Afrique du Sud, le temps des ruptures

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Pallo Jordan

Intellectuel raffiné et orateur très apprécié des médias sud-africains, Pallo Jordan est un vétéran de la lutte contre l’apartheid. Il a 20 ans en 1962 lorsqu' il quitte l’Afrique du Sud pour étudier aux États-Unis, où il noue des liens avec la direction de l’ANC en exil. Il débarque en Angola peu après l’indépendance, en 1975, chargé de former les recrues d’Umkhonto we Sizwe, la branche armée de l’ANC.
Pallo Jordan dirige en même temps la Radio Freedom qui émet depuis Luanda.
En 1980, il prend la tête du département Information de l’ANC en rejoignant la direction du mouvement à Lusaka. Six ans plus tard, dans un parc naturel de Zambie, il participe aux premières négociations avec les hommes d’affaires blancs sudafricains, aux côtés notamment de Thabo Mbeki et de Chris Hani. Il suivra ces pourparlers à Dakar l’année suivante et enfin à Paris, en 1989.

En 1994, dans le premier gouvernement de l’Afrique du Sud post-apartheid, le militant devient ministre des Postes et des Télécommunications, puis de l’ Environnement et du Tourisme. Son esprit critique lui vaut alors un certain éloignement des centres du pouvoir exécutif. En 2004, il revient au gouvernement en tant que ministre de la Culture, une nomination saluée par le très dynamique milieu artistique sud-africain. Membre depuis 1985 du Comité national exécutif, le bureau politique de l’ANC, il est réélu en quatrième position à la conférence de Polokwane de décembre 2007, celle qui a vu le courant du président Mbeki se réduire comme peau de chagrin, ouvrant la voie à sa démission forcée. De cette crise, Pallo Jordan donne des clés de lecture fort utiles et dégage les tendances lourdes des prochaines années.

Comment l’ANC en est-il arrivé aux divisions auxquelles nous assistons aujourd’hui?

En 1994, quand nous sommes arrivés au pouvoir, il n’y avait pas une seule société d’État ou privée dirigée par un Noir. Aujourd’hui, il y en a une multitude dans tous les secteurs. Ces sociétés emploient des dizaines de milliers de gens qui sont membres ou sympathisants de l’ANC. À l’intérieur de l’ANC, on a donc, face à face, des patrons et des salariés. Il fallait et il faut analyser les conséquences d’une telle situation sur notre propre mouvement.
Malgré les appels répétés, la direction de l’ANC, dont je fais partie, a refusé de voir les conséquences de cette politique qui a profondément changé la société. Et cela nous explose aujourd’hui à la figure.

Vous avez parlé publiquement d’un « dialogue de sourds » à l’intérieur de l’ANC.

À cause de ce refus de regarder ce qui se passait, il s’est développé à l’intérieur de l’ANC plusieurs tendances prônant des stratégies différentes, comme celle du Parti communiste sud-africain (SACP) avec « Class Project 1996», et personne n’écoute l’autre. C’est ce qui s’est produit à la conférence de Polokwane (1), et qui a provoqué le départ de ceux qui ont formé ensuite le Congrès du peuple (Cope). Malgré cela, l’ANC continue à ne pas analyser la situation.

On sent beaucoup de tensions dans la société et une grande frustration des couches populaires.

Depuis 1994, un certain nombre de Noirs ont pu profiter des nouvelles opportunités et sont devenus très riches. Certes pas autant que les Blancs, mais ils dépensent beaucoup, de façon ostentatoire. Ils sont dans la consommation « people » et affichent leurs richesses de manière insupportable. Ils voient évidemment le monde très différemment de ceux qui ne peuvent pas profiter de cette situation, ceux qui, du fait du régime d’apartheid, n’ont jamais eu aucune éducation et ne peuvent saisir les opportunités offertes par la nouvelle Afrique du Sud. Il y a les millions de gens qui vivent dans les townships et les bidonvilles.
La différence de revenus entre les Noirs a atteint des proportions que nous n’avions pas prévues. Le dernier rapport de l’Onu sur l’habitat montre que les villes sud-africaines comptent parmi les plus inégalitaires au monde. Il y a aussi les couches moyennes, les salariés, les employés, les ouvriers et les cadres, ceux qui paient les impôts permettant de construire la nouvelle Afrique du Sud.
Ceux qui forment les rangs des syndicats et sont frustrés et mécontents. En témoigne l’actuelle grève des camionneurs.
Cette tension, l’ANC doit la prendre sérieusement en considération, la comprendre et s’en emparer. Parce que, encore une fois, si vous ne comprenez pas où se situe la source des tensions, vous ne pouvez pas les résoudre. Si vous continuez de dire que tout va bien, que vous êtes les meilleurs parce que vous avez construit deux millions de maisons depuis 1994…
Oui, bien sûr, nous avons fait cela, mais !

Peut-on dire que, depuis la conférence de Polokwane, l’ANC a pris un virage à gauche?

La facilité serait de dire, comme beaucoup d’observateurs, analystes ou de journalistes, que le SACP et la Cosatu dictent la politique de l’ANC. Il est également facile de dire qu' il y a une aile gauche et une aile droite. Je ne pense pas que le SACP et la Cosatu aient une position plus forte depuis Polokwane. En réalité, les dirigeants ou membres de l’ANC qui pouvaient être identifiés comme représentant sa droite ont décidé de partir. Reste ce qu' on appelle rapidement la « gauche » de l’ANC, en réalité ceux qui, au centre et à gauche, n’ont pas quitté l’organisation. En termes de poids réel du centre et de la gauche, je dirai que la gauche a plus de poids. Mais il ne s’agit pas d’un virage.

L’ANC est fortement discrédité par les affaires de corruption. Comment expliquez- vous ce phénomène et que peut-il faire pour le contrer ?

Avant la fin de l’apartheid, appartenir à l’ANC demandait des qualités de courage, de loyauté. après 1994, l’ANC est devenu une chance pour toutes sortes d’opportunistes étrangers à ces valeurs. Ensuite, la fin de l’apartheid a signifié pour un grand nombre de personnes l’accès à des possibilités d’ascension sociale interdites jusquelà.
On trouve donc à tous les niveaux des gens qui ne sont en rien impliqués dans la construction de notre pays mais qui défendent des intérêts personnels. Voilà d’où vient la corruption ! L’ANC est très conscient de ce problème et a mis en place des dispositifs, comme des critères de sélection dans l’administration et la Fonction publique. Mais, de toute évidence,cela n’est pas suffisant.
Sans nier l’étendue de la corruption aujourd’hui, ce n’est rien comparé au régime d’apartheid. Dès notre arrivée au pouvoir, par exemple, pour arrêter certaines pratiques, nous avons voté une loi obligeant tous les responsables, à quelque niveau que ce soit, à remettre à l’État chaque cadeau attribué dans un cadre officiel dépassant une certaine valeur.
Mais, bien sûr, les mesures ne sont bonnes que si elles sont appliquées.

L’ANC, mouvement de libération, est aujourd’hui un parti de gouvernement. Quelle différence ?

L’ANC est encore un mouvement de libération. Mais parce qu' il est, aussi, un parti de gouvernement, beaucoup d’aspects du mouvement sont, d’une certaine manière, laissés de côté. Les structures de l’ANC avec les symboles, les actions, les valeurs du mouvement de libération existent dans tout le pays et interviennent dans tous les secteurs de la société. Je ne pense pas qu' il serait bon que le mouvement de libération disparaisse.
L’ANC doit rester une combinaison des deux.

Quelle évaluation faites-vous du Black Economic Empowerment (BEE), la politique de développement du « capitalisme noir » ?

Le BEE comme l’Affirmative Action sont des tentatives de « déracialiser » l’économie et son contrôle. Nous avons dû négocier pour arriver aux élections de 1994 et mettre fin au régime d’apartheid.
Elles se sont restructurées de manière à répondre aux obligations du BEE (prises de participation, formation de consortium mixte, etc.) mais sans perdre
le contrôle de l’économie. Elles ont ouvert au BEE les entreprises les moins rentables.
Beaucoup ont fait faillite deux ou trois ans plus tard alors que les emprunts avaient été faits auprès des mêmes capitalistes blancs. En réalité, le BEE n’a profité qu' à une poignée. La question est : le BEE sera-t-il efficace un jour, et quand ? Je pense qu' il faut prendre des mesures beaucoup plus radicales et contraignantes. Il y a une énorme résistance de la classe capitaliste blanche contre la « déracialisation » des richesses.

où en est la « construction de la nation » ? Que signifie aujourd’hui la nation « arc-en-ciel » prônée par Desmond Tutu, une image reprise dans le monde entier ?

C’est la question la plus difficile à résoudre. Il y a une « refascisation» organisée de la part des Blancs sud-africains depuis 1999.
Cela dit, au niveau symbolique, les drapeaux de l’apartheid ont complètement disparu, ce qui n’était pas le cas pendant un certain temps après 1994. Et l’hymne « Nkosi Sikele i Afrika » est chanté par la grande majorité de la jeune génération de Blancs. En termes de nouvelle nation sud-africaine, nous avons encore un long chemin à faire. Quant à la métaphore de la nation « arc-en-ciel », je dirai d’abord que l’arc-en-ciel est une illusion d’optique et, ensuite, que dans un arc-en-ciel chaque couleur reste à sa place. C’est une terrible analogie. Desmond Tutu aurait dû réfléchir avant de lancer cette idée.

Sommes-nous loin des attentes du mouvement de libération d’avant 1994 ?

Nous avons aujourd’hui le pouvoir politique, les opportunités que nous n’avions pas avant, l’électricité, l’eau, les libertés, la citoyenneté…
Mais nous voulions plus. Nous voulions une société complètement différente, une société complètement libérée. Nous avons une égalité « légale », inscrite dans la Constitution, mais pas «réelle». Nous avons une démocratie formelle qui bien sûr est meilleure que le système d’apartheid mais nous voulions plus que ça. Cela est très frustrant pour les masses populaires pauvres qui ont beaucoup donné pour la lutte et vivent toujours dans des conditions très difficiles, malgré les progrès faits depuis 1994. Mais les Blancs n’étaient pas et ne sont toujours pas prêts à reconnaître que leur richesse, leur très haut niveau de vie, un des plus élevés au monde, étaient dus à l’apartheid. Ils ont organisé la résistance aux transformations, au BEE, à l’Affirmative Action. N’oublions pas qu' ils contrôlent toujours l’économie.
Nous avons encore un long chemin à faire, pour reprendre les mots de Nelson Mandela.

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