Djibouti :entre importance stratégique et chaos politique
Ali Ibn Yussuf
La France maintient une présence militaire forte
de 3000 soldats à Djibouti, tandis que les Etats-Unis renforcent leurs
effectifs (2000 militaires) et étendent leur emprise toujours dans le
cadre de la lutte anti- terroriste. Les Etats-Unis mènent une lutte sourde
pour grignoter les positions françaises, tout en utilisant les connaissances
du terrain des Français.
Le Chef de l’Etat djiboutien, et dans une moindre mesure
ses proches parents ont jusqu' à présent plutôt bien
profité de la concurrence entre Américains et Français
qui a permis d’augmenter leur manne financière. Les Français
ont porté leur aide directe – une sorte de location pour la base
militaire – à 30 millions d’Euros, à la hauteur de
la contribution américaine, diminuant par la même occasion l’aide
à l’éducation et à la santé. Pour éviter
toute mauvaise surprise, le Président djiboutien a même installé
les caisses du Trésor Public dans son palais de Haramous.
Malgré la concurrence des Etats-Unis, l’influence française
reste prépondérante à Djibouti et le Président Chirac
le principal soutien du dictateur Guelleh.
Djibouti reste à cet égard un révélateur
de la politique africaine de la France qui consiste à porter à
bout des bras des despotes corrompus (Deby, Eyedema fils, Biya etc…)
La présence de ces bases militaires ont des conséquences
néfastes, elle consolide un pouvoir familial mafieux, verrouille la vie
politique et aggrave ses tendances répressives sans pourtant enrayer
la dérive chaotique du pays.
Le site de Djibouti conserve aussi une importance régionale du fait qu' il
reste le principal débouché maritime de l’Ethiopie à
cause de la guerre avec l’Erythrée. Mais les implications d’Ismael
Omar Guelleh dans certains conflits de la Corne d’Afrique, notamment ses
rapprochements avec l’Erythrée risquent d’avoir des conséquences
pour ce petit pays .
La visite du Ministre de la Défense djiboutienne à
Asmara fin Août 2006 précédée par celle de son homologue
érythréen à Djibouti a illustré les nouveaux liens
entre les deux pays irritant au plus haut point les autorités éthiopiennes.
Ces dernières ont découvert avec stupéfaction le passage
sur le sol djiboutien des combattants Oromos et d’Ogaden entraînés
en Erythrée et en partance vers l’Ethiopie. Sans oublier le danger
des interférences tout azimut de la petite Djibouti dans l’imbroglio
somalien ; Guelleh semble avoir mis le pied plus loin que son tapis comme
disent les Iraniens.
Un rapport des Nations Unies sur les violations de l’Embargo
sur les armes à destination de la Somalie de mi novembre 2006 pointe
du doigt la République de Djibouti comme faisant partie des pays qui
alimentent en armes l’Union des Tribunaux Islamiques en guerre contre
le Gouvernement Fédéral de Transition, présidé par
Abdillahi Youssouf. Compte tenu de la dépendance étroite de Guelleh
à l’égard des Etats-Unis, il s’agit probablement d’une
division de travail permettant d’armer les deux parties somaliennes procédant
d’une stratégie de tension et de chaos qui semble arranger un certain
nombre de pays.
L’intervention de l’armée éthiopienne
fin décembre 2006 en soutien au Gouvernement de Transition, tout en étant
un succès important dans la mesure où les troupes des Tribunaux
Islamiques soutenues par les Erythréens semblent disloquées²
, est loin d’apporter une solution au calvaire de la population somalienne
.Elle risque même d’alimenter l’anarchie dans ce pays et d’exacerber
les tensions régionales.
REFUS DU CHANGEMENT ET RADICALISATION DU REGIME
Le régime se radicalise, alors même qu' il
adopte un multipartisme en 2002. Ce vernis de façade démocratique
s’est fissuré dès janvier 2003 lors des premières
élections pluripartites qui furent massivement fraudées par le
parti au pouvoir (U.MP : Union pour la Majorité Présidentielle)
s’adjugeant tous les sièges du parlement.
Au scrutin Présidentiel d’Avril 2005, Ismael Omar
Guelleh (président sortant) s’est trouvé seul candidat parce
que boycotté par l’ensemble de l’opposition (partis
légalisés et le Front pour la Restauration de l’Unité
et la Démocratie : FRUD). Ce qui ne l’a pas empêché
de revendiquer 85% de score.
Les élections régionales de Mars 2006, toujours boudées
par les forces de l’opposition ont fini par discréditer complètement
le scrutin à Djibouti parce que le parti du Président n’a
pas hésité à frauder ses propres alliés.
Monsieur Toulabor chercheur à l’IEP de Bordeaux
estimait « qu' on peut démocratiser un Etat autoritaire
mais démocratiser une bande…relève de l’inconscience
et de la gageure (…) ».
Comme pour faire écho à cette thèse, l’ancien Chef
de Sécurité refusant tout changement a même accentué
la répression surtout depuis son deuxième mandat, renouant avec
ses vieux démons.
REPRESSION DU MOUVEMENT SYNDICAL EN PLEIN ESSOR
Depuis Septembre 2005, le mouvement syndical a pris une ampleur importante qu' il
n’a pas connue depuis la grève de 1995.
Cette dernière grève générale a été
déclenchée à l’époque par les deux syndicats
les plus importants , l’UGTD (Union générale des travailleurs
djiboutiens) et l’UDT (Union djiboutienne du travail) réunis en
intersyndicale contre les mesures de réduction de 20% des revenus des
travailleurs. Tous les dirigeants de l’intersyndicale UGTD/UDT ont été
licenciés. Ces syndicats décapités, le régime a
suscité quelques syndicats maisons qui n’ont pas fait long feu.
Malgré les recommandations de l’OIT et du BIT, le pouvoir a refusé
de réintégrer les syndicalistes licenciés.
C’est dans ce contexte, que les travailleurs du Port de Djibouti organisés
au sein du syndicat des travailleurs du port (STP) membre de l’UDT, ont
déclenché une grève générale du 14 au 17
Septembre 2005 contre les mauvaises conditions de travail et les licenciements
abusifs. La répression a été dure : 200 arrestations
et licenciement de 34 syndicalistes. Cela n’a pas dissuadé deux
syndicats de transport (Minibus et Bus) de déclencher, à leur
tour un mouvement de grève le 22 octobre 2005 pour protester contre les
hausses importantes du prix des carburants, paralysant pendant deux semaines
la capitale. Les forces de l’ordre ont tiré sur les manifestants
faisant 1 mort et plusieurs dizaines de blessés.
Surpris par l’ampleur et l’unité du mouvement
syndical, le pouvoir tente de le désorganiser, en arrêtant quatre
dirigeants syndicaux de l’UDT (Union Djiboutienne de Travail) dont le
secrétaire général monsieur Adan Mohamed Abdo et en les
inculpant d’intelligence avec une puissance étrangère en
Mars 2006.
Libérés suite à des pressions internationales
après deux mois de détention, ils restent inculpés sans
possibilité de voyager.
A la rentrée scolaire de 2006, ce sont les lycéens et les étudiants
qui ont déclenché un mouvement de grève pour protester
contre la fermeture de certaines sections et contre les hausses des prix d’inscription
aux collèges, aux lycées et au pôle universitaire (beaucoup
d’élèves ont d’ailleurs abandonné l’école
faute de moyens).
D’importantes manifestations se sont déroulées le 21 Septembre
2006 dans le centre ville de Djibouti. La Police et la Garde Républicaine
ont réagi violemment brutalisant et blessant plusieurs manifestants,
et en arrêtant 300 d’entre eux qui resteront en détention
21 jours au centre de Nagade (situé à 10 km de Djibouti).
MASSACRE DES CIVILS, RATISSAGE MILITAIRE ET BLOCUS DE LA REGION
NORD
Les forces de l’ordre ont visé une nouvelle fois
le quartier pauvre de la capitale, habitée essentiellement par les Afars :
la cité Arhiba : tuant 8 personnes et blessant 25 autres le 30 novembre
2005. Il ne s’agit pas de bavure policière : c’est le
ministre de l’intérieur, monsieur Yacine Elmy Bouh proche du Président
de la République qui en aurait donné l’ordre.
Le 12 Mai 2006, le Chef de l’Etat envoie 2000 soldats
commandés par le Colonel Abdo Abdi Dembil, chef de la Garde Républicaine
pour ratisser les districts d’Obock et de Tadjourah. Une population déjà
affectée par des années de guerre et de sècheresse a été
durement réprimée .
Selon l’Humanité du 1er Juin 2006, l’objectif affiché
est l’éradication de la tendance du FRUD qui avait refusé
de prendre pour argent comptant le « traité de paix du 12
Mai 2001 ».
Blocus alimentaire et sanitaire a été instauré
dans les régions Nord, des dizaines
d’arrestations , plusieurs personnes furent torturées, accusées
de soutenir le FRUD.
SITUATION DE « NI PAIX , NI GUERRE » :
RISQUE D’EXPLOSION
Cette escalade de la répression se déroule dans un contexte d’impasse
politique et de risque d’explosion. Il est symptomatique que le pouvoir
inaugure le 5ème anniversaire du Traité de Paix du 12 Mai 2001
par un vaste ratissage des districts du Nord.
Ce traité sensé mettre un terme à un conflit
qui dure depuis 1991 malgré son caractère partiel est devenu caduc
par le refus du pouvoir djiboutien d’appliquer ses clauses, en dépit
de l’engagement solennel pris par le président djiboutien devant
le peuple et la communauté internationale de respecter ce traité.
Le régime a même refusé d’appliquer le volet de reconstructions
et de réhabilitations de zones détruites lors du conflit que l’Union
Européenne était prête à financer.
La dénonciation de cet accord (déjà rejeté par une
partie de FRUD à cause de son contenu mutilé) le 15 Septembre
2005 par l’autre partie signataire ( ARD : Alliance des Républicains
pour le Développement), n’est pas sans conséquence sur la
paix précaire qui prévaut à Djibouti.
Le risque d’un nouveau conflit n’est pas loin. D’autant plus
que cette situation a incité plusieurs dizaines de jeunes (y compris
des militaires) à rejoindre le FRUD qui maintient des combattants au
Nord et au Sud Ouest du pays.
La tenue d’un important séminaire du FRUD à la mi-septembre
2005 (regroupant des combattants, des cadres et des dirigeants) dans le Nord
de Djibouti appelant au rassemblement des forces démocratiques et à
l’intensification des luttes multiformes contre la dictature de Guelleh
constitue à la fois un encouragement aux forces de l’opposition
et un défi pour le pouvoir
Ce dernier, ne cesse de son côté d’obliger
les militaires à mener des expéditions surtout dans les régions
Nord pour empêcher la réorganisation et le renforcement du FRUD.
Quelques accrochages dont certains meurtriers ont eu lieu entre les combattants
de cette organisation et les soldats réguliers depuis ces deux dernières
années.
Les civils restent les principales victimes de cet environnement dangereux .De
centaines de personnes fuyant les persécutions des soldats gouvernementaux
ont rejoint entre 2005 et 2006 les milliers de réfugiés déjà
installés en Ethiopie et qui se trouvent dans des conditions très
difficiles, toujours en quête du statut de réfugié.
Les effets de cette crise se font sentir sur la situation sanitaire des habitants
du Nord et du Sud Ouest où les ONG sont interdites d’accès.
Une épidémie de choléra a fait en quelques jours une vingtaine
de victimes à Yoboki et à Hanlé (district de Dikhil) au
début Janvier 2007.
TENTATIVE DE RASSEMBLEMENT DE L’OPPOSITION
Face à cette situation explosive, une partie de l’opposition
légalisée privée de moyens d’action, des représentants
de l’organisation politico-militaire cible de tous les ratissages et des
associations de la diaspora djiboutienne de plus en plus nombreuse et active
se sont réunis à Paris le 22 Juillet 2006. Quelques dirigeants
de l’opposition ont renoncé aux derniers moments à participer
à la conférence, par crainte de la répression du régime.
Les participants qui ont exploré les voies et moyens
pour la sortie de crise en République de Djibouti ont adopté l’Appel
du 22 Juillet de Paris prônant entre autres un dialogue national, la tenue
d’une conférence nationale , et la mise en place d’un mécanisme
de transition.
L’Appel a été soumis aux forces démocratiques,
aux acteurs sociaux, aux associations et aux syndicats pour permettre le plus
large rassemblement.
Cet Appel peut être entendu par la population djiboutienne
toutes catégories sociales confondues, que trente années d’une
dictature mafieuse ont rendue exsangue.
En dépit de flux financiers générés par la présence
des bases militaires (françaises et américaines) et des proclamations
tapageuses d’Ismael Gelleh de faire de Djibouti le Dubaï de la Corne
d’Afrique, la paupérisation s’étend à des catégories
sociales jusque là épargnées (Instituteurs, professeurs,
employés dont beaucoup ont déjà pris le chemin de l’exil)
et une pré-famine s’installe dans certaines régions.
L’introduction de certaines sociétés de Golfe Arabique dans
l’opacité la plus totale dans les secteurs importants de l’économie
de Djibouti comme le Port et l’Aéroport participe plutôt
d’une prédation mafieuse au détriment des intérêts
du pays et de la Région.
Le désir de changement a des échos jusqu' au sein du régime
qui commence à donner des signes de déliquescence et où
se font jour des mécontentements.
Les commerçants, même ceux qui sont réputés comme
étant le pilier du système
commencent à perdre patience tellement ils sont asphyxiés par
une oligarchie familiale.
Même la majorité des ministres, se sentent marginalisés
par des interventions de proches parents du Président et son épouse
Kadra Mahmoud qui impose ses proches à des postes clés.
Mais incontestablement, c’est l’affaire Borrel (magistrat coopérant
français assassiné à 60 km de Djibouti en Octobre 1995)
qui dérange le plus le Président Ismael Guelleh, accusé
d’avoir commandité l’assassinat de ce coopérant.
Les mandats d’arrêt internationaux émis par la Justice française
à l’encontre de deux hauts dignitaires du régime :
monsieur Hassan Saïd dit Modobé, chef de la Sécurité,
et monsieur Djama Souleiman, Procureur Général de la République
pour subornation des témoins dans le cadre de l’affaire Borrel,
ont fortement ébranlé l’homme fort de Djibouti.
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