Comment l’ANC en est-il arrivé
aux divisions auxquelles nous assistons aujourd’hui?
En 1994, quand nous sommes arrivés au pouvoir, il n’y avait pas
une seule société d’État ou privée dirigée
par un Noir. Aujourd’hui, il y en a une multitude dans tous les secteurs.
Ces sociétés emploient des dizaines de milliers de gens qui sont
membres ou sympathisants de l’ANC. À l’intérieur de
l’ANC, on a donc, face à face, des patrons et des salariés.
Il fallait et il faut analyser les conséquences d’une telle situation
sur notre propre mouvement.
Malgré les appels répétés, la direction de l’ANC,
dont je fais partie, a refusé de voir les conséquences de cette
politique qui a profondément changé la société.
Et cela nous explose aujourd’hui à la figure.
Vous avez parlé publiquement d’un «
dialogue de sourds » à l’intérieur de l’ANC.
À cause de ce refus de regarder ce qui se passait, il s’est développé
à l’intérieur de l’ANC plusieurs tendances prônant
des stratégies différentes, comme celle du Parti communiste sud-africain
(SACP) avec « Class Project 1996», et personne n’écoute
l’autre. C’est ce qui s’est produit à la conférence
de Polokwane (1), et qui a provoqué le départ de ceux qui ont
formé ensuite le Congrès du peuple (Cope). Malgré cela,
l’ANC continue à ne pas analyser la situation.
On sent beaucoup de tensions dans la société
et une grande frustration des couches populaires.
Depuis 1994, un certain nombre de Noirs ont pu profiter des nouvelles opportunités
et sont devenus très riches. Certes pas autant que les Blancs, mais ils
dépensent beaucoup, de façon ostentatoire. Ils sont dans la consommation
« people » et affichent leurs richesses de manière insupportable.
Ils voient évidemment le monde très différemment de ceux
qui ne peuvent pas profiter de cette situation, ceux qui, du fait du régime
d’apartheid, n’ont jamais eu aucune éducation et ne peuvent
saisir les opportunités offertes par la nouvelle Afrique du Sud. Il y
a les millions de gens qui vivent dans les townships et les bidonvilles.
La différence de revenus entre les Noirs a atteint des proportions que
nous n’avions pas prévues. Le dernier rapport de l’Onu sur
l’habitat montre que les villes sud-africaines comptent parmi les plus
inégalitaires au monde. Il y a aussi les couches moyennes, les salariés,
les employés, les ouvriers et les cadres, ceux qui paient les impôts
permettant de construire la nouvelle Afrique du Sud.
Ceux qui forment les rangs des syndicats et sont frustrés et mécontents.
En témoigne l’actuelle grève des camionneurs.
Cette tension, l’ANC doit la prendre sérieusement en considération,
la comprendre et s’en emparer. Parce que, encore une fois, si vous ne
comprenez pas où se situe la source des tensions, vous ne pouvez pas
les résoudre. Si vous continuez de dire que tout va bien, que vous êtes
les meilleurs parce que vous avez construit deux millions de maisons depuis
1994…
Oui, bien sûr, nous avons fait cela, mais !
Peut-on dire que, depuis la conférence de Polokwane,
l’ANC a pris un virage à gauche?
La facilité serait de dire, comme beaucoup d’observateurs, analystes
ou de journalistes, que le SACP et la Cosatu dictent la politique de l’ANC.
Il est également facile de dire qu' il y a une aile gauche et une
aile droite. Je ne pense pas que le SACP et la Cosatu aient une position plus
forte depuis Polokwane. En réalité, les dirigeants ou membres
de l’ANC qui pouvaient être identifiés comme représentant
sa droite ont décidé de partir. Reste ce qu' on appelle rapidement
la « gauche » de l’ANC, en réalité ceux qui,
au centre et à gauche, n’ont pas quitté l’organisation.
En termes de poids réel du centre et de la gauche, je dirai que la gauche
a plus de poids. Mais il ne s’agit pas d’un virage.
L’ANC est fortement discrédité par
les affaires de corruption. Comment expliquez- vous ce phénomène
et que peut-il faire pour le contrer ?
Avant la fin de l’apartheid, appartenir à l’ANC demandait
des qualités de courage, de loyauté. après 1994, l’ANC
est devenu une chance pour toutes sortes d’opportunistes étrangers
à ces valeurs. Ensuite, la fin de l’apartheid a signifié
pour un grand nombre de personnes l’accès à des possibilités
d’ascension sociale interdites jusquelà.
On trouve donc à tous les niveaux des gens qui ne sont en rien impliqués
dans la construction de notre pays mais qui défendent des intérêts
personnels. Voilà d’où vient la corruption ! L’ANC
est très conscient de ce problème et a mis en place des dispositifs,
comme des critères de sélection dans l’administration et
la Fonction publique. Mais, de toute évidence,cela n’est pas suffisant.
Sans nier l’étendue de la corruption aujourd’hui, ce n’est
rien comparé au régime d’apartheid. Dès notre arrivée
au pouvoir, par exemple, pour arrêter certaines pratiques, nous avons
voté une loi obligeant tous les responsables, à quelque niveau
que ce soit, à remettre à l’État chaque cadeau attribué
dans un cadre officiel dépassant une certaine valeur.
Mais, bien sûr, les mesures ne sont bonnes que si elles sont appliquées.
L’ANC, mouvement de libération, est aujourd’hui
un parti de gouvernement. Quelle différence ?
L’ANC est encore un mouvement de libération. Mais parce qu' il
est, aussi, un parti de gouvernement, beaucoup d’aspects du mouvement
sont, d’une certaine manière, laissés de côté.
Les structures de l’ANC avec les symboles, les actions, les valeurs du
mouvement de libération existent dans tout le pays et interviennent dans
tous les secteurs de la société. Je ne pense pas qu' il serait
bon que le mouvement de libération disparaisse.
L’ANC doit rester une combinaison des deux.
Quelle évaluation faites-vous du Black Economic
Empowerment (BEE), la politique de développement du « capitalisme
noir » ?
Le BEE comme l’Affirmative Action sont des tentatives de « déracialiser
» l’économie et son contrôle. Nous avons dû négocier
pour arriver aux élections de 1994 et mettre fin au régime d’apartheid.
Elles se sont restructurées de manière à répondre
aux obligations du BEE (prises de participation, formation de consortium mixte,
etc.) mais sans perdre
le contrôle de l’économie. Elles ont ouvert au BEE les entreprises
les moins rentables.
Beaucoup ont fait faillite deux ou trois ans plus tard alors que les emprunts
avaient été faits auprès des mêmes capitalistes blancs.
En réalité, le BEE n’a profité qu' à
une poignée. La question est : le BEE sera-t-il efficace un jour, et
quand ? Je pense qu' il faut prendre des mesures beaucoup plus radicales
et contraignantes. Il y a une énorme résistance de la classe capitaliste
blanche contre la « déracialisation » des richesses.
où en est la « construction de la nation
» ? Que signifie aujourd’hui la nation « arc-en-ciel »
prônée par Desmond Tutu, une image reprise dans le monde entier
?
C’est la question la plus difficile à résoudre. Il y a une
« refascisation» organisée de la part des Blancs sud-africains
depuis 1999.
Cela dit, au niveau symbolique, les drapeaux de l’apartheid ont complètement
disparu, ce qui n’était pas le cas pendant un certain temps après
1994. Et l’hymne « Nkosi Sikele i Afrika » est chanté
par la grande majorité de la jeune génération de Blancs.
En termes de nouvelle nation sud-africaine, nous avons encore un long chemin
à faire. Quant à la métaphore de la nation « arc-en-ciel
», je dirai d’abord que l’arc-en-ciel est une illusion d’optique
et, ensuite, que dans un arc-en-ciel chaque couleur reste à sa place.
C’est une terrible analogie. Desmond Tutu aurait dû réfléchir
avant de lancer cette idée.
Sommes-nous loin des attentes du mouvement de libération
d’avant 1994 ?
Nous avons aujourd’hui le pouvoir politique, les opportunités que
nous n’avions pas avant, l’électricité, l’eau,
les libertés, la citoyenneté…
Mais nous voulions plus. Nous voulions une société complètement
différente, une société complètement libérée.
Nous avons une égalité « légale », inscrite
dans la Constitution, mais pas «réelle». Nous avons une démocratie
formelle qui bien sûr est meilleure que le système d’apartheid
mais nous voulions plus que ça. Cela est très frustrant pour les
masses populaires pauvres qui ont beaucoup donné pour la lutte et vivent
toujours dans des conditions très difficiles, malgré les progrès
faits depuis 1994. Mais les Blancs n’étaient pas et ne sont toujours
pas prêts à reconnaître que leur richesse, leur très
haut niveau de vie, un des plus élevés au monde, étaient
dus à l’apartheid. Ils ont organisé la résistance
aux transformations, au BEE, à l’Affirmative Action. N’oublions
pas qu' ils contrôlent toujours l’économie.
Nous avons encore un long chemin à faire, pour reprendre les mots de
Nelson Mandela.
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