneté des liens avec la France.
A.A. : S’intégrer
en France, c’est aussi satisfaire des besoins qui sont propres à
une société de forte consommation. qu' en est-il alors de
l’aide que les immigrés sénégalais apportent à
leur famille restée au pays ?
C.S. : L’aide
apportée par les émigrés à leur famille, et au pays
par conséquent, est décisive. Ce sont les mandats envoyés
par les émigrés qui nourrissent de nombreuses familles, qui procurent
des soins, qui permettent la scolarisation des enfants. La demande sociale est
forte et elle demeure jusqu' ici sans solution. Au Sénégal,
c’est « chacun pour soi et Dieu pour tous ». L’apport
des émigrés est considérable et il mérite beaucoup
de reconnaissance.
Bien sûr il y a création de besoins en France, mais il y a aussi
ce que nous appelons une « conception de partage ». Il
s’agit de partager tout ce que nous gagnons avec la famille. Nous mesurons
donc nos besoins et on ne constate pas une diminution de l’aide, au contraire ;
plus nos revenus augmentent, plus nous essayons d’augmenter la part allouée
à la famille au Sénégal.
A.A. : Quelle
est la position du P. I. T. à l’égard de l’émigration ?
C.S. : notre parti a toujours privilégié une véritable
politique en faveur de la jeunesse afin qu' elle soit en mesure de rester
au Sénégal afin de développer le pays. Entre bâtir
ou partir, nous choisissons bâtir. Partir aujourd’hui c’est
le plus souvent s’embarquer sur des pirogues qui peuvent conduire à
la mort, comme on vient encore de le voir récemment. Nous proposons de
construire une véritable politique de développement de notre pays,
mais aussi immédiatement une véritable politique d’émigration.
Au lieu de multiplier des lois prises unilatéralement ou de signer des
accords entre gouvernements, il faudrait réunir, pour une discussion
véritable et approfondie toutes les parties réellement prenantes :
les gouvernements, bien sûr, mais aussi les syndicats, les représentants
des collectivités locales, bref, tous les acteurs réels du développement.
Certains disent que puisque le Sénégal est une ancienne colonie
française, la France devrait délivrer à tous ceux qui le
demandent un visa d’entrée. Nous, nous comprenons qu' il est
nécessaire de mettre des freins à l’émigration, de
ne pas laisser la porte totalement ouverte. Encore faut-il que cette ouverture
corresponde à une politique réfléchie, cohérente,
utile au développement de nos pays respectifs et de nos populations.
A.A. : On
parle d’une « lepénisation » des esprits
en France. Est-ce que vous ressentez une évolution de l’accueil
qui vous est fait de la part de la population française ?
C.S. : Personnellement
je n’ai jamais souffert de problèmes de racisme. Je pense que la
grande majorité des français n’est pas du tout raciste.
Certains compatriotes se plaignent dans le domaine de la recherche d’emploi,
mais dans la vie quotidienne nous ne ressentons pas un phénomène
raciste. Cependant les incendies qui ont sévi dans des taudis habités
par des immigrés africains méritent beaucoup d’attention.
Il y a des raisons de penser qu' il s’agissait d’actes racistes.
Toute la lumière doit être faite sur ces drames.
Ce que vous appelez « lepénisation des esprits »
est en fait le phénomène identitaire, il n’est pas spécifiquement
dirigé contre les immigrés qui viennent de l’Afrique et
il peut se manifester dans tous les groupes humains quand certaines conditions
économiques et sociales ne sont pas réunies. Mais il s’agit
d’un phénomène qui s’attaque à la cohésion
nationale et qui, sur le plan international risque de poser de terribles problèmes.
Il doit donc être résolument combattu.
A.A. : Est-ce
que le phénomène de la « fuite des cerveaux »
vous parait grave pour le Sénégal ?
C.S. : Oui, extrêmement
préoccupant. Mais ce n’est pas cette loi qui le créera.
Il a commencé de manière notable il y a une dizaine d’années.
Ce n’est pas par une loi ou un décret qu' on l’arrêtera.
On l’arrêtera en créant des emplois sur place, en donnant
à nos jeunes la possibilité de s’installer dans la vie et
d’être utiles à leur pays. Cela est vrai pour les diplômés,
comme pour les non diplômés.
A.A. : Que
pensez-vous des déclarations de Wade concernant cette nouvelle loi Sarkozy ?
C.S. : Wade n’a
aucune politique d’émigration cohérente. Il a, dans un premier
temps, apporté son soutien total à Chirac concernant « l’immigration
zéro ». Il a commencé à signer des accords avec
Sarkozy pour le rapatriement des immigrés clandestins sénégalais.
Il se préparait même à signer un accord avec la Suisse pour
le retour de l’ensemble des Africains sur le territoire sénégalais.
Il a fallu la pression des émigrés, de leurs familles et des défenseurs
des droits des travailleurs pour qu' il recule. Et aujourd’hui il
s’indigne de la nouvelle loi Sarkozy !
A.A. Que voudriez-vous
ajouter en conclusion de notre entretien ?
C.S. : Je voudrais
lancer un appel aux puissances étrangères qui apportent de l’aide
à l’Afrique pour qu' elles conditionnent leur aide au progrès
social effectif dans nos pays. Notre président, M. Wade, passe tout son
temps dans son avion pour recevoir décorations et titres honorifiques
de l’Occident au lieu de s’occuper de sa jeunesse et des problèmes
de son pays.
Pour recevoir le prix Houphouët Boigny qui lui a été récemment
décerné en France, il a déplacé un nombre considérable
de fonctionnaires et d’officiels. De grandes festivités ont été
organisées au Palais des Congrès aux frais des contribuables sénégalais.
Quand on connaît le dénuement dans lequel vit la grande masse de
notre peuple, cela est inadmissible.
Entretien réalisé par L. L Glory, le 08/06/06