Darfour : il s'agit bien du pétrole
Chabha Bouslimani
Sanctions américaines contre le Soudan
L'Union africaine et la Ligue arabe, quel rôle
au Soudan ? Les pressions internationales se multiplient pour contraindre le
gouvernement soudanais à appliquer la résolution du Conseil de
sécurité, votée le 30 août, et prévoyant le
déploiement d'une force de l'ONU, en remplacement des troupes africaines.
Le président américain George Bush a renforcé, le 13 octobre,
les sanctions contre Khartoum, par l'interdiction de toute transaction liée
aux activités pétrolières et pétrochimiques.
Le président en exercice de l'Union africaine, Denis
Sassou N'Guesso, a qualifié la situation au Darfour de «préoccupante»,
alors que le mandat des soldats de l'UA a été prorogé jusqu'à
fin 2006. Si, à Paris, des personnalités médiatiques dénoncent
ce qu'elles définissent déjà comme «le 1er génocide
du XXIe siècle», des voix africaines, et non des moindres, parlent
d'«arabisation forcée au Darfour». Une lecture délibérément
ethniciste ?
La volonté de l'administration américaine de
remodeler le Soudan ne date pas de la crise du Darfour qui a éclaté
en 2003. Elle remonte à la première guerre du Golfe en 1991, le
Soudan étant ciblé pour ses positions pro-irakiennes et accusé
de détenir des missiles irakiens de longue portée, susceptibles
d'atteindre Israël.
Une usine de lait en poudre infantile sera bombardée
au lieu et place d'une hypothétique fabrique d'armes chimiques. Ensuite,
ce pays fut accusé d'abriter des bases terroristes. Le blocage, en 1997,
de tous les avoirs du gouvernement soudanais aux Etats-Unis ne suffira pas à
faire tomber le régime. Nul n'ignore le prix payé en nombre de
morts et de destructions par l'Irak, simplement soupçonné de détenir
d'introuvables armes de destruction massive. Des morts, qui comme celles du
Liban ou de la Palestine n'ont guère ému certains procureurs du
TPI, activant pour traduire en justice les responsables soudanais.
Le prétexte invoqué aujourd'hui par les faucons
de la Maison-Blanche pour étendre leur influence est évidemment
humanitaire. Un bilan de plus de deux cent mille morts et de deux millions de
réfugiés au Darfour interpelle, bien sûr, toutes les consciences,
à moins d'être aveugle. Pourtant, les énormes enjeux stratégiques,
pétroliers en particulier, dans ce pays, convient à une lecture
et des solutions de paix se préoccupant davantage de l'avenir et de la
résolution réelle des conflits.
Premier constat : la réunion extraordinaire du Conseil
de paix et de sécurité de l'Union africaine, le 20 septembre,
a prorogé le mandat de la Force africaine (AMIS) jusqu'à la fin
de l'année 2006 au Darfour. Pourquoi la résolution 1706 s'est-elle
empressée de substituer l'UA, plutôt que de la renforcer ? Et pourquoi
des Etats africains ambitionnant un rôle continental ne s'impliquent-ils
pas davantage dans l'appui à la mission au Conseil de paix africain ?
Autre interrogation : comment expliquer les pressions des ONG dénonçant
le plan du gouvernement soudanais qui vise à déployer plus de
15 000 hommes au Darfour ? Ainsi, ce gouvernement, accusé de laisser
les milices éradiquer la population, est suspecté dès qu'il
tente de rétablir un minimum d'autorité. Donc, ce sont bien les
institutions soudanaises qui sont remises en cause. Or, si le gouvernement soudanais
refuse le déploiement des Casques bleus, il n'a d'autre choix que de
prêter son concours ou de se faire assister par les Forces africaines
d'interposition. Et là, le continent africain ferait preuve, réellement
preuve, de sa capacité et volonté politique à gérer
ses conflits, imposer la paix, au lieu des sempiternelles interventions étrangères,
tant dénoncées par les africanistes : des interventions qui, du
reste, n'ont fait qu'exacerber la situation dans les zones de conflit.
La prochaine réunion du Comité des sages, regroupant
le Sénégal, le Nigeria et le Congo, avec Omar El Bachir sera un
test. Pour l'heure, seule la Chine a apporté son soutien à l'UA
en remettant un chèque d'un montant de 1 000 000 dollars pour les opérations
de maintien de la paix au Darfour. Amr Moussa, secrétaire général
de la Ligue arabe, a exhorté les membres de l'organisation à assumer
leurs engagements. La Ligue, pour rappel, s'est abstenue lors du vote de la
résolution 1706. Que des intellectuels africains montent au créneau
pour dénoncer la duplicité de la Ligue, réclamant, comme
ils le soulignent, une intervention de l'ONU en Palestine, et la récusant
au Soudan, ne surprend guère.
Mais la hiérarchisation des victimes, au nom d'une appartenance,
négro-africaine ou arabo-africaine, n'aide ni la cause humaniste ni le
règlement des problèmes. Plus grave, fustiger le Monde arabe au
moment où il subit les pires agressions collectives de son histoire,
et réduire la question du Darfour à une opération d'«arabisation
forcée», cela revient à entretenir des grilles de lecture
raciales confortant le discours dominant, de ceux précisément
qui hiérarchisent les souffrances des victimes.
A l'exemple des initiateurs de la manifestation de Paris, qui
ont défendu toutes les dernières guerres américaines au
Proche-Orient et souhaitent créer un point de fixation nouveau anti-arabe
en instrumentalisant, hélas, le drame des Soudanais. Qu'on le veuille
ou non, les pressions sur le Soudan ont aussi l'odeur du soufre et du pétrole.
«Le cordon pétrolier africain aujourd'hui ne s'étend pas
seulement du golfe de Guinée aux confins du lac Tchad. Il a désormais
des prolongements nilotiques, le Soudan étant en passe de devenir un
producteur substantiel d'or noir. Il n'est d'ailleurs pas exclu que le génocide
en cours dans le Darfour s'explique lui aussi, en très grande partie,
par la perspective d'exploitation du pétrole dans cette région.
En l'absence d'un cadre politique solide et légitime, et face aux réalités
d'une souveraineté fortement limitée, les gouvernements locaux
peinent à imposer des conditions aux multinationales dans l'exploitation
des ressources naturelles locales», souligne Achille Mbembe.
Il n'est pas exclu, rappelle-t-il, que les pays de l'arc pétrolier
africain (du golfe de Guinée aux pays nilotiques) «soient, dans
un avenir pas tout à fait éloigné, petit à petit
aspirés par le tourbillon […] Les luttes de pouvoir et les conflits
autour de la captation, du contrôle et de la répartition des ressources
rares». En conclusion de son étude, ce chercheur note aussi : «Comme
à l'époque de la traite de l'ivoire et sous la colonisation, une
relation globalement négative existe désormais entre l'exploitation
des matières premières et le développement humain en Afrique.
Si l'on ne brise pas le lien, assure-t-il, entre corruption, extraction et militarisation,
l'exploitation des richesses africaines sera, de plus en plus, un réel
facteur de génocide.» Et d'en appeler à un véritable
débat sur l'extraction des matières premières.
Il s'agit bien d'une guerre pour le contrôle du pétrole,
et la construction d'oléoducs est au cœur de ces enjeux, affirme
Elizabeth Struder. «C'est le cas de l'ouverture de l'oléoduc Tchad-Cameroun,
où sont impliqués les intérêts des firmes transnationales
Total, pour la France, CNPC pour la Chine, Pétronas pour la Malaisie,
Lundin pour la Suède, OMV pour l'Autriche, Talisman pour le Canada et
Exxon Mobil pour les Etats-Unis. Ce pipeline doit passer par le Darfour et entre
dans la logique d'éviter les zones à risques et arabes en particulier.
De son côté, l'Inde envisage également un oléoduc
qui passera dans cette région d'Afrique, celui prévu par les firmes
ONGC et Reliance Petroleum en accord avec le Soudan.»
Parmi les différents groupes qui composent les milices
du Sud, «l'administration américaine a particulièrement
favorisé ceux qui revendiquent la sécession», estime-t-elle.
Un certain nombre de «missions chrétiennes», bénéficiant
d'importants soutiens financiers aux Etats-Unis, «s'efforcent depuis plusieurs
années d'alimenter la haine raciale contre les «Arabes».
Non seulement le gouvernement américain «a fourni entraînement
militaire, armes et argent à l'APLS mais il a aussi accordé son
soutien au «Mouvement pour la Justice et l'Egalité» [JEM]
basé au Darfour. Le JEM est lié au fondamentaliste Al Tourabi».
Certes, ces enjeux et les plans stratégiques ne seraient
guère réalisables avec des Etats et des régimes aptes à
gérer leur développement et leur projet d'Etat national, mais
le conflit soudanais, qui ne diffère pas fondamentalement de celui vécu
en Angola, au Congo, en Sierra Leone, interpelle plus que jamais une Afrique
et un Monde arabe soucieux de leur destin futur.
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