Afrique : Les femmes dans les émeutes de la faim
Lucia Direnberger
[1]
Alors qui sème le blé, réclame les récoltes
dans la tempête…
La révolte des ménagères
Bobo Dioulasso, la capitale économique du Burkina
Faso, a été la première à subir la colère
des populations très remontées. Les 20 et 21 mars 2008, cette
ville d’ordinaire calme a été le théâtre de
violentes manifestations contre la hausse sauvage des prix. Des commerces, des
biens appartenant à l’Etat, ont été incendiés.
Les feux tricolores, des biens publics et privés ont également
été brûlés. « après le passage des manifestants,
Bobo ressemblait à une ville fantôme » rapporte un journaliste
de L’Evénement, un bimensuel privé du Burkina Faso.
[2]
Lors de cette initiative, les femmes étaient les plus
nombreuses. Elles sont sorties avec des casseroles et des sacs vides pour montrer
qu' il n’y a plus rien à la maison. « Le panier de la
ménagère n’existe plus ; même si on achète
les condiments, avec quoi on va préparer », se plaint Nicole, une
des marcheuses. Une autre manifestante avait inscrit sur sa pancarte : «
la vie chère veut notre chaire ». La majorité des Burkinabés
ont un salaire de misère. « Avec 40000 francs CFA [60 €],
je ne sais plus comment faire pour m’en sortir, on ne mange qu' une
seule fois par jour. Les enfants ne peuvent pas comprendre », constate
Adama, employée dans une entreprise privée.
Autres slogans mais même son de cloche en Côte
d’Ivoire : « Gbagbo, on a faim ! », « On veut manger
! ». après les populations du Cameroun, du Burkina Faso, d’Haïti
ou encore du Sénégal, les Ivoiriennes ont à leur tour marqué
leur vive désapprobation face à une situation sociale qui ne cesse
de se détériorer. Avec des slogans explicites, les femmes se sont
soulevées les lundi 1er et mardi 2 avril pour protester contre la cherté
de la vie [3]
Elles ont pris alors d’assaut les principales artères
du District d’Abidjan où elles ont dressé des barricades.
A Cocody, Riviéra, au II Plateau, à Port-Bouët, Yopougon,
et d’autres communes, les voies étaient obstruées par des
tables, bancs, blocs en béton ou pneus enflammés, troncs d’arbre,
branches, poubelles vides et/ou pleines. [4]
Le mot d’ordre a été largement suivi puisqu' il
a été efficacement diffusé par SMS sur les téléphones
portables des principales responsables du mouvement. Les paradoxes du libéralisme
sont ici exacerbés : accès à la technologie mais ventres
vides.
Mot d’ordre et revendications : contre l’inflation
des prix
« Vie chère rime avec galère, mais
surtout misère pour les couches sociales les plus fragilisées
», souligne l’hebdomadaire burkinabé
San Finna. Sur les 170 millions de personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté
en Afrique subsaharienne, 70 % sont des femmes, essentiellement rurales, estime
l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture
(FAO). Il est alors d’une logique tristement implacable qu' elles
organisent et participent à cette vague de protestation, assistant à
cette envolée des prix. [5]
Depuis plusieurs mois, le Burkina Faso traverse une crise liée
à l’explosion des prix des aliments de base, notamment le riz.
Le sac de riz se vend actuellement au Burkina entre 18 000 et 22 500 francs
CFA (32 €). Le litre d’huile vendu à 600 est passé
à 1000 ou 1200 francs CFA (1,80 €, soit à peu près
le prix français). Les prix ont été augmentés de
75% à plus de 100%. Au Cameroun, le prix du sac de riz a augmenté
de près de 50 % en quelques mois pour frôler les 300 francs CFA
le kilo (0,45 €).
En Côte d’Ivoire, des messages écrits
sur des bouts de cartons ont exprimé aussi le désarroi : «
Nous sommes sorties ce matin parce que trop c’est trop. On en a marre.
C’est une autre forme de guerre qu' on déclare à la
Côte d’Ivoire. On est fatigué ». Une autre femme, beaucoup
plus en colère, a mis les pieds dans le plat : « On ne peut rien
payer, le riz de nikacha qui était à 200 francs est passé
à 400 francs. On ne peut plus manger, on a faim. On est venu se plaindre
aux autorités, à Soro, à Gbagbo ». [6]
En République démocratique du Congo, même
bilan amer : « Moi, pour nourrir ma petite famille
de 6 membres, il me faut me réveiller chaque matin à 4h30, chercher
du pain à la boulangerie et vendre devant la maison », indique
une ménagère de 48 ans de Kinshasa, avant de déplorer le
fait que depuis un mois, la vie est devenue trop chère. Annie, 50 ans,
vendeuse au marché Gambela, confirme. «
On ne tient plus le coup. Tous les produits alimentaires ont augmenté.
La farine de manioc, celle de maïs, le riz, le haricot, le sucre, tout
a augmenté de 80 à 150% », indique-t-elle. En ce
qui concerne le pain, si on a maintenu le prix, on a par contre diminué
de volume. A Kinshasa, les ménagères estiment qu' une famille
ne peut pas trouver de quoi manger (un repas) à moins de 15$, dans l’est
du pays, il faudra au moins 10$. Ce qui relève d’un exploit alors
que le Smig en RDC est de 1$ par jour !
Réactions gouvernementales : entre mutisme, répression
et premières mesures d’urgence
En Côte d’Ivoire, la réponse immédiate
du gouvernement s’est manifestée par un important déploiement
des forces de l’ordre, constituées par les éléments
de police et de gendarmerie, appuyées par des commandos de la gendarmerie
et des corps d’élite de la Compagnie Républicaine de Sécurité
(CRS) et du Centre de Commandement et de Sécurité (CECOS). Face
à la témérité des manifestantes, l’ordre a
été donné à la police et à la gendarmerie
de les disperser. Mais les manifestantes n’ont pas capitulé devant
les gaz lacrymogènes et beaucoup d’entre elles ont été
victimes de violences policières sans que leur sort ne soit exposé
aux yeux de toutes.
Au Burkina Faso, une série de mesures ont été
prises par le gouvernement afin de baisser les prix des produits de grande consommation.
Il s’agit de la suspension des taxéès sur les droits de douane pour six
mois. Des négociations ont été engagées avec les
commerçants en vue de la réduction des prix. C’est ainsi
que le sac de riz a été fixé à 13000 Francs CFA
(19,80 €). [7]
En République démocratique du Congo, le
mutisme du gouvernement traduit sans doute la difficulté qu' il
rencontre à élaborer une politique salariale susceptible de permettre
aux travailleurs de satisfaire leurs besoins vitaux. La récente augmentation
de plus de 20% du prix de l’essence pèse douloureusement sur la
population. [8]
En Algérie, qui a également été
le terrain d’émeutes de la faim, le ministère de l’Agriculture
souhaite relancer la production de la semence à l’échelle
locale pour réduire le prix de la pomme de terre. Il s’engage également
à acheter le blé des producteurs algériens à des
prix semblables à ceux appliqués sur le marché mondial,
afin d’éviter des spéculations qui feraient flamber les
cours nationaux. [9]
Des mesures qui restent des stratégies à moyen
terme et ne prennent que partiellement en compte la difficulté réelle
et structurelle de la population à se nourrir.
Mesures internationales
Les ministres de l’Economie et des Finances des pays
africains, réunis à Addis-Abeba les 28, 29 et 30 mars 2008, n’ont
pu que constater que « l’augmentation des prix mondiaux des produits
alimentaires présente une menace significative pour la croissance, la
paix et la sécurité en Afrique ». Parmi les solutions proposées
pour sortir de la crise, outre des allégements fiscaux et des droits
de douane revus à la baisse, l’accent a été mis sur
la capacité de l’Afrique à se nourrir elle-même.
Ces 28 et 29 avril derniers, l’ONU se réunissait
à Berne, avec d’autres organisations internationales, afin de décider
de mesures d’urgence. Peu de choses sont sorties de ce sommet, si ce n’est
la création d’un « état-major de crise », dont
le mandat reste à préciser. EtRobert Zoellick, le président
de la Banque mondiale, également présent à Berne, de déclarer
« les promesses d’aide ne remplissent pas les ventres ». En
effet…
Jean Senahoun, économiste à la FAO (Organisation
des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture) avait prévu
que des émeutes de la faim éclateraient dans le monde. En décembre,
le secrétaire général de la FAO avait lancé une
initiative pour limiter la hausse des prix, qui affectait notamment les pays
en développement. La FAO mettait aussi l’accent sur la distribution
d’intrants aux petits producteurs des pays en développement afin
d’augmenter l’offre à court terme. De telles initiatives
sont déjà en cours au Burkina, au Sénégal, en Mauritanie
et vont bientôt s’étendre.
Ces mesures permettraient aux pays connaissant un déficit
céréalier et ayant des revenus limités d’augmenter
leur production nationale et de réduire les exportations dont le coût
a considérablement augmenté et pèse dans les budgets. «
Au final, l’idée est de soulager à court terme les populations
affectées et, à plus ou moins long terme, de favoriser la production
agricole et d’augmenter l’offre au niveau mondial ». Il semble
alors que les résultats se fassent toujours attendre et la FAO reste
sur une attitude défensive qui pourrait signifier : « on vous l’avait
bien dit ».
Devant la gravité de la situation, un sommet de
la FAO s’est néanmoins organisé le 3 juin 2008 pour la résolution
de la crise. Dans son discours d’ouverture, le Secrétaire général
de l’ONU, Ban Ki-Moon, a décrit les grandes lignes d’un «
plan d’action » contre la flambée des prix. Ce plan prévoit
de débloquer entre 15 et 20 milliards de dollars (de 9 à 13 millions
d’euros). Selon le Secrétaire général, les réserves
alimentaires mondiales devraient augmenter de 50% d’ici à 2030.
Promouvant davantage de libre-échange, il a également condamné
les paysqui limitent leur exportation ou qui imposent des mesures de contrôle
des prix. « Ces politiques qui nuisent aux pays voisins ne peuvent pas
fonctionner. Elles ne font que créer des distorsions de marché
et contribuent à faire encore grimper les prix », a critiqué
M. Ban. [10]
La faute à quoi et à qui ?
Il est délicat de répondre à cette question
dans la mesure où les réponses varient en fonction des interlocuteurs,
chacun des acteurs se renvoyant la balle… La population demandant des
comptes à leurs dirigeants, ces mêmes dirigeants condamnant les
institutions internationales, qui, elles, déplorent la sécheresse,
les conditions climatiques, une bureaucratie trop lourde, des distorsions du
marché et un cours du pétrole incontrôlable…
Mais cette apparente confusion ne saurait dissimuler
les conséquences des politiques agricoles imposées par le Fonds
monétaire international (FMI) aux pays africains. En effet, les Plans
d’ajustement structurel (PAS) ont poussé les pays les plus endettés,
notamment en Afrique subsaharienne, à développer des cultures
d’exportation et à importer la nourriture qu' ils consomment.
Cette libéralisation les a rendus vulnérables à l’instabilité
des prix. Alors à la question « Faut-il blâmer les institutions
financières internationales ? », Olivier de Schutter, rapporteur
spécial de l’ONU sur le droit à l’alimentation, répond
« oui ». « Rien n’a été fait contre la
spéculation sur les matières premières, prévisible,
depuis qu' avec la chute de la bourse, les investisseurs se sont repliés
sur ces marchés. On paie vingt années d’erreurs. Avec l’augmentation
de la demande alimentaire, l’offre ne suit plus. L’agriculture industrielle,
fondée sur des intrants coûteux, montre ses limites »
[11].
Sous l’égide de l’Organisation mondiale
du commerce (OMC) et sous la pression des accords bilatéraux, les politiques
agricoles de tous les pays et leurs tarifs douaniers ont été progressivement
démantelés : l’agriculture paysanne des pays du Sud se retrouve
sans protection, en compétition directe avec l’agriculture subventionnée,
industrielle et productiviste des pays du Nord, elle-même en concurrence
avec l’agriculture paysanne et biologique locale.
Cette politique n’a pourtant connu qu' un développement
croissant ces trois dernières décennies. Une de ces ultimes manifestations
étant l’utilisation encouragée de céréales,
comme le maïs, afin de fabriquer des agrocarburants. Beaucoup de gouvernements
ont subventionné ces agrocarburants et, en 2008, 30% de la production
de maïs vont servir à leur production et non à l’alimentation
humaine ou animale.
Par ailleurs, on attend avec inquiétude les estimations
sur la réaffectation de terres en faveur de ces nouvelles cultures de
rente (fréquemment contrôlées par des hommes) et au détriment
des cultures vivrières (souvent l’apanage des femmes). En soutenant
le développement des agrocarburants, de nombreux pays répondent
aux intérêts des multinationales, mais mettent encore plus en danger
la sécurité alimentaire nationale et mondiale.
Il est particulièrement important d’évoquer
ces décisions internationales dans la mesure où leurs effets ne
sont pas neutres en termes de genre. « En mettant l’accent sur les
problèmes à résoudre et sur les cibles à atteindre,
les politiques publiques, globales comme sectorielles, ont souvent renforcé
des comportements et des identités « sexuées ». (…)
Oui, les politiques publiques ont un genre. »
[12] C’est
le genre masculin. Et les politiques économiques libérales imposées
à l’Afrique comme à l’Amérique du Sud n’échappent
pas à cette thèse. Yianna Lambrou, auteure du rapport Gender and
Equity Issues in Liquid Biofuels Production – Minimizing the Risks to
Maxéimize the Opportunities, étudie l’impact de la production d’agrocarburants
sur les conditions de vie des agriculteur-trices et des paysan-nes. Or, les
constats sont alarmants : le lien entre agrocarburants et accroissement des
inégalités entre femmes et hommes est évident. La demande
mondiale croissante d’agrocarburants favorise la conversion des terres,
ce qui pourrait entraîner le déplacement partiel ou total des activités
agricoles des femmes vers des terres de plus en plus marginales, ce qui nuirait
à leur capacité à produire de la nourriture.
Des évènements révélateurs d’une
inégalité structurelle : principales productrices, premières
victimes.
Un modèle économique contre l’empowerment
des femmes
Ce n’est que récemment que leur rôle-clé
de productrices et pourvoyeuses de vivres et leur contribution vitale à
la sécurité alimentaire du foyer a retenu une certaine attention,
mais pas encore celle qui convient. Au sein des ménages agricoles comme
dans toutes les situations, les occupations des femmes sont généralement
plus diversifiées que celles des hommes, qui se spécialisent dans
un nombre limité de tâches. Ecartées des activités
salariées pour la majorité d’entre elles, les femmes produisent
des biens et des services qui n’ont pas de valeur monétaire parce
qu' ils sont réalisés en dehors de la sphère marchande.
Comme le souligne Souad Triki, « qu' il s’agisse
de l’artisanat ou de la transformation des produits agricoles ou encore
de la préparation des repas et du pain, la création de ces richesses
en biens et en services, par les femmes, est destinée essentiellement
à la satisfaction des besoins du groupe familial, sans être comptabilisée
économiquement ou reconnue socialement »
[13].
Mais cette invisibilité dans les statistiques et
dans les représentations sociales dissimule une toute autre réalité
: les femmes produisent 60 à 80 % des aliments dans les pays du Sud et
sont responsables de la moitié de la production alimentaire mondiale.
Représentant 70 à 75 % de la main d’œuvre agricole
en Afrique subsaharienne [14],
elles effectuent à peu près 90 % des travaux de transformation
des matières premières alimentaires et de collecte de l’eau
et du bois à brûler utilisés par les ménages, 80
% des travaux de stockage et de transport des produits alimentaires de l’exploitation
au village, 90 % des travaux de sarclage et 60 % des tâches de récolte
et de commercialisation. [15]
Dans les ménages agricoles, les femmes consacrent
5 heures en moyenne soit 54,4% de leur temps quotidien d’activité
productive, aux travaux agricoles et à l’élevage (contre
3 heures pour les hommes) - [16].
Les études de la FAO le confirment : alors que les femmes sont à
la base de la petite agriculture, de la main-d’œuvre agricole et
de la subsistance familiale quotidienne, elles ont moins facilement accès
que les hommes aux ressources tels que la terre et le crédit, et aux
intrants, aux services et aux formations qui renforcent la productivité.
En Afrique subsaharienne, l’épidémie
du sida a encore aggravé la situation des femmes. À la mort de
son mari, l’épouse risque de perdre, au profit de la famille du
défunt, la terre qu' elle a toujours cultivée ainsi que la
maison qui l’abrite avec ses enfants. C’est le cas pour 60 % des
veuves en Ouganda. [17]
La principale contrainte qui s’oppose à la pleine
reconnaissance des rôles et des responsabilités effectifs des femmes
en agriculture est le manque de données ventilées par sexe accessibles
aux techniciennes, aux planificateur-trices et aux décideur-es. Droit
foncier lacunaire : Les femmes possèdent moins de 2% de la terre, alors
que le pourcentage des ménages dirigés par des femmes continue
de s’accroître. Dans beaucoup de pays, les programmes de réforme
agraire conjugués au morcellement des terres communales ont déterminé
le transfert des droits fonciers aux seuls hommes en tant que chefs de famille,
ignorant ainsi à la fois l’existence de ménages dirigés
par une femme et les droits des femmes mariées à la copropriété.
Accès au crédit : Si les femmes sont éventuellement
autorisées, sur le papier, à souscrire un emprunt bancaire, la
FAO constate toujours un accès inégal au crédit agricole
dans de nombreuses régions rurales. Pour les pays africains où
les informations sont disponibles, seuls 10 % des crédits agricoles sont
octroyés aux femmes, principalement du fait que la législation
nationale et la loi coutumière ne leur permettent pas de partager des
droits de propriété foncière avec leurs maris, ou parce
que les femmes chefs de famille sont exclues des systèmes de tenure,
ne pouvant pas fournir les garanties exigées par les institutions de
crédit.
Accès aux intrants agricoles : L’accès
des femmes aux intrants techniques tels que les semences améliorées,
les engrais et les pesticides, est limité car, dans bien des cas, elles
ne bénéficient pas des services de vulgarisation et sont rarement
membres de coopératives, lesquelles distribuent souvent aux petits agriculteurs
des intrants subventionnés. En outre, elles manquent souvent de l’argent
nécessaire pour acheter ces intrants même subventionnés.
Accès aux services d’éducation, formation
et vulgarisation : Les deux tiers du milliard d’analphabètes dans
le monde sont des femmes et des fillettes. Les chiffres disponibles montrent
que seuls 5 % des services de vulgarisation visent les femmes rurales et seulement
15% des vulgarisateurs sont du sexe féminin. En outre, la plupart des
services de vulgarisation portent davantage sur la production de cultures de
rapport que de cultures vivrières et de subsistance, qui sont le principal
souci des agricultrices et la clé de la sécurité alimentaire.
Accès à la prise de décision : Compte
tenu du rôle traditionnellement limité des femmes dans les processus
de prise de décision au niveau du ménage, du village et du pays
dans la plupart des cultures, souvent leurs besoins, leurs intérêts
et leurs problèmes ne sont pas pris en compte dans l’élaboration
des politiques et des lois qui jouent un rôle important dans l’élimination
de la pauvreté, la sécurité alimentaire et la durabilité
écologique. Les causes de l’exclusion des femmes des processus
de prise de décision sont étroitement liées à leur
rôle additionnel de procréatrices et aux travaux domestiques qui
absorbent une partie importante de leur temps.
Compétences méconnues : Les femmes possèdent
des connaissances détaillées et complexes des systèmes
agricoles dont elles sont en charge. Par exemple, en Zambie, en ce qui concerne
le système chitimene, complexe, où les sols forestiers et en jachère
sont amenés à être cultivés à la suite de
l’abattage, du ramassage et de la combustion de la végétation
arbustive, les hommes et les femmes connaissent de façon détaillée
les essences des terrains boisés et en jachère locaux, leurs schémas
de pousse, leurs qualités agronomiques et leurs utilisations. Chaque
sexe, toutefois, se spécialise dans certaines essences. De récentes
recherches démontrent la valeur de la base de connaissances autochtones
des femmes à titre de source de croissance de la productivité.
Source : Rapport de la FAO sur « Les femmes et la sécurité
alimentaire »
D’autre part, la participation des femmes dans le commerce
informel des denrées alimentaires est particulièrement importante.
Elles transforment les matières premières, les transportent du
lieu de production au lieu de consommation et revendent au détail. Pour
beaucoup de femmes, ce secteur offre une certaine flexibilité puisqu' elles
peuvent quitter temporairement leur emploi si elles le souhaitent et elles peuvent
le combiner avec leurs charges ménagères.
Cependant, leur place dans l’économie informelle
est difficile car elles doivent faire face à une forte concurrence et
des taux de déperdition élevés. Elles sont souvent à
peine capables de générer des revenus suffisants pour renouveler
leur stock et achètent fréquemment à crédit aux
fournisseurs à des conditions très défavorables. En conséquence,
les revenus des femmes dans l’économie du secteur informel sont
plus faibles que ceux des hommes et la précarité de leur emploi
plus grande. Et pourtant, c’est justement leur activité qui nourrit
bien souvent la population locale comme le montre l’expérience
des femmes kenyanes qui approvisionnent en produits alimentaires la ville de
Nairobi. [18]
Les émeutes de la faim : une entrée dans la
sphère politique ?
Lorsqu' on se penche sur le rôle des femmes dans
les émeutes de la faim à d’autres époques ou sur
d’autres continents, on remarque qu' il a été forgé
par des conditions inégalitaires mais qu' il a permis une certaine
prise de conscience de la part de ces femmes. A de nombreuses reprises, les
Iraniennes des milieux défavorisés ont exprimé leur mécontentement
en manifestant contre la hausse des prix et des taxéès à la fin du XIXe
siècle. Certaines femmes ont quitté leur foyer pour participer
à ces grèves. Ce bouleversement dans leurs habitudes constitue
alors le signe d’un changement social futur dont les autorités
repoussaient l’avènement.
Dans les années 1880, mille femmes manifestaient
contre la pénurie de pain en bloquant le passage du Chah Naser Ul-Din
qui ordonnait l’arrestation de leurs maris. Cet épisode n’illustre
pas la tolérance du régime mais au contraire, il décrit
le statut des femmes qui n’étaient pas considérées
comme des citoyennes responsables devant la loi. Ces premiers rassemblements
féminins ont permis de faire émerger une réelle conscience
politique des femmes qui se manifestera lors de la constitution de 1906.
[19]
L’entrée en politique par des manifestations
contre les pénuries s’est également déroulée
en France, dans le Var, en 1942. En effet, les femmes se sont organisées
puis se sont appuyées sur les organisations politiques. En entrant dans
la sphère publique, elles ont dû s’organiser différemment,
élargir leur réseau traditionnel et s’ouvrir aux partis
politiques et aux syndicats. Quand les femmes se sont mobilisées, elles
se sont identifiées avant tout à des mères et femmes au
foyer, responsables de l’alimentation dans leur famille. Cette identification
influence considérablement la forme de la manifestation. Elles ont protesté
contre la hausse des prix et des pénuries dans des endroits symboliques
comme les magasins et les places de marché. Elles ont alors franchi le
pas de se placer dans l’espace public, lieu du politique, qu' elles
feront évoluer progressivement. [20]
Cette mise en perspective historique permet de comprendre
comment ces récentes émeutes de la faim s’inscrivent dans
la thématique du cloisonnement des sphères privée/sphère
publique, les femmes entrant dans la scène publique pour dénoncer
les conditions intolérables qu' elles vivent dans leur foyer. Il
s’agit alors d’une initiation et d’un apprentissage dans la
douleur de l’organisation d’un mouvement contestataire qui peut
évoluer vers la construction d’une identité politique à
part entière. Cette prise de conscience peut éventuellement déboucher
sur la formation d’un discours politique plus large qui défendrait
un nouvel ordre social et qui tiendrait compte des besoins et des attentes des
femmes. Lorsqu' elles analysent et dénoncent les inégalités
de l’ordre établi, elles donnent l’impulsion nécessaire
à des changements sociaux qui les intégreraient comme nouvelles
actrices politiques.
L’intégration de la dimension genre comme nécessité
pour la sécurité alimentaire
Depuis les émeutes de février 2008, le
discours officiel s’est métamorphosé. «
Les Africains vont devoir changer leur façon de produire et de consommer
», annonce le ministre camerounais du commerce,
Luc Mbara Atangana. « Un verrou idéologique
a sauté : nous allons pouvoir aider notre agriculture. »
Rompant avec le libéralisme et la priorité aux importations de
vivres imposée par le FMI et la Banque mondiale, le gouvernement camerounais
magnifie désormais l’agriculture nationale et promet «
un grand plan visant la souveraineté alimentaire ».
[21]
On peut alors peut-être espérer que les
voix des pays du Sud vont enfin se faire entendre… Différents mouvements
sociaux avaient organisé une rencontre internationale de la souveraineté
alimentaire à Bamako au Mali en février 2007. Les organisations
partenaires présentes (Via Campesina, le Réseau des organisations
paysannes et de producteurs de l’Afrique de l’Ouest (ROPPA), la
Coordination Nationale des Organisations Paysannes du Mali, la Marche mondiale
des femmes, le World Forum of Fish Harvesters and Fishworkers (WFF), le World
Forum of Fisher Peoples (WFFP), le Food Sovereignty Network, les Amis de la
Terre International) ont défendu «
le droit des peuples à une alimentation saine, dans le respect des cultures,
produite à l’aide de méthodes durables et respectueuses
de l’environnement, ainsi que leur droit à définir leurs
propres systèmes alimentaires et agricoles ».
Dans cet objectif, la souveraineté alimentaire
« place les producteurs, distributeurs et
consommateurs des aliments au cœur des systèmes et politiques alimentaires
en lieu et place des exigences des marchés et des transnationales. Elle
défend les intérêts et l’intégration de la
prochaine génération. Elle représente une stratégie
de résistance et de démantèlement du commerce entrepreneurial
et du régime alimentaire actuel ». [22]
Ce programme a été décrit dans la
déclaration de Nyéléni, «
symbole au Mali d’une mère nourricière, agricultrice, qui
s’est battue pour s’affirmer en tant que femme dans un environnement
qui ne lui était pas favorable ».
La lutte contre le capitalisme passe donc par celle contre
la domination patriarcale, et réciproquement. «
Nous ne pouvons lutter contre la faim et la pauvreté en Afrique, particulièrement
dans les régions en difficulté de l’Afrique subsaharienne,
que si les femmes ont véritablement leur mot à dire non seulement
dans les champs, mais aussi dans le laboratoire »,
estime Vicki Wilde, responsable du Programme Genre et Diversité du CGIAR
(Groupe consultatif pour la recherche agricole internationale).
[23]
Il est alors essentiel d’associer deux thématiques
: genre et sécurité alimentaire. Le concept de sécurité
alimentaire a subi une évolution au fil des ans, grâce à
l’attention de plus en plus intégrée accordée aux
dimensions sociales, de genre, écologiques, techniques et économiques
du problème.
Le défi à relever à l’avenir consistera
à poursuivre l’égalité dans l’accès
des femmes aux ressources leur permettant de produire des aliments, et dans
la mesure de leurs possibilités, d’acheter les vivres qui ne peuvent
être produits localement, accroissant de la sorte leur capacité
d’assurer la sécurité alimentaire.
Dans un rapport intitulé, « Les femmes ou la clef
de la sécurité alimentaire », des chercheures de l’Institut
International de Recherche sur les politiques alimentaires, apportent «
la preuve concrète qu' en réduisant les disparités
entre les hommes et les femmes par le renforcement du capital physique et humain
des femmes, l’on encourage la croissance agricole, des revenus féminins,
une sécurité alimentaire et nutritionnelle pour toutes. »
Les trois éléments centraux, ou piliers, de la
sécurité alimentaire sont la disponibilité des aliments,
c’est-à-dire une production alimentaire adéquate, l’accès
économique aux denrées alimentaires exploitables et la sécurité
nutritionnelle qui est souvent tributaire de la disponibilité de ressources
non alimentaires (soins de puériculture, soins de santé, eau non
contaminée et assainissement). Les femmes remplissent des fonctions importantes,
sinon prépondérantes, dans l’apport de ces trois éléments,
indispensables à l’accomplissement de la sécurité
alimentaire dans les pays en développement.
Accroissement du capital physique et humain des femmes : Les
capacités des femmes à remplir leurs rôles de productrices
alimentaires seraient valorisées si l’on améliorait leur
accès aux ressources, aux technologies et à l’information.
Il convient de s’efforcer de protéger les droits traditionnels
des femmes à la propriété foncière par des moyens
non discriminatoires d’immatriculation et d’obtention des titres
de propriété, et par l’inclusion explicite des femmes à
titre de bénéficiaires individuelles, ou conjointes, des programmes
de réforme foncière. L’amplification de l’éducation
des filles, notamment dans les zones rurales, constitue l’un des moyens
pour garantir les réserves de capital humain de la prochaine génération.
Les gouvernements et les bailleurs de fonds pourraient appuyer la formation
de davantage de femmes dans les sciences agricoles et connexes.
Amplification des capacités féminines de production
de revenus : Il conviendrait que les stratégies soient axéees sur
l’augmentation de la productivité des femmes en termes de travail
rémunéré (que ce soit dans l’agriculture ou d’autres
secteurs), afin qu' elles puissent augmenter leurs revenus sans sacrifier
davantage de leur temps, ni leur bien-être ou celui de leurs enfants,
ni leur propre état nutritionnel ou sanitaire.
Protection de l’état sanitaire et nutritionnel
des femmes : Une santé de qualité et une nutrition adéquate
sont importantes pour les femmes, à toutes les étapes de leurs
vies. Les femmes doivent protéger leur propre état sanitaire et
nutritionnel pour être en mesure de remplir leurs fonctions de productrices
et de procréatrices. Et enfin, il convient que les femmes se sentent
habilitées à solliciter des soins pour elles-mêmes et pour
ceux dont la sécurité alimentaire et nutritionnelle dépend
d’elles. (Source : A. Quisumbing, « Les Femmes ou la clef de la
sécurité alimentaire », Rapport de politique alimentaire,
Washington, 1995.)
Pour que ces recommandations soient efficaces à long
terme, il faut que les femmes puissent accéder aux postes de décision
dans l’élaboration des politiques publiques. Aujourd’hui,
en Afrique subsaharienne, les femmes représentent un faible pourcentage
(environ 14 %) des membres des organes législatifs locaux et nationaux
et elles sont aussi peu représentées dans les gouvernements nationaux.
Nombre de gouvernements de pays d’Afrique subsaharienne
ne comptent aucune femme. Il n’y a qu' au Mozambique, en Afrique
du Sud, aux Seychelles et en Tanzanie que la représentation des femmes
au Parlement et au gouvernement soit acceptable, [24]
sans oublier le Rwanda, le pays qui fait rougir la plupart
des gouvernements occidentaux grâce à sa quasi-parité au
parlement.
Or, le partage du pouvoir et des responsabilités
décisionnelles est un des facteurs les plus importants pour atteindre
l’égalité et l’autonomie des femmes. Mariette Sineau
répond à la question « qu' attendre
de la féminisation des élites ? » : « A défaut
de combler la distance sociale entre gouvernants et gouvernés, elle peut
à nos yeux, entraîner un renouvellement des priorités comme
des pratiques politiques. Parce qu' elles ont une expérience différente
– ayant joué jusque-là les tenantes du quotidien et du familial
-, les femmes sont bien placées pour infléchir le contenu des
programmes politiques, combler les lacunes d’un bien commun défini
sans elles. » [25]
Alors que la plateforme d’action de Pékin,
élaborée lors de la quatrième Conférence mondiale
sur les femmes, insistait déjà en 1995 sur le fait que
« les femmes ont le même droit que les hommes
de participer à la gestion des affaires publiques et peuvent contribuer
à redéfinir les priorités politiques, à inscrire
de nouvelles questions dans les programmes politiques et à éclairer
d’un jour nouveau les questions politiques générales. »,
il reste toujours d’actualité de revendiquer
[26].un meilleur accès aux sphères
de pouvoir pour les femmes et de les encourager à exercer des responsabilités
sur l’ensemble des niveaux de l’échelle décisionnelle
, du niveau communal jusqu' au international, sans oublier les organisations
paysannes et leurs fédérations et mouvements qui sont encore très
fortement masculins, notamment au sein de leurs structures dirigeantes.
La force potentielle de l’entrée en politique
d’un groupe si lamentablement sous-représenté jusqu' à
maintenant et la prise en compte de l’appréhension qu' elles
ont du rapport entre les sphères privée et publique permettront
de renforcer un nouveau modèle de l’acteur politique. Une expérience
politique approfondie rendra les femmes plus capables de défendre leurs
besoins pratiques et leurs intérêts stratégiques, de mieux
comprendre les obstacles qu' elles doivent surmonter et de servir plus
efficacement leurs intérêts communs à long terme. Et l’intérêt
de pouvoir se nourrir convenablement n’est pas seulement commun aux femmes
– à regarder de près, il semble tout simplement insensé
et dépourvu de tout fondement éthique que ce besoin fondamental
puisse se trouver en concurrence avec l’envie de se déplacer (à
travers la compétition des agrocarburants pour l’utilisation des
terres et d’autres ressources), voire l’envie de s’enrichir,
comme en témoignait ce slogan cynique d’un fond d’investissement
belge KBC qui a suscité une vague d’indignation récemment
: « Tirez avantage de la hausse du prix des
denrées alimentaires ! ».
S’il y a une large convergence sur ce cri d’alarme
dans le milieu des spécialistes et des organisations paysannes et de
solidarité internationale, l’analyse des causes et les recommandations
qui en découlent peinent encore à reconnaître pleinement
que les inégalités des femmes et des hommes se trouvent au cœur
de la problématique alimentaire et qu' une solution ne saura être
viable sans prendre en compte les rôles, responsabilités, intérêts,
contraintes et compétences des femmes.
Reste à espérer que la crise alimentaire
aura au moins servi à contribuer à cette prise de conscience et
à ses répercussions espérées.
Notes
[1] Selon les sources, les
estimations varient mais vont jusqu' à 90 % (cette estimation et
les autres chiffres cités sont extraits du Rapport de l’OCDE «
Les Femmes africaines » en ligne sur http://www.oecd.org/)
[2] http://www.naturavox.fr/article.php3 ?id_article=4124
[3] http://fr.allafrica.com/stories/200804010146.html
[4] « Marche des femmes contre la flambée des prix en Côte
d’Ivoire. Mourir de faim ou de la violence policière ? »
de Silué N’Tchabétien Oumar, http://www.genreenaction.koumbit.org/spip.php
?article6480
[5] Courrier International du 7/04/2008
[6] http://fr.allafrica.com/stories/200804010146.html
[7] http://www.naturavox.fr/article.php3 ?id_article=4124
[8] http://www.afrik.com/article14153.html
[9] http://www.afrik.com/article14158.html
[10] Le Monde, 03/06/08
[11] Le Monde, 03/05/08
[12] Renée B.-Dandurand, Jane Jenson et Annie Junter, « Les Politiques
publiques ont-elles un genre ? », Lien social et Politiques, n° 47,
Printemps 2002, p. 5-13
[13] Ibid
[14] L’Essor n°14915 du 11 mars 2003
[15] Oudele Akinloye AKINBOADE, « Les femmes, la pauvreté et le
commerce informel en Afrique orientale et australe », Revue internationale
des sciences sociales, n°184, 2005
[16] Souad TRIKI, « L’invisibilité du travail des femmes
: l’exemple du milieu rural tunisien », dans Thérèse
Locoh, Genre et sociétés en Afrique, Institut National d’Etudes
Démographiques, Paris, 2007.
[17] « Dossier sur l’accès à la terre pour les femmes
», CCFD, 2007.
[18] Oudele Akinloye AKINBOADE, « Les femmes, la pauvreté et le
commerce informel en Afrique orientale et australe », op. cit.
[19] Haideh MOGHISSI, Populism and feminism in Iran, The Macmillan Press, London,
1994.
[20] Lynne TAYLOR, “Food riots revisited. Public protests in the seventieth
to the nineteenth century”, Journal of Social History, Winter, 1996.
[21] Le Monde du 15 mai 2008
[22] Décalaration de Nyéléni, Fourm pour la souveraineté
alimentaire, février 2007, Bamako
[23] http://www.genderdiversity.cgiar.org
[24] Oudele Akinloye AKINBOADE, « Les femmes, la pauvreté et le
commerce informel en Afrique orientale et australe », op. cit.
[25] Mariette SINEAU, « L’Elitisme politique n’est pas mort
», dans Christine VERSCHUUR et Fenneke REYSOO, Genre, pouvoirs et justice
sociale, L’Harmattan, Paris, 2003.
[26] Mariette SINEAU, « L’Elitisme politique n’est pas mort
», dans Christine VERSCHUUR et Fenneke REYSOO, Genre, pouvoirs et justice
sociale, L’Harmattan, Paris, 2003
source : http://www.cetri.be/spip.php?article866&llang="FR"
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