Bush au Sénégal Pour une poignée de dollars
Pour une poignée de dollars promise, j'ai vu la République se
prostituer des jours durant dans les rues et les palais de la
capitale, offrant impudemment ses charmes les plus secrets au maître
yankee et à sa valetaille arrogante. J'ai vu un chef d'Etat réputé
intraitable se faire dicter par l'hôte du jour les règles du
protocole, les membres de son gouvernement ainsi que les représentants
du peuple forcés de marcher à la queue leu leu comme des écoliers
débutants pour accéder aux tribunes officielles, tandis que le
ministre de l'Intérieur en personne devait bander les muscles pour ne
pas se faire fouiller comme un vulgaire malfrat, en terre sénégalaise,
par des agents de police étrangers emmurés derrière leurs lunettes
noires, inscrivant par ce «geste héroïque» son nom sur toutes les
lèvres. J'ai vu, comme dans un horrible cauchemar, l'île mémoire de Gorée dont les rochers du côté de la porte sans retour renvoient certains soirs en écho les hurlements de ceux qu'on arrachait à leur terre et à leur chair renouer le temps d'une matinée avec les chaînées humiliantes d'antan, les enfants et les vieillards terrorisés parqués au soleil implacable de juillet, et des chiens farouches tenus en laisse par des garde-chiourmes hideux troubler le repos des ancêtres en souillant les autels sacrés. Que leurs aboiements hargneux ne rappellent-ils la chasse funeste aux nègres marrons rougissant de leur sang insoumis les cotonneraies de Virginie ! J'ai vu, bien après le départ des maîtres honnis, un convoi d'officiers de l'armée et de la gendarmerie fendant à la hauteur de Soumbédioune la circulation à coups de sirènes, que la foule regardait avec une colère à peine contenue, pour avoir laissé sans sourciller leurs tenues d'apparat servir de serpillière à de vulgaires troupiers Us. J'ai vu encore, mais peut-être n'était-ce qu'une hallucination née de la douleur, pour quelques billets verts incertains, j'ai vu saigner le coeur fier d'un peuple dont on vendait à la criée l'honneur et la dignité et emporter les enchères un bourreau à moitié frappé de débilité venu du Texas, descendant direct des négriers sans foi ni loi qui ont saigné pendant quatre cents ans notre mère Afrique. Et j'ai alors pensé en mon for intérieur que je ne pourrai jamais pardonner aux bouffons à qui nous avons si imprudemment confié notre destin de nous avoir imposé ce western répugnant où l'on voit une nation qui n'a jamais courbé l'échine marquée au fer rouge d'une si infamante flétrissure. Qu'avons-nous réellement à attendre de cette Amérique-là ? «Bush, l'Africain», «Un indomptable semeur de paix», titrait le quotidien Le Soleil dans son édition spéciale du lundi 7 juillet 2003. Dans quelle encre corrompue faut-il donc avoir trempé sa plume pour écrire pareilles inepties ? Quelle sensibilité vis-à-vis de notre continent peut avoir un homme d'une telle inculture politique et historique, élu par défaut dans ce qui passe pour la plus grande démocratie du monde, et dont l'éducation, l'idéologie ultra-conservatrice et les élucubrations sur une Amérique blanche, protestante et élue de Dieu ne dépareraient point dans les rangs du Ku Klux Klan ? Un «partenariat
sur le socle des libertés», indiquait encore en première page le même
organe au lendemain du départ du président américain ! De quelles
libertés donc s'agit-il ? Commençons par les Etats-Unis ou Bush
gouverneur s'est sinistrement illustré par l'application systématique
de la peine de mort, «solution finale» pour abréger la déchéance des
couches les plus pauvres du pays, noirs et hispaniques notamment,
plutôt que de travailler par une politique sociale hardie à les sortir
du ghetto économique, politique et culturel dans lequel pourrissent la
plupart d'entre eux. Et entre mille autres attentats inacceptables aux
droits élémentaires des gens, qui ne se souvient pas du guinéen Amadou
Diallo, au corps pulvérisé de 41 coups de feu dans un immeuble de New
York par quatre policiers assoiffés de sang, pour un simple
portefeuille qu'il tirait de sa poche ? Et que dire, à l'extérieur des Etats-Unis, de la guerre coloniale entreprise contre l'Irak et de l'occupation d'un pays souverain au mépris de toutes les lois internationales et des résolutions répétées de l'Organisation des Nations-Unies, justifié par ce qui s'est révélé aujourd'hui comme le plus odieux mensonge de l'histoire moderne : la présence d'«armes de destruction massives», qui n'a été attestée nulle part trois mois après la chute de Bagdad et de Saddam Hussein, dût-on assécher le Tigre et l'Euphrate ?
Poétiquement pour continuer la saga des Bush, inaugurée par le père
lors de la première guerre du Golfe, plus prosaïquement pour s'emparer
des puits de pétrole de Bassora et de Kirkouk, prendre pied dans une
région où depuis la désagrégation de l'Union soviétique et la chute du
Mur de Berlin se joue l'avenir géopolitique de l'humanité, on a
déversé des milliers de tonnes de bombes sur une population innocente
déjà éprouvée par trente ans de dictature implacable, laissé des
snipers se croyant dans des salles de jeu vidéo tirer comme des lapins
des femmes, des enfants et des vieillards, organisé le pillage puis
l'incendie de la bibliothèque de Bagdad avec ses cent mille pièces
uniques et foulé aux pieds partout ailleurs, en même temps que les
terres sacrées de Nadjaf et de Karbala, les richesses culturelles
inestimables d'un pays qui est véritablement le berceau de notre
civilisation. Mais que signifie pour un Gi's américain
semi-analphabète, négro des bas-fonds de Harlem ou latino frais
naturalisé rescapé des barbelés de la frontière mexicaine (certains
ont reçu la nationalité américaine «à titre posthume», sur leur
cercueil rapatrié d'Irak), incapable de faire la différence entre un
vase sumérien multimillénaire et un pot à jeter de milk-shake, que
signifie vraiment le nom de la Mésopotamie, «Pays des Deux-Fleuves»,
creuset des civilisations sumérienne, babylonienne, assyrienne, perse,
grecque, parthe, sassanide et islamique ?
Qu'est-ce donc qu'un américain, dont le plus lointain sentiment
d'appartenance à ce qui ne pouvait même pas être encore appelé une
nation remonte au mieux à l'épopée des Pilgrim's Fathers du Mayflower
(1620), autant dire cinquante siècles après les premières cités de
l'époque d'Ourouk, peut-il apporter à ce peuple-là ? Des canettes de
Coke et du corned-beef survitaminé ?
Est-ce donc pour ces crimes de guerre aussi abominables que ceux
commis naguère au Vietnam rasé sous les flots de napalm et de
défoliants, les assassinats commandités à Panama et au Nicaragua et en
prévision de tous les forfaits prochains que commande inévitablement
un impérialisme triomphant que l'Amérique insolente tord la main à ses
«partenaires» les plus faibles pour leur faire renier leurs
engagements sur la Cour Pénale Internationale ? J'ai d'ailleurs très peu goûté la blague présidentielle du «grand gaillard» sénégalais dépannant Amstrong sur la lune, parce que j'estime que nous en avons assez d'être les «mécaniciens» et les éboueurs du monde et que plutôt que de mendier la régularisation de nos sans-papiers terrés dans les trous à rats du Bronx, il est temps pour nous de réclamer la place qui nous revient de droit à la Silicon Valley. Georges Bush, de toute façon, n'est pas venu en Afrique ni
pour nos personnes vivant avec le VIH, contre lesquels il a défendu à
Pretoria les droits des multinationales pharmaceutiques au monopole
sur les brevets des médicaments, au moment même où le Sénat américain
rognait sur l'enveloppe destinée à lutter contre l'épidémie, ni pour
secourir le coton malien contre les scandaleuses subventions fédérales
qui l'étouffent. Que l'on se rassure, je n'ai nullement la tentation de refaire l'histoire, mais je ne veux pas non plus qu'elle se répète. Des dizaines de millions de nègres transportés à fond de cale, morts dans les razzias ou jetés aux requins pour faire la prospérité de l'Amérique, cela suffit ! Des générations de Sénégalais, pour ne considérer que notre histoire récente, se sont battues avec acharnement pour ne pas baisser la tête devant l'ancienne puissance coloniale, jusqu'au martyre à plus d'un titre symbolique de Oumar Blondin Diop dans les geôles de Gorée. En souvenir de toutes les souffrances de ma race et tous ses sacrifices, je proclame qu'il eût été préférable de laisser le peuple sénégalais mourir mille fois de faim plutôt que de lui réapprendre la servilité sous la baguette tordu du fantôme putréfié de l'oncle Tom. Par : Ousseynou KANE Chef du département de Philosophie - Faculté des Lettres et Sciences humaines |