Les «  Noirs » et le National-socialisme.

Professeur Maguèye Kassé
Université cheikh Anta Diop de Dakar Sénégal
(article paru dans la revue Aujourd'hui l' Afrique n°101)

Traiter d’un sujet pareil aurait pu étonner, il y a quelques années encore, dans la mesure où peu de chercheurs en Allemagne tout comme dans le reste du monde s’étaient intéressés, jusqu' à une période récente, à cette question à la fois dans sa dimension culturelle, économique et politique. Le grand public qui, souvent, a été abreuvé d’images d’atrocités que le fascisme hitlérien a suscitées et semées dans ses entreprises inhumaines, ignore qu' une politique de négation barbare de toute dignité humaine a été également appliquée aux Africains que les fascistes, de manière ouvertement raciste, traitaient de « Noirs » ou de « Nègres ». Cette symbolique négative, dans l’imaginaire collectif allemand depuis le moyen âge, liée à la couleur a fait, du reste, l’objet de nombreuses recherches des germanistes africains. (1)
Certains universitaires africains ont, par ailleurs, dans les années 1970-1980, consacré des thèses et des recherches également aux plans ourdis par Hitler et les milieux d’affaires allemands qui l’ont soutenu pour reconquérir, d’une part, les anciennes colonies allemandes en Afrique perdues à la suite de la défaite de 1918 et du traité de Versailles, traité que Lénine qualifiait de partage de brigands. Cette idée avait déjà été agitée pendant la République de Weimar, au nom d’une meilleure mission civilisatrice allemande. Dans leurs plans de reconquête coloniale, les fascistes allemands ont, d’autre part, tenté une jonction avec l’Afrique du sud, à la conquête de nouveaux marchés et de justifier, voire de perpétuer une politique de ségrégation raciale et de liquidation physique des Africains combattants pour la liberté. Rappelons que les premiers camps de concentration n’ont pas vu le jour en Allemagne fasciste mais bien dans le sud ouest africain( aujourd’hui Namibie) sous domination allemande à la fin du 19ème siècle et au début du 20ème à la suite du génocide perpétué sur les Hereros. La guerre de libération des Hereros commencée en janvier 1904 se termina en 1906 par la mort de dizaines de milliers de combattants africains avec l’ordre d’anéantissement et d’élimination physique des Africains délivré par le Général Lothar von Trotha. La fameuse inscription que les prisonniers et visiteurs des camps de concentration installés en Allemagne fasciste pouvaient lire, «  Le travail libère », et qui devait justifier le quotidien misérable des détenus soumis aux pires conditions de travail dans les camps de la mort, avait déjà eu son antécédent quand les travailleurs africains étaient soumis au travail forcé et à l’exploitation mutilante et à mort dans le sud ouest africain et notamment à Windhoek. Le funeste slogan en était « Suum Cuique ». L’administration coloniale allemande avait déjà, en effet, introduit, bien avant les Lois de Nuremberg de 1935, la ségrégation raciale dans les colonies.
Dans l’ensemble et en dehors de certains historiens et chercheurs germanistes, on sait très peu de choses des conséquences de la présence coloniale allemande en Afrique et de celle de la minorité africaine qui, d’une manière ou d’une autre, ont émigré en Allemagne sous l’ère wilhelmienne avant et après 1918 ou à la suite de la naissance de la République de Weimar. Certains même y sont venus dès 1899 de l’Amérique pour étudier à Berlin. C’est le cas, par exemple, de W. B. Du Bois.
Le rejet de la présence de l’Africain ou disons plus simplement de tout ce qui s’apparentait au »Noir », dans l’imaginaire collectif allemand « conforté » dans la réalité coloniale s’est matérialisé de différentes manières. IL a nourri beaucoup de préjugés, qui ne sont certes pas propres à l’espace germanophone, mais qui n’en ont pas moins connu des spécificités dont la langue allemande rend largement compte
(2). La sémantique nationale socialiste a largement puisé et s’est nourrie de ce substrat linguistique et culturel, préparé par le nationalisme allemand et amplifié après la défaite de 1918 et l’occupation de la rive gauche du Rhin par des troupes coloniales françaises parmi lesquelles il a privilégié le fait noir. N’a –t-on pas disserté, lors de cette occupation et jusqu' au Parlement de la « honte noire » sur le Rhin avec d’intenses campagnes xénophobes, de calomnies répandues sur les Africains de toutes provenances géographiques (Malgaches, Africains du Nord, du Sud du Sahara) et au-delà sur tout ce qui est « basané ». Depuis peu, on en sait davantage, dès l’arrivée au pouvoir de Hitler sur les campagnes de stérilisation forcée des enfants allemands issus de relations sexuelles « coupables » ou de « souillure » entre la race pure des Allemandes, dont certaines seraient violées par des hordes noires, et les soldats noirs stationnés en Allemagne(3). Ces campagnes on débuté avec les Lois sur la protection du sang et de l’honneur allemands de 1935, appelées Lois de Nuremberg. (Le gouvernement du Chancelier Adenauer n’a pas voulu, après 1949 et du reste, prendre en considération la question des réparations pour les préjudices subis par les survivants).
La diaspora africaine en Allemagne fasciste a connu des fortunes diverses. D’abord les films de propagande coloniale dont Carl Peters, Quaxé in Afrika, Wasser für Kanitoga, zwischen Hamburg und Tahiti, Der Stern von Rio étaient parmi les plus connus dans leurs titres allemands, avaient besoin de figurants noirs pour obtenir plus d’authenticité Cette possibilité était doublement intéressante. Elle assurait la survie pour les acteurs et permettait aux Africains de vaincre ensemble et psychologiquement le sentiment de peur et de crainte qui les habitait constamment. Ce moyen de faire gagner leur vie aux figurants africains permettait, par ailleurs, à la propagande nazie de se dédouaner à bon compte dans l’opinion publique quant à la nécessité de reconquérir des colonies et à la justification de la supériorité raciale des Aryens. Hitler n’avait – il pas réclamé en mars 1936 au Reichstag le retour des colonies, un an après la promulgation des « Lois de Nuremberg » ? Tout comme dans les films de propagande nazis où les Africains gagnaient péniblement leurs vies comme figurants et acteurs de la célébration des bienfaits de la « mission civilisatrice » de l’Allemagne wilhelmienne, certains n’avaient d’autres ressources pour survivre que de se plier aux clichés nés de l’imaginaire collectif allemand (danseurs de cabaret, serveurs, grooms ou autres).
Cette situation, somme toute précaire, en fonction de la demande, n’atténuait en rien les pires tracasseries administratives auxquelles les Noirs étaient soumis.
Rappelons le cas de ces »aides linguistiques «  à Hambourg ou à l’université de Berlin dans les » instituts d’étude orientale » qui servaient à enseigner les langues africaines à la future administration allemande dans les colonies et aux militaires en préparation du retour colonial de l’Allemagne fasciste en Afrique. Le sort de ces « aides » ne fut pas plus enviable dans leur quotidien. Les difficultés d’existence des Africains tournaient également autour de leur statut juridique avec
-la perte de la citoyenneté ou de sujets de l’empire obtenue du fait de la colonisation sous Guillaume II ;
-leur statut d’apatrides dont la Société des Nations ne s’est guère occupé efficacement ;
Ces tracasseries rendaient naturellement difficile et humiliant le quotidien des Africains et des Noirs (sujets des expositions coloniales itinérantes de Hagenbeck, glorifiant la colonisation allemande
(4). Martin Bohrmann dans une note circulaire du 7 novembre attirait l’attention des autorités administratives sur la nécessité de ne pas susciter auprès de la population des sentiments hostiles vis-à-vis des Africains qui pourraient être frustrés, ce qui pourrait compromettre les visées impériales futures du régime. La situation difficile des Africains ne s’arrêtait cependant pas à ces mises en garde.
Il s’y ’ajoutait en effet et progressivement les poursuites policières et l’internement dans les camps de la mort en application des Lois de Nuremberg pour des mariages et/ou des liaisons avec des Allemandes. Le cas de Bayume Mohammed Hussein, venu d’Afrique orientale et installé à Hambourg puis à Berlin est illustrant. Ancien soldat de l’armée allemande pendant la première guerre, médaillé militaire pour héroïsme et faits de guerre, il fut lui aussi « oublié » de la pension à laquelle il avait droit tout comme aujourd’hui les « anciens Tirailleurs sénégalais » et l’injustice qui les frappe de la part de presque tous les gouvernements français de la 5ème République à maintenant. Hussein est mort en déportation ;
L’état actuel de nos recherches dans les archives allemandes ne nous a pas encore permis de déterminer le nombre exact des victimes africaines d’un holocauste dans les camps appliqué aux Africains. Certaines sources évoquent des expériences médicales tentées sur des Africains dans des camps de la mort. « La défaite de la France et de l’occident en 1940  n’avait pas d’abord rendu uniquement, comme l’affirme Senghor en 1949, »stupides,les intellectuels nègres »
(5). Certains d’entre eux n’ont pas seulement été internés en France occupée dans des camps prévus à cet effet pour « des prisonniers coloniaux ».Beaucoup d’entre eux ont été massacrés en France en même temps que les Français, pendant que d’autres avaient rejoint la résistance. Capturés, les nazis ont essayé, sans succès, du moins en l’état actuel de nos recherches, de les gagner à leur cause au nom de la lutte contre les « terroristes ». Ce phénomène n’était d’ailleurs pas nouveau dans la mesure où , des prisonniers de guerre coloniaux de la première guerre mondiale, avaient été internés à Berlin dans le Mark. Les Allemands avaient trié les musulmans prisonniers pour les gagner à leur cause dans des tentatives de récupération par la croyance religieuse .Un camp avait été érigé à cet effet de 1916 à 1924.
L’échec des tentatives de retournement des prisonniers africains a conduit les nazis à les envoyer dans les camps de concentration, en particulier et selon l’état de nos recherches à Sachsenhausen et à Neuengamme près de Hambourg. Nous avons pu, grâce à des visites et recherches dans ce dernier camp, identifié des Sénégalais, des Congolais, des équato-guinéens et des Ivoiriens qui ont décrit dans le détail, pour l’un des survivants que nous avons interviewé, les conditions particulièrement atroces dans ces camps qui recevaient, en particulier, des prisonniers communistes, entre autres, ou considérés comme les plus dangereux pour faits de résistance.

Ce chapitre largement ignoré commence à être ouvert par les chercheurs africains et allemands et au delà par des écrivains et cinéastes (6).Les archives de la gestapo, à Berlin comme à Hambourg, risquent de réserver aux chercheurs bien des surprises sur ces faits largement méconnus encore de la recherche historique sur le fascisme(7).

1)Cf. Maguèye Kassé l’image du Noir dans la littérature allemande 1870-1933. Université Paris VIII - FRANCE. Thèse de 3ème cycle soutenue à l’université Paris 8 sous la direction du Professeur Gilbert Badia 1980
2) Ibid. Voir en particulier toute la définition du « Noir » à partir de termes comme Der Schwarze qui signifie aussi le diable ou Der Mohr avant der Neger. Cf. également Maguèye Kassé Le personnage du Noir tel qu' il apparaît dans les dictionnaires et encyclopédies entre 1863 et 1955 in Négritude et germanité, l’Afrique noire dans la littérature d’expression allemande .Actes du douzième congrès de l’Association des Germanistes de l’Enseignement Supérieur A.G.E.S Dakar 12-15 avril 1979
3)Voir l’excellent ouvrage de Rainer Pommerin, « Sterilisierung der Rheinlandbastarde ». Das Schicksal einer farbigen deutschen Minderheit 1918-1937, Düsseldorf 1979.
4) Voir à ce sujet l’excellent ouvrage collectif Zoos humains, de la Vénus hottentote aux reality shows, sous la direction de Nicolas Bancel, pascal Blanchard, Gilles Boetsch, Eric Deroo, Sandrine Lemaire, Editions La découverte,textes à l’appui/Histoire contemporaine, Paris 2002 .
5)Léopold Sédar Senghor,le message de Goethe aux nègres nouveaux, in : Hommage de l’Unesco pour le deuxième centenaire de sa naissance Unesco, Paris 1949, p.157.
6)Voir l’excellent ouvrage de vulgarisation après un documentaire tourné sur le sujet de Serge Bilé : Noirs dans les camps nazis, Le Serpent à plumes, 2005.
7)Voir également : Maguèye Kassé, Afrikaner im nationalsozialistischen Deutschland in Utopie Kreativ, Mai/ Juin 2000, Berlin ,p.501.
Maguèye Kassé, Erinnerung für die Zukunft, in Zwischen Charleston und Stechschrift: Schwarze im Nationalsozialismus, Dölling und Galitz Verlag, Hamburg, 2004, p.730.

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