La France en Afrique : dépenses militaires et développement

L’un des principes fondateurs de l’AFASPA, dont  Aujourd’hui l’Afrique  est la voix, est l’opposition résolue à l’ingérence militaire du pouvoir français en Afrique. Depuis les indépendances des années 60, tout un lacis d’accords avec les états africains « francophones » ont permis de la pérenniser, comme aux plus beaux temps des colonies. Nous avons souvent fait l’histoire de cette trentaine d’interventions armées, de ces bases permanentes, de ces aides diverses en armement, munitions et formations de personnel militaire et policier : nous n’y reviendrons pas, sauf pour rappeler que le point d’orgue de cette ingérence date de quelques semaines, et se nomme le Tchad. Tout en affirmant le contraire, l’armée française, sur ordre du président Sarkozy et de ses ministres, est intervenue pour sauver, comme il y a quelques années, le dictateur Deby menacé par les colonnes de rebelles venues du nord-est jusqu' à N’Djamena : le détail en a été révélé par le journal La Croix, le 08 février 2008, informé par des militaires français.
Les officiers français du Détachement d’Assistance Militaire et d’Intervention (DAMI) avaient coordonné l’attaque des troupes fidèles à Deby contre les colonnes rebelles à Massaguet, à cinquante kilomètres au nord de N’Djamena. Sans grand succès : les soldats de Deby, des zaghawa (l’ethnie présidentielle), se font étriller, et reculent en désordre vers le palais présidentiel, avec les rebelles à leurs trousses.
La suite des combats se déroule dans N’Djamena, avec les dégâts collatéraux que l’on sait, dizaines de morts et blessés, destructions nombreuses notamment du marché, et fuite éperdue de civils affolés vers le sud.
L’offensive contre les rebelles, dans la ville, est organisée par le Commandement des Opérations Spéciales (COS) français, selon une stratégie précise et efficace :
1-Contrôle et défense de l’aéroport de N’Djamena. Il sert, comme le dit la télé française, à évacuer les expatriés, mais aussi, et elle n’en souffle mot, à permettre le décollage des hélicoptères d’attaque tchadiens, pilotés par des mercenaires (qui mitraillent les rebelles regroupés au marché).
2-Comme prévu par les accords de coopération militaires franco-tchadiens, Deby et ses hommes sont informés des mouvements rebelles observés par les avions de l’opération Epervier, et par satellite français.
3-Les défenseurs de Deby sont alimentés en munitions (plusieurs tonnes) grâce à un pont aérien organisé par la France depuis la Libye : Kadhafi leur fournit quelques blindés T55 de fabrication russe, qui font merveille dans les rues de N’Djamena.
4-Diplomatiquement la France fait condamner l’attaque des rebelles par les USA et le Conseil de Sécurité de l’ONU, ce qui l’autorisait à intervenir directement si besoin était.
5-Elle n’aura pas en fait besoin d’aller plus loin : les colonnes rebelles, totalement à cours de munitions et de carburant (leur source d’approvisionnement ne pouvait être que le Soudan, à un bon millier de kilomètres…) n’ont plus qu' à constater leur échec, et repartir vers le désert qui les abrite.
Bilan : Deby, triomphant, n’a plus qu' à profiter de « sa » victoire pour faire emprisonner ou tuer ses opposants les plus gênants, eux qui, pour la plupart, n’avaient aucune affinité pour les chefs rebelles, peu ou prou liés aux militaires intégristes soudanais. Et il reste aux habitants de N’Djamena à reconstruire leurs maisons…
La « rupture » annoncée dans les relations avec l’Afrique par Sarkozy, Kouchner et d’autres, montre sa réalité : comme chaque fois depuis quarante-huit ans, le pouvoir français utilise ses soldats et ses armes pour maintenir en place les dirigeants africains qui sont dévoués aux affairistes et à l’Etat français ; jusqu' à la caricature, quand il s’agit de dictateurs brutaux comme Deby, ou d’autres, sans aucun souci de la volonté du peuple concerné.
Rien que de l’ancien donc, ce que des journalistes ont baptisé du terme simpliste de « Françafrique » ? Ne nous y trompons pas : la seule nouveauté en cette affaire est dans l’alignement de Sarkozy et Kouchner sur les USA de Bush dans la région, avec un partage des tâches et des bénéfices. Le Tchad a des réserves pétrolières estimées à un milliard de barils, dont une infime partie est exploitée aujourd’hui. Avec l’accord un peu forcé de la France, puissance tutélaire du pays, les USA et la compagnie US Exxon Mobil projettent d’exploiter l’or noir de Doba (sud du Tchad) et de l’exporter par oléoduc vers un port camerounais (autre régime « protégé » par la France).
Si les groupes rebelles, financés et armés par le Soudan, avaient pris le pouvoir à N’Djamena, les champs pétroliers du Tchad seraient ouverts à la concurrence d’autres assoiffés de pétrole, et notamment de la Chine, qui achète déjà les trois-quarts de l’or noir soudanais. Cela explique l’alignement au Conseil de Sécurité des impérialismes français et étatsunien, plus que l’avenir des zozos de l’arche de Zoé et que les choix des citoyens du Tchad.

Que coûte la présence militaire française en Afrique ?

Le rôle néfaste de cette présence n’est plus à démontrer, depuis le soutien indigne en 1990 et 1994 aux fidèles de Mme Habyarimana, les organisateurs du massacre (raciste) du Rwanda. L’alignement progressif sur l’impérialisme conquérant des USA en Afrique ne change rien : la base de Djibouti, autrefois exclusivement française, est maintenant surtout US. Mais le retrait de quelques centaines de soldats de la France en cet endroit, va être, décision de Sarkozy, amplement compensé par l’implantation d’une base nouvelle à Abou Dabi, face à l’Iran (15 000 militaires français prévus en 2011 !).
Toutes ces opérations extérieures de la France, ont évidemment un coût énorme, que paient au bout du compte les contribuables français, sans même avoir idée de leur montant. Non que les renseignements financiers n’existent pas : ils sont éparpillés dans de multiples livres, brochures, imprimés par la commission des finances de l’Assemblée nationale. Ces documents, réalisés par des techniciens du budget sous la houlette du député Louis Giscard d’Estaing (tiens donc !) sont à peu près incompréhensibles au commun des parlementaires appelés à voter le budget de la « Défense » (sic !) et n’atteindront jamais, de toute façon, les citoyens. On peut néanmoins essayer de puiser dans ce maquis de dépenses multiples dont les destinations réelles sont souvent bien brumeuses : tous les chiffres ci-dessous proviennent du projet de loi de finances pour 2008.
Rappelons d’abord que le budget militaire de la France est le cinquième du monde, derrière ceux des USA (3,8% du PIB), la Chine (qui a tout de même un milliard et demi d’habitants !), la Russie (3,5% du PIB), le Royaume Uni (2,1% du PIB). Cet « effort de défense », terme convenu pour couvrir la dimension militaire de l’impérialisme offensif français, représente 1,7% du PIB, ce qui n’est déjà pas si mal. On peut toujours, en tant que contribuable français, trouver une consolation dans les pays qui font pire que nous : Israël, camp militaire colonial, consacre 7% de son PIB à son armée occupant la Palestine…
L’ensemble du budget de la « mission défense » française représente en 2008 un peu moins de 36 milliards d’euros d’autorisation d’engagement budgétaire, et un peu plus de 36 milliards d’euros de crédits de paiement. Il est bon de le rappeler : le total cumulé du produit national brut de dix pays d’Afrique noire anciennement colonisés par la France (Burkina, Cameroun, Centrafrique, Congo, Guinée, Mali, Mauritanie, Niger, Sénégal, Tchad), est inférieur à ce chiffre !!
Ce budget finance la présence à l’extérieur du territoire national de près de 20 000 soldats, dont ceux engagés dans l’occupation de l’Afghanistan avec les USA, et dans des missions dites « d’interposition » au Liban, au Kosovo (même si la diplomatie élyséenne peut difficilement prétendre à la neutralité). En ce qui concerne l’Afrique, parmi les forces présentes venues d’occident, les forces françaises sont les plus nombreuses. Il s’agit d’abord de celles « pré-positionnées » dans les bases : 2 700 à Djibouti, 1 100 environ au Sénégal, 800 au Gabon, 500 en Côte d’Ivoire, qui ont évidemment pour rôle d’intervenir en cas de besoin dans les pays voisins. S’y ajoutent celles des opérations ponctuelles : en Côte d’Ivoire, jusqu' à 4 000 soldats en 2 006, et 2 400 en 2008, pour l’opération Licorne ; un bon millier présents au Tchad et en Centrafrique ; les quelques dizaines au Congo, mais surtout la prétendue force d’interposition au Darfour, dont les 3 000 soldats seront majoritairement fournis par la France. Les gouvernements européens qui ne sont pas totalement inféodés à la stratégie de Mr Bush sont très réticents à s’inclure dans une opération qu' ils soupçonnent franco-US, et anti- soudanaise, exclusivement.
Tout cela évidemment a un coût, souvent difficile à évaluer, tant ces dépenses sont dispersées en chapitres différents : le seul surcoût lié au stationnement des militaires français à l’étranger (en primes gonflant les salaires) a représenté 281,05 millions d’euros en 2006. En 2007, l’opération Licorne en Côte d’Ivoire aurait coûté 136 millions d’euros ; celle du Tchad (et du Darfour), compte tenu des moyens engagés, coûtera beaucoup plus. Il faudrait y ajouter les dépenses liées à « l’aide substantielle en nature aux armées tchadiennes et djiboutiennes », estimées par la commission des finances à plus de 61 millions d’euros. Il faut évidemment ajouter à tout cela les dépenses d’armement, nucléaire d’abord avec 3,5 milliards d’euros, mais aussi, et peut être surtout en direction de l’Afrique, 10 milliards environ d’euros, pour quatorze nouveaux avions Rafale, huit super-Etendard, six hélicoptères Tigre, une frégate Horizon, une centaine de blindés de combat, trente-cinq drones d’observation, etc…Chacun de ces joujoux de la technologie militaire très efficaces dans les conflits africains en désert ou savane, représente des sommes astronomiques, et de futurs blessés et tués, pour des intérêts qui ne sont certes pas ceux de la majorité des citoyens français ou africains…
On peut, on doit rêver, comme surent le faire les combattants de la paix en France, il y a une génération. Combien pourrait-on construire, avec ces dépenses qui donnent le tournis, dans les pays africains francophones livrés au sous-développement, au chômage, à l’émigration, d’usines aptes à produire le textile, la nourriture, les matériaux de construction, les équipements agricoles et industriels qu' ils doivent aujourd’hui acheter ? Jusqu' à quand les pays d’Afrique, réduits à voir exploiter par des sociétés étrangères leurs matières premières (arachides du Sénégal, coton du Mali, minerai d’uranium du Niger, pétrole du Gabon et d’ailleurs…), alors que les boubous colorés sont faits de tissus imprimés en Europe, que les bassines galvanisées portées par les mamas sont made in China ? Il est difficile de répondre avec exactitude, tant le coût de réalisation de tel hôpital, de tel équipement productif, de telle entreprise qui créerait des centaines d’emplois, est variable d’un pays à l’autre, d’une situation à l’autre. Il serait simpliste d’affirmer qu' un avion de combat équivaudrait à plusieurs usines, à des milliers de salariés produisant des biens de consommation, même si c’est vrai en général. Il est clair en tout cas que les pays anciennement colonisés n’ont d’autre issue que tenter de construire les industries de transformation que la domination impérialiste leur a refusées, et que les pays développés comme la France devraient avoir comme objectif de les aider à le faire, ne serait-ce que pour réguler les mouvements migratoires.
Nous allons donc rêver d’une véritable rupture en matière de relations franco-africaines : quand le pouvoir qui dirige la France convertira-t-il la vingtaine de milliards d’euros annuels consacrés aux interventions militaires en Afrique en aide au développement, à la réalisation d’entreprises industrielles et agricoles produisant pour la population, lui fournissant emplois et salaires ? Combien de fermes céréalières ou rizicoles, au lieu de plantations irriguées de haricots verts exportés ? Combien d’usines de tissus et de médicaments ? Combien de dispensaires et d’écoles ?
Nous ne chiffrerons pas ces transferts : il suffit de constater sans risque d’erreur qu' ils sont énormes, et pourtant possibles et nécessaires.
Certains des pays africains sont aujourd’hui en train de quémander et parfois d’obtenir le financement d’ambitieux projets industriels auprès de nouveaux partenaires. Ainsi l’Algérie de Bouteflika, qui n’est pourtant pas un modèle de progressisme, a lancé un méga projet « pour étancher la soif du Sud-saharien » : 750 kilomètres de canalisations amenant les eaux souterraines depuis In Salah jusqu' à Tamanrasset, grâce à vingt-quatre forages et six stations de pompage, permettant d’alimenter cette agglomération du désert en eau potable, d’y développer peut-être quelques milliers d’emplois à terme ; tout cela grâce à des entreprises chinoises, pour environ un milliard de dollars (soit trente fois moins que les dépenses militaires annuelles de la France).
Notre pays s’honorerait d’aider réellement l’Afrique à se développer, au lieu de s’y engloutir en dépenses militaires.

Francis Arzalier. Paru dans Aujourd'hui l' Afrique n° 108

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