Recrute guérilléro, ex-manager Coca Cola
MARCO D’ERAMO

Le Tchad était, jusqu' à l’an dernier, le pays le plus oublié d’Afrique (moins pour les Français, à cause de la Françafrique, ndt) qui déjà, était elle-même presque effacée des cartes de géographie. Les quelques personnes qui s’y intéressaient le définissaient comme le « cœur mort » du Continent noir. Cette semaine par contre la grande presse occidentale accorde de l’attention à la risible (ré)élection de son président Idris Deby, au pouvoir depuis 16 ans. Tant de sollicitude est due au pétrole qui a commencé à surgir dans son territoire désertique. Avec les pétrodollars, la corruption endémique a atteint des dimensions colossales, la lutte pour le pouvoir a pris un relief international. En avril Deby a réussi laborieusement à repousser les troupes rebelles qui se dirigeaient vers la capitale, Djamena, depuis la frontière orientale avec le Soudan : un avertissement pour un président qui en 1990 avait justement commencé son coup d’état à partir du Darfour. Mais aujourd’hui, même les guérilléros perdus dans un coin du désert tchadien vivent à l’heure de la mondialisation, comme il s’en déduit de la biographie de l’un de leurs dirigeants, Béchir Outman, Premier Commandant pour la sécurité intérieure du Front Uni pour le Changement Démocratique (Fcud) : la passion des titres retentissants n’a pas de frontière. Béchir Outman a 24 ans, il a étudié pendant un an la Business Administration dans la ville de Québec, au Canada, avant de se rendre à Houston au Texas, pour étudier dans un community college (les universités pour les pauvres). Aujourd’hui encore, ses frères et ses cousins vivent dans un faubourg de Houston. En 2003, son père, un banquier entré en politique, eut des problèmes de cœur et Outman rentra au Tchad, où il devint manager de la logistique pour la distribution chez Coca Cola. Une spécialisation qui semble être utile dans les expéditions de guerre. Les influences politiques se transmettent ainsi à travers des parcours de vie qui franchissent de plus en plus les langues et les océans. En effet Outman n’est pas un cas isolé. Il y a neuf mois à peine, est mort – dans un obscur accident d’hélicoptère- le prototype le plus exemplaire du guérilléro africain mondialisé, John Garang. Né en 1945 dans une famille chrétienne, il reçoit une bourse d’études pour aller étudier la Business Administration (lui aussi) au Grinnell College, dans l’Iowa. En 1972, il rentre au Soudan et embrasse la carrière militaire ; il est envoyé, comme capitaine, à Fort Benning en Géorgie, pour faire ensuite un doctorat en économie à l’université de l’Iowa. Devenu lieutenant colonel de l’armée soudanaise, il se rebelle en 1983 contre Kartuoum, en fondant la Soudan People’s Liberation Army (Spla). après 22 ans de guérilla, un cessez le feu est signé en janvier 2005 et, le 9 juillet, Garang prête serment comme vice président du Soudan. 21jours plus tard son hélicoptère s’écrase. Il semble ainsi que, de plus en plus souvent, la voie africaine pour arriver au pouvoir passe par les campus étasuniens. L’Afrique a élu, il y a quatre mois seulement, sa première femme présidente en la personne de Ellen Johnson Sirleaf qui a gagné les élections de novembre au Liberia, après avoir étudié Business Administration (elle aussi) au Madison Business College dans le Wisconsin, et avoir obtenu un master à Harvard. Mais, à bien y penser, c’est vraiment une caractéristique des empires que personne ne puisse faire carrière dans les possessions sans d’abord avoir accompli ce que Benedict Anderson appelle un « pèlerinage bureaucratique » au cœur de l’empire. Vice-rois et rebelles doivent d’abord transiter par la capitale. Au temps des colonies, le fidèle Léopold Senghor et le révolutionnaire Ho Chi Min passèrent tous les deux par Paris, un par l’Ecole Normale, l’autre par les cercles subversifs du Quartier Latin. Alors que l’indien Jawaharlal Nehru étudia au Trinity College de Cambridge. Il est ainsi naturel que dans le nouvel empire, les pèlerins subsahariens aient à pratiquer leurs dévotions en Iowa ou au Texas.

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Edition de vendredi 5 mai 2006 de il manifesto
http://www.ilmanifesto.it/Quotidiano-archivio/05-Maggio-2006/art45.html
Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio